Mathilde Saïet est maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie à l’Université Catholique de l’Ouest.
« Laplanche croit (se) débattre avec Freud, alors qu’au fond, il ne fait que s’adresser à Lacan. Le pire est que c’est André Green qui lui répond ! ». Ce trait d’esprit de Pontalis, rapporté ici par Mi-Kyung Yi, pourrait, en partie, servir d’illustration à cet ouvrage collectif consacré à l’œuvre de Jean Laplanche à l’occasion du centenaire de sa naissance : retracer et, peut-être, tenter de restaurer ce dialogue manqué avec Lacan, comme si le travail imposé à l’œuvre freudienne, « parfois jusqu’à la torture » (J. André) avait été, en fin de compte, infiltré, compromis par des messages adressés à Lacan…
Les premiers textes qui composent l’ouvrage s’attachent ainsi à montrer qu’il existe un « Laplanche, avec et contre Lacan », que cohabitent des moments de rapprochements et de confrontations. Ou plutôt : des moments de rapprochements aussitôt tempérés par des nuances révélant des points de désaccord majeurs, comme s’il fallait aussitôt limiter la portée de l’héritage. Ainsi, en premier lieu, quand Laplanche veut restaurer le « primat de l’autre », pour achever la révolution copernicienne de Freud. On croit pouvoir ici facilement identifier l’empreinte, voire la dette lacanienne ; pourtant, simple détail qui a son importance : l’autre, chez Laplanche, n’a pas de majuscule. L’autre reste « un autre », sans doute pour contrer l’inflation conceptuelle, « la pente idéologique » : un adulte, père ou mère, un humain singulier, incarné, porteur d’un inconscient individuel, bref, un individu en chair et en os, radicalement différent de l’Autre pensé comme instance, fondé sur l’altérité du langage (P. Guyomard, J. André). Cet autre « rebelle à la majuscule », c’est l’autre de l’hystérique, l’autre séducteur dont Lacan, lui, ne voulait, visiblement, rien savoir. Altérité de la séduction chez Laplanche versus altérité du désir chez Lacan : désir et séduction engagent de fait des champs de pensée qui divergent fondamentalement (P. Guyomard). D’ailleurs, la séduction est-elle réellement généralisable ? Le mot séduction a en effet le désavantage « d’hystériser la scène » et, comme tel, supporte difficilement un élargissement à l’ensemble de la vie psychique (J. André, V. Marinov). Le terme séduction disparaitra d’ailleurs progressivement au profit de la « situation anthropologique fondamentale », relevant davantage d’une abstraction — un peu comme une façon détournée d’effectuer un retour à Lacan (I. Bernateau). Autre point de pseudo-rapprochement : le complexe d’Œdipe forme une structure anthropologique fondamentale, organisatrice et normative. Pourtant, à ce titre, il représente pour Laplanche un « liant » qui ne peut se situer dans « l’empire du délié » que constitue l’inconscient. Ici, la rupture semble définitive : d’un côté, l’inconscient est structuré (comme un langage), de l’autre, il apparaît déstructuré, composé de signifiants désignifiées. Autre point de désaccord, adressé autant à Lacan qu’au Freud de Totem et tabou : le refus du primat du père, « de son privilège dans l’édifice théorique » — le rejet d’un Père qui, là encore, se doterait d’une majuscule.
« Qu’est-ce qui fait le propre de l’homme » pour le psychanalyste ? s’interroge Laplanche qui tente, selon son expression, de « décaper le fondamental ». La rencontre entre l’adulte et le tout petit enfant, sa dissymétrie — reproduite dans le transfert, décalque de cette situation originaire — formerait selon lui un constituant plus élémentaire que la triangulation œdipienne. Il se produirait ainsi un « malentendu originaire » (J. André) : l’inconscient d’un adulte s’immisce et compromet l’ensemble des messages adressés à l’enfant, implantantd’emblée dans le psychisme une énigme à traduire, des restes « rebelles à l’histoire » (J. Laplanche). Il subsisterait ainsi dans la vie psychique des objets anachroniques, énigmatiques, résistant à une hystérisation complète, comme si quelque chose chez le sujet tentait, à travers l’investissement de la trace, de résister à son exil (M. Balsamo). L’analyse ne peut donc être conçue simplement comme le discours de deux personnes qui parlent dans une pièce mais comme « la reconnaissance de l’existence d’un discours antérieur qu’il faut déchiffrer, décomposer, rembobiner, et dont il faut saisir la valeur prophétique, comme un héritage pour un temps à venir » (M. Balsamo). S’opposant ainsi à une vision narrative de la psychanalyse qui impose le présent de la relation analytique comme seul temps existant, Laplanche soutient au contraire le croisement des temporalités, la coexistence de « plusieurs versions du sujet ». Pour autant, s’il existe une dimension historisante de l’expérience analytique, cette histoire n’est pas simple reprise mais plutôt réapparition déformée de ce qui est resté enfoui, du fait des processus d’après-coup et de déformation-transcription. Face à cette impossible ambition de reconstituer le passé, la tentation herméneutique de la psychanalyse et la solution narrative consisteraient à construire un récit de vie cohérent et significatif, au service de l’auto-théorisation du sujet. Vision qui s’appuie selon Laplanche sur une profonde méconnaissance de la psychanalyse, avant tout méthode de déliaison ignorant tout système, dont le but n’est pas d’expliquer mais de décomposer et d’analyser — en détail et non en masse, afin d’échapper au « leurre de la compréhension signifiante ». Ainsi, l’analyse ne vise pas le partage de sens : l’analyste est un « étranger qui inquiète et déconstruit » plus « qu’un autre soi-même qui éclaire et comprend » (M‑K. Yi). À l’opposé d’une conception de la théorie comme faisant fonction de « mythe structurant » ou de code interprétatif — quand la théorie, par exemple, s’empare d’une théorie sexuelle infantile (ex. la Castration), Laplanche soutient que l’inconscient est autant l’objet de la théorisation que le moteur de son activité, ce qui « rend l’activité théorique inquiète et mouvementée » (M‑K. Yi). Ainsi, l’objet de la théorie est aussi sa source : le sexuel, à la fois mise en forme conceptuelle et satisfaction pulsionnelle, « est ce sur quoi les théories portent, mais aussi ce qui les porte ».
Composé de sept textes, parfois sous la forme d’entretien, cet ouvrage, au moins aussi exigeant que son sujet, rend hommage à celui qui voulait « interpréter Freud » dans le souci d’une « infidèle fidélité », qui l’accompagnait dans ses « bifurcations difficiles », autant dans les remaniements que dans les contradictions, et qui, comme l’on peut « faire grincer certaines charnières » (J. Laplanche), faisait travailler son œuvre comme on travaille le bois (J. André).
Jean Laplanche, de Freud à Lacan. Sous la direction de Jacques André et Patrick Guyomard, avec Maurizio Balsamo, Isée Bernateau, Alain Braconnier, Vladimir Marinov, Mi-Kyung Yi. PUF, Petite bibliothèque de psychanalyse, septembre 2024