Carnet de route d’un interne en psychiatrie

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Pre­mière par­tie, 3ème semestre de psy­chia­trie :
C’est étrange comme le silence n’est jamais entier, per­siste tou­jours un bruit de fond – son bruit – : les bat­te­ments du cœur, l’air qui entre dans le nez, les pau­pières qui plissent.
Il faut bien ce silence expres­sif pour ten­ter d’écrire le monde de la psy­chia­trie, pour décou­vrir les mots justes, ceux qui touchent sans déran­ger, qui apaisent sans éteindre, ces mots dont le para­doxe est accep­table. Ces mêmes mots qu’il faut savoir trou­ver face au soi­gné.

Le choix de la psy­chia­trie, bien qu’étant une évi­dence, fut accom­pa­gné de nom­breuses aper­cep­tions. On me disait : « tu es sûr ? Quand même la psy­chia­trie… » J’étais presque sûr.

En novembre, j’entrai de plain-pied dans la psy­chia­trie dif­fi­cile, celle que j’appréhendais le plus, je fus orien­té vers un « Sec­teur fer­mé » telle une île, bout de terre habi­té par des êtres revê­tus de psy­choses chro­niques. Je dus être rapi­de­ment auto­nome et fus « lan­cé » dans ces entre­tiens ardus sans réelle pré­pa­ra­tion. Très peu de patients répon­daient au trai­te­ment, des vagues d’impuissance m’ont d’abord sub­mer­gé. J’ai appris à accep­ter ce sen­ti­ment : accep­ter que dans cer­tains cas on ne peut pas gué­rir, on sta­bi­lise, un peu, on soigne.
Autour de cet îlot, j’ai com­pris que le psy­chiatre pré­fère le verbe « soi­gner » au verbe « gué­rir ». Gué­rir ren­voie à une notion d’instantanéité guer­rière, d’immédiateté chi­rur­gi­cale. Soi­gner, c’est prendre le temps d’être, de par­ta­ger, d’accompagner. Soi­gner c’est don­ner et rece­voir des mots. Ces patients, contre toute attente, confir­mèrent ma voca­tion.

Cette même voca­tion, cer­tains conti­nen­taux ne la com­prennent guère, ils m’interpellent :
« Mais n’est-ce pas trop lourd ? N’as-tu pas peur de deve­nir fou ? » Beau­coup ima­ginent que la folie est une MST – Mala­die Spi­ri­tuel­le­ment Trans­mis­sible –, que l’esprit serait si poreux, si per­méable, que par un mimé­tisme incon­trô­lable le psy­chiatre devien­drait psy­cho­tique.
Oui, j’ai par­fois eu l’envie de me glis­ser dans la peau des soi­gnés qui me fai­saient face, de trans­po­ser les mots. De sen­tir avec leurs sens. De pen­ser par leurs esprits.
Et j’ai dû expli­quer qu’une dépres­sion peut arri­ver à n’importe qui, que dire « fous » en par­lant de patients schi­zo­phrènes n’est pas appro­prié.
On me dit « peu importe, tu com­prends ! Les fous : ceux qui parlent tout seuls, ceux qui voient des choses qui n’existent pas, ceux qui ont plu­sieurs per­son­na­li­tés ».
La psy­chia­trie fait peur à la socié­té, elle est mécon­nue, elle danse encore avec trop de tabous.

En mai, je mis cap au sud, vers la presqu’île d’un ser­vice aigu, où les rési­dents ne fai­saient que pas­ser. Grâce à l’encadrement médi­cal, j’ai pu être lar­ge­ment super­vi­sé et épau­lé tout en gar­dant une cer­taine auto­no­mie. J’ai obser­vé le sui­vi des patients au CMP, décou­vert la psy­chia­trie de liai­son, appris l’instauration et les pro­to­coles de trai­te­ments. J’ai eu la chance d’avoir de bons maîtres ;
Cer­tains m’ont ensei­gné la thé­ra­peu­tique : comme une béquille néces­saire, sou­vent indis­pen­sable, pour que la parole puisse com­men­cer à se poser, pour évi­ter les angoisses liées à un délire néga­tif, pour apai­ser les symp­tômes oppres­sants, pour que les patients puissent vivre dans une réa­li­té com­mune, com­mu­ni­quer, être abor­dables.
D’autres m’ont trans­mis la volon­té de don­ner du sens aux maux du soi­gné, allant par­fois jusqu’à ten­ter de trou­ver le sens du non-sens.

Au terme de ce com­men­ce­ment, j’ai pris conscience de l’apport des patients : leurs réac­tions, leurs silences, leurs requêtes, leurs vio­lences, leurs recon­nais­sances. Et en écho, les réac­tions que je peux avoir.

La psy­chia­trie enseigne l’humilité, savoir qu’on ne peut pré­dire, se rap­pe­ler que ceux face à nous sont les seuls déten­teurs de leur être. Il n’y a pas de prise de sang qui per­met­trait de décou­vrir les causes d’une dépres­sion, pas de scan­ner retra­çant les bio­gra­phies, pas de scin­ti­gra­phie qui son­de­rait les âmes.
Il y a la confiance, l’alliance thé­ra­peu­tique, le sté­tho­scope est de parole, le ten­sio­mètre est fait d’écoute.

Là, debout sur l’un des pôles, je me courbe à terre pour amas­ser une poi­gnée de ciel.
Je ne fais qu’entrevoir l’étendue des champs que touche la psy­chia­trie : scien­ti­fiques, bio­lo­giques, géné­tiques, socio­lo­giques, psy­cho­lo­giques, éthiques, lit­té­raires, artis­tiques.
La psy­ché est le ciel de la terre, elle ne peut être cloi­son­née.
La psy­chia­trie, méde­cine de l’âme, contient ce para­doxe néces­saire où s’entremêlent science et lit­té­ra­ture, art et molé­cules, rai­son et sen­si­bi­li­té.
Elle fait éclore la parole des silences, elle enfante le dire, elle lit et délie les sens et les lan­gages.

Deuxième par­tie, 5ème semestre de psy­chia­trie :
J’ai conti­nué à mar­cher, j’ai conti­nué à écrire. Clo­pin-clo­pant, afin de tâton­ner la juste place entre la gra­vi­té du quo­ti­dien et l’apesanteur des mots. J’ai ten­té d’écrire leurs voix : les puis­santes et les douces, les tim­brées un peu vibrantes, les enrouées. J’ai vou­lu esquis­ser des échos et quelques rumeurs. Après tout, la psy­chia­trie n’est-elle pas la voie des voix ?

Anna n’a plus d’encre, elle est mutique depuis main­te­nant près de deux mois. Elle est atteinte d’une forme rare de mélan­co­lie, résis­tante aux mots et à toutes sortes de trai­te­ments. Les lignes d’antidépresseurs se suc­cèdent et ne lui sou­tirent aucune syl­labe. Elle a mai­gri, elle semble si légère : une plume aux pieds de pierre. Anna a le regard dans le vague, et le vague, c’est moi. Je me perds dans des entre­tiens uni­la­té­raux que je per­dure à endu­rer. Par­fois, lorsque je baisse la tête, je l’imagine sou­rire. Son bon­heur s’est jeté du haut d’une fenêtre il y a quelques années, c’est ain­si. Anna est comme un galet dans un désert, bien entou­ré mais empli de soli­tude. Ses amis lui disent de se « res­sai­sir ». Que savent-ils des déserts, que savent-ils des galets ?

Au cours de l’année, j’ai déci­dé de remettre un pied dans les cou­loirs de l’hô­pi­tal géné­ral, j’ai ain­si fran­chi le pas de la psy­chia­trie de liai­son.
La liai­son construit des ponts afin de pou­voir par­ler de psy­chia­trie à des spé­cia­listes la caté­go­ri­sant encore trop sou­vent au rang des « sciences occultes ».

Mathias est là pour une pan­créa­tite. Il a sui­vi son héroïne, mais c’est plu­tôt avec l’alcool en tête qu’il affirme être en l’an 2076. Sa voix rauque sup­plie du LSD, crack, spliff. Il me nomme Dea­ler, on l’a mal aiguillé. Je le regarde et je pense ; lui, dépense autant qu’il dépend, il veut me grais­ser la patte. J’additionne ses addic­tions et tente de me sous­traire à ses pupilles inqui­si­trices. Mathias à des tatouages à la peau et la peau sur les os, le Bou­le­dogue noir impri­mé il y a 30 ans sur son biceps s’est désor­mais trans­for­mé en sou­ris. Au bout de deux jours, il sort contre avis, il va recon­qué­rir son héroïne.

La psy­chia­trie de liai­son tisse en ten­tant de prou­ver ce qui rap­proche : que l’on soit chi­rur­gien, onco­logue, inter­niste, neu­ro­logue, radio­logue ou psy­chiatre, il nous faut tra­vailler avec « l’en dedans ».  Elle rap­pelle que corps et esprit ne forment qu’une seule et même enti­té.

Il y a aus­si Quen­tin, ses timbres sont nom­breux. Il parle homme, il parle femme, il parle ota­rie et élé­phant. Quen­tin ne dis­si­mule jamais ce qu’il entend, quand il se tait, c’est que Dieu parle. Par­fois il imite un oiseau, il s’im­pro­vise per­ro­quet puis fla­mand rose. Il dit « je me dope à mine ». Son œil est pro­fond. Calme et pro­fond.  Il y a des jours où il se laisse gui­der d’un auto­ma­tisme – presque men­tale –, et d’autres ou il veut extraire ses voix coute que coute jusqu’à se taper la tête contre le blanc des murs. Ces jours-là l’éclat guer­rier sup­plante la lumière calme, sa voix se ferme. On ferme sa porte, à tort ou à rai­son. L’aube revient tou­jours, il s’assoit contre un radia­teur et me dit : « je vois la voix, vous me croyez Doc­teur ? ». Son réel se heurte au mien, je ne vois rien.

La psy­chia­trie de liai­son coor­donne les échos, elle tra­duit les dia­lectes hos­pi­ta­liers et fait admettre que la langue importe peu. Que la dic­tion, le débit, l’élocution ne sont rien sans une oreille atten­tive. La liai­son – un pied ici, un pied là-bas – s’adapte, sait ensei­gner et sait apprendre.

Et puis il y a Élise, avec ses airs de vieille folle lucide et son can­cer du sein. Quand elle parle, elle sait de quoi. Il n’y a pas de pirouette avec elle, c’est les mots, les vrais. Rien ne l’empêche de rire : « J’accueille un ours bipo­laire depuis 53 ans et main­te­nant j’abrite un crabe ». J’ajuste son som­meil avec un peu de « Thé saveur Thé­ra­lène » comme elle aime à dire. Elle connaît les psy­cho­tropes comme sa poche. Élise parle de la vie, elle en a marre des voix muettes et des sen­ti­ments lyo­phi­li­sés. Je tente de sou­te­nir ce monu­ment avec ma paume, elle me déride. Et alors que l’on s’apprivoise à peine, elle meurt, seule. Car les patients psys sont sou­vent seuls d’entre les seuls.

Et puis Léo et San­drine, et Patrick et Bas­tien. Autant de voix qu’il faut per­ce­voir, rece­voir et que j’aimerais trans­mettre. Autant d’empreintes à emplir d’autant de mots.

Samuel Zit­toun

Car­net de route d’un interne en psy­chia­trie a été publié dans la revue « La lettre de psy­chia­trie fran­çaise », N°227 et N°238