Delphine de Vigan,
démiurge d’elle-même

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L. c’est elle. La part exi­geante de Del­phine de Vigan qui creuse la véri­té de l’écriture, qui lutte contre Del­phine, la facette sociale, sen­sible, fra­gile, tou­chante, presque com­mune. Del­phine de Vigan, l’auteur qui signe D’après une his­toire vraie nous fait entrer dans sa cui­sine d’auteur, son inté­rieur, dans lequel coha­bitent Del­phine et  L.

Ces deux moi sont mis en scène dans une fic­tion. Il s’agit de deux per­son­nages, deux femmes qui se ren­contrent, s’aiment, se détestent, se cherchent, se fuient, s’engueulent, s’intéressent pro­fon­dé­ment l’une à l’autre. For­cé­ment, puisqu’elles sont dans le même bateau, celui de l’être, du désir. Un être par­ti­cu­lier, celui d’un écri­vain qui peine à écrire.

L’écriture du roman est simple, banale. Sous pré­texte de recons­ti­tuer une his­toire annon­cée comme « vraie », la nar­ra­tion est pré­cise, méti­cu­leuse. Pas d’envolée lyrique, pas d’exaltation. Tout reste au plus près du quo­ti­dien, englué. Pour­tant, et c’est le para­doxe de ce roman, cette écri­ture for­melle presque terne, coexiste avec un pro­ces­sus de démul­ti­pli­ca­tion des lec­tures, comme si Del­phine de Vigan contrai­gnant d’un côté sa plume pour que rien ne dépasse, s’employait d’un autre, de façon sourde et réso­lue, à don­ner à son texte une éton­nante ampli­tude, une sin­gu­lière épais­seur.

Plu­sieurs couches se super­posent. La pre­mière – évi­dente celle que l’on voit tout de suite, celle que cherche à nous impo­ser Del­phine de Vigan, celle qui recouvre les autres pour ten­ter de les mas­quer – est celle du thril­ler. C’est l’histoire d’une mani­pu­la­tion. L. ren­con­trée dans une soi­rée, prend peu à peu pos­ses­sion de Del­phine, s’installe dans sa vie, veut la for­cer à écrire le vrai (qui seul, selon L., inté­resse les lec­teurs), se fait héber­ger par elle, la coupe de ses amis. Del­phine est fas­ci­née par L., par­faite, intui­tive, intense, cou­ra­geuse. Elles ont le même âge, la qua­ran­taine. L. se dit prête à aider Del­phine à retrou­ver le che­min de l’écriture, la vraie, l’unique, celle qui la relie à elle-même.

Cette pre­mière lec­ture ne tient pas très long­temps. Trop de bizar­re­ries inter­rogent le lec­teur sur l’identité de cette femme nom­mée L. Pour­quoi est-elle la seule à ne pas avoir un vrai pré­nom alors qu’en second plan, évo­luent Fran­çois, Paul et Louise ? Com­ment se fait-il que l’amitié pro­fonde entre Del­phine et L, n’ait jamais aucun témoin, L. s’éclipsant sys­té­ma­ti­que­ment quand une ren­contre avec un tiers se pro­file ? Com­ment croire que L. et Del­phine aient pu être dans la même classe de khâgne sans que Del­phine ne s’en sou­vienne, même après de longues conver­sa­tions avec L., et sans que la pho­to de classe, pré­cieu­se­ment gar­dée par Del­phine, n’en porte la trace ? Toutes ces ques­tions trouvent la même réponse : L. n’existe pas en tant que per­son­nage réel. Elle est une construc­tion roma­nesque, repré­sen­tant une sorte de sur­moi de Del­phine de Vigan. Et le brave Fran­çois, amant qui passe son temps à lire les autres et à prendre le large, ne s’y trompe pas lorsqu’il sug­gère à la fin du roman, que peut-être Del­phine a eu besoin d’inventer L. pour écrire.

C’est la deuxième couche du roman, deuxième lec­ture, celle de la lutte au sein de l’écrivain, tiraillé entre l’envie d’écrire (qui puise dans les maté­riaux de la vie sociale, par exemple, la télé­réa­li­té, pro­jet sur lequel sou­haite un moment tra­vailler Del­phine) et la néces­si­té d’écrire, pro­fonde, tyran­nique, sans com­pro­mis pos­sible. Dans le roman, Del­phine incarne la pre­mière et L. la seconde. Idée, habile et trou­blante, d’utiliser le pro­cé­dé de la fic­tion (une ren­contre, des per­son­nages, la vie entre eux, leur rela­tion) pour mettre en scène l’intérieur, impos­sible à son­der, inac­ces­sible. C’est cette lutte per­ma­nente que montre Del­phine de Vigan. Elle expose le duel intime, épui­sant mais fer­tile, de l’écriture. Ce tiraille­ment constant entre le visible, l’audible et l’insondable, l’intérieur, qu’inlassablement l’écrivain, cherche à mettre en mots. La fin du roman est à ce sujet par­ti­cu­liè­re­ment trou­blante car les deux per­son­nages écrivent ensemble dans une même mai­son, cha­cune un texte. L. est nègre d’on ne sait qui et Del­phine a déci­dé d’écrire sur L., son vrai sujet désor­mais, répon­dant à l’envie d’écrire dans le dos d’L. On peut voir ces pro­jets d’écriture comme consti­tu­tifs du pro­ces­sus d’écriture du roman D’après une his­toire vraie, qui s’écrit ain­si à quatre mains sous nos yeux… Del­phine de Vigan démul­ti­plie ain­si les ques­tions sur l’écriture : Contre quoi écrit-on ? Qui, en nous, est à l’œuvre dans ce que l’entreprise d’écriture exige lorsqu’elle s’engage au plus pro­fond ? De quoi l’écriture nait-elle ?

Une troi­sième couche s’esquisse alors, liée au choix de cette lettre : L. comme Lucile, la mère de Del­phine de Vigan, qui a fait l’objet de son pré­cé­dent roman, Rien ne s’oppose à la nuit. Ce roman lui a très lar­ge­ment ouvert les portes de la recon­nais­sance et du suc­cès. Il est aus­si une entrave, un frein. Qu’écrire après ça ? répète-t-on inlas­sa­ble­ment à Del­phine dans D’après une his­toire vraie. Ce L. de Lucile peut être lu comme une rémi­nis­cence de sa mère, bipo­laire. L. a une per­son­na­li­té trou­blée mais intui­tive, fra­gile mais exi­geante, crain­tive mais auda­cieuse. Del­phine de Vigan prend en charge cette par­tie L., cette par­tie d’elle, qu’elle relie par le choix de cette ini­tiale, à sa mère, ses anté­cé­dents, sa propre fra­gi­li­té psy­cho­lo­gique, à l’endroit d’où elle vient. Elle la prend en charge en tant qu’écrivain, lui donne une place, l’érige en per­son­nage pour en des­si­ner toutes les finesses. Cette troi­sième lec­ture dit aus­si la conti­nui­té (de son œuvre, de son par­cours d’être) qu’elle assume. Une conti­nui­té heur­tée puisque les quelques lettres ano­nymes reçues par Del­phine dans le roman viennent régu­liè­re­ment cri­ti­quer, outra­ger l’œuvre et la per­sonne. Del­phine de Vigan met elle-même en scène l’hostilité qu’elle per­çoit, les forces contraires qui grondent contre ce qu’elle est et ce qu’elle écrit.

Del­phine de Vigan ques­tionne l’acte d’écrire en tant que tel et dans son rap­port à la lec­ture (le lien que Del­phine met en lumière à la fin du roman entre L. et les livres de sa biblio­thèque, est une belle idée), son rap­port au vrai, au réel. Lec­teurs, nous sommes en per­ma­nence pris par ces ques­tions du lien avec notre vécu, auquel l’auteur ne connait rien, mais qui nous parle tant puisque nous relions ce que nous lisons à ce que nous vivons. D’après une his­toire vraie des­sine un monde dans lequel s’entrechoquent régu­liè­re­ment vie et écri­ture, des maté­riaux qui ont en com­mun d’être impré­vi­sibles. C’est le très beau défi rele­vé par Del­phine de Vigan, alias L. + Del­phine, celui d’exposer l’insaisissable de l’écriture.

Isa­belle Lou­viot

D’a­près une his­toire vraie de Del­phine de Vigan, Edi­tions Jean-Claude Lat­tès, Paris, 2015.