Editorial Présent de la psychanalyse n°7

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« L’époque est sombre. Ce n’est heu­reu­se­ment pas mon devoir de l’éclairer. » Ces mots adres­sés par Freud à Arnold Zweig datent de mai 1935, quelques années, donc, après avoir écrit « Psy­cho­lo­gie des masses et ana­lyse du moi », « L’avenir d’une illu­sion », « Malaise dans la culture et Pour­quoi la guerre ? ». Autant dire qu’il convient de ne pas confondre l’analyse des faits de la psy­cho­lo­gie col­lec­tive et l’espoir d’être enten­du. Éclai­rer, ne rêvons pas ! Ana­ly­ser, c’est le seul acte que puisse com­mettre le psy­cha­na­lyste.

Détresse dans la civi­li­sa­tion… Serait-il de nou­veau pos­sible de mettre « civi­li­sa­tion » au sin­gu­lier ? Pas celui d’une même Cité, mais celui d’une même pla­nète. La menace du désastre éco­lo­gique est à la source d’un nou­vel uni­ver­sa­lisme… dont on se serait bien pas­sé. Le confi­ne­ment de la vie auquel contraint l’actuelle pan­dé­mie est à la fois une réa­li­té mon­dia­li­sée et comme l’augure d’une vie future res­treinte.

Le mot « civi­li­sa­tion » a l’âge des Lumières, son anto­nyme est la « bar­ba­rie ». Le para­doxe de notre « civi­li­sa­tion », héri­tée des Lumières, est de devoir son exis­tence à la des­truc­tion. Deux illus­tra­tions bio­sphé­riques de « l’inconscient » pla­né­taire… La dimi­nu­tion dras­tique de la masse halieu­tique, de mer en mer, fait le tour de la terre, sans que la mer ni le pois­son y soient pour quelque chose ; seul l’homme, entre sur­pêche et rejets toxiques. L’autre image est plus maligne : les micro-par­ti­cules de plas­tique ont aujourd’hui inté­gré le cycle de l’eau, elles s’évaporent de la sur­face des océans avec la vapeur d’eau et retombent avec la neige. La des­truc­tion n’est pas seule­ment affaire de dis­pa­ri­tion des espèces végé­tales et ani­males, elle pénètre insi­dieu­se­ment le cycle de la vie.

La révo­lu­tion indus­trielle et son impé­ra­tif pro­duc­ti­viste ont démul­ti­plié le régime de la satis­fac­tion, voire de la décharge. Ça consomme. Par prin­cipe, le prin­cipe de plai­sir ne renonce à rien, alors que le futur pla­né­taire, plus que jamais, appelle aux renon­ce­ments pul­sion­nels. Quelle dic­ta- ture aura le pou­voir d’y contraindre ? Celle de la rai­son, du logos scien­ti­fique ? Cet espoir freu­dien s’éloigne, d’autant que la rai­son et les pré­ro­ga­tives qu’elle confère à l’homme ont contri­bué à l’exploitation sans limites des res­sources limi­tées de la terre… Le prin­cipe de réa­li­té lui-même, à l’heure du fake et du vir­tuel, a du plomb dans l’aile. La véri­té n’est plus ce qu’elle était.

Malaise dans la culture (ou la civi­li­sa­tion), publié fin 1929, se conclut par cette inter­ro­ga­tion : « La ques­tion déci­sive pour le des­tin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son déve­lop­pe­ment cultu­rel réus­si­ra à se rendre maître de la per­tur­ba­tion appor­tée à la vie en com­mun par l’humaine pul­sion d’agression et d’auto- anéan­tis­se­ment. » Les motifs his­to­riques ont chan­gé, il est d’autant plus remar­quable que notre ques­tion soit res­tée la même. La com­pul­sion de répé­ti­tion n’épargne pas l’être psy­chique col­lec­tif.

Com­ment com­prendre une telle inap­ti­tude à l’autoconservation, voire une mise en doute de la per­ti­nence d’une telle notion quand il s’agit d’huma­ni­té ? La pul­sion d’auto- anéan­tis­se­ment n’est-elle que la face néga­tive d’une auto- conser­va­tion per­due ? Ou relève-t-elle d’une vio­lence posi­tive et auto­nome, un au-delà du mal où le sadisme pro­fi­te­rait des cir­cons­tances ?

Détresse, le mot s’impose tant « malaise » paraît aujourd’hui bien faible. Une détresse par­fois immé­diate- ment obser­vable, celle de la mul­ti­pli­ca­tion des exodes, mus plus encore par la faim que par la guerre. Lorsque Freud s’interroge, dans L’avenir d’une illu­sion, sur les sources psy- chiques de la reli­gio­si­té la plus déli­rante, c’est l’enfant en « état de détresse » qu’il convoque, celui qui se livre pieds et poings liés aux toutes-puis­sances. À l’heure de la rare­té éco­no­mique, les délires de masse et leurs funestes consé­quences ont devant eux un bel ave­nir. Mais la ques­tion est aus­si poli- tique, celle évi­dente des mul­tiples foyers de bar­ba­rie, et plus près de nous à tra­vers l’inquiétude démo­cra­tique. Le duo des insé­pa­rables : com­plo­tisme-popu­lisme, ne s’est jamais aus­si bien por­té. On sait com­ment ça se ter­mine quand fai­blit la vita­li­té démo­cra­tique.

« L’époque pré­sente mérite peut-être un inté­rêt par­ti­cu­lier, écrit Freud dans Malaise. Les hommes sont main­te­nant par­ve­nus si loin dans la domi­na­tion des forces de la nature qu’avec l’aide de ces der­nières il leur est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au der­nier. Ils le savent, de là une bonne part de leur inquié­tude pré­sente, de leur mal­heur, de leur fonds d’angoisse. » Ce qu’il ne pou­vait pré­voir, c’est que cette nature « for­cée », deve­nue trop humaine, allait se retour­ner contre son démiurge.

Comme il était sans doute dif­fi­cile à Freud de conclure sur un mot aus­si pes­si­miste, mais dont il ne mesu­rait pas à quel point il était pro­phé­tique des quelques années à venir, il ajou­ta une phrase d’espoir : « Et main­te­nant il faut s’attendre à ce que l’autre des deux “puis­sances célestes”, l’Éros éter­nel, fasse un effort pour s’affirmer dans le com­bat contre son adver­saire tout aus­si immor­tel. » Éros le ras­sem­bleur (sinon le démo­crate !) contre la pul­sion d’auto-anéantissement, l’amour contre la dis­corde, cette idée d’un anta­go­nisme au prin­cipe de l’humanité est aus­si vieille qu’Empédocle. Nous y sommes.

>Jacques André.