Deux américaines. Deux puissances littéraires aux voix très singulières qui parviennent à faire jaillir à la surface des pages, les méandres mystérieux de la psyché. Deux magiciennes des mots, de la langue, des silences qui donnent à entendre, voire même à ressentir viscéralement les névroses de leurs héroïnes jusqu’au point de bascule qui plonge le lecteur au cœur de leurs fractures. Dans leurs derniers romans qui sont parus cet automne, Joyce Carol Oates, 75 ans et Laura Kasischke, 52 ans nous offrent deux magnifiques portraits de femmes aux prises avec leurs démons, leurs rêves accomplis mais aussi déçus, leurs peurs, leurs désirs et leurs folies. Si le lecteur en sort sonné, bouleversé, il a aussi le sentiment d’avoir vécu une expérience psychosensorielle et littéraire qui le porte au plus près de l’âme humaine, de la chair du réel et de l’irréel.
Joyce Carol Oates, la « Nobel de littérature putative » (chaque année elle est dans les finalistes) nous entraine dans l’histoire tragique mais aussi magnifique d’une héroïne des temps modernes, toute en force et en fragilité. Une superwoman nommée « Mudwoman », Femme de la boue en anglais, qui donne son titre au roman. Bel exemple d’une certaine forme de « résilience », que l’histoire de Meredith Ruth, à qui ses parents ont donné le diminutif de Merry « car nous voulons que tu sois merry -gaie ». Comme une volonté de conjurer le mauvais sort jeté sur cet enfant. Merry, elle, préfère qu’on l’appelle de ses initiales M.R. Sans doute pour se donner la force et la résistance d’un homme (Mr étant le diminutif de Mister). Ce choix est comme une forme de carapace d’autorité pour se protéger de son passé et d’elle-même. Son histoire est dense. Avant de devenir une femme puissante, brillante présidente d’université, M.R a été Jewell, petite fille en quête d’identité, placée en famille d’accueil puis adoptée par un couple de Quakers qui va découvrir qu’elle n’est pas la fille qu’ils imaginaient ou celle qu’elle pouvait devenir selon leurs projections. Mais avant tout, elle est Jénida surnommée Mudgirl, l’enfant de la boue. Sa mère biologique, déséquilibrée mentale ayant tenté de la noyer quand elle avait 4 ans dans les marais boueux d’une rivière charriant des immondices, la « Black Snake rivière », sorte de décharge à ciel ouvert. Sauvée par un braconnier, simple d’esprit, venu relever ses pièges, elle va survivre. SUR-VIVRE, vivre en haut, aussi haut qu’elle puisse en termes d’exigences personnelles et sociales. Avec une force de travail hors du commun, elle devient une superwoman, reine du surmoi. Mais en se hissant au-dessus des autres, bien souvent M.R reste en dehors d’elle même. A force de ne rien laisser percevoir de son passé boueux, c’est son moi profond qui va s’enliser dans la boue. Un jour, à la faveur d’un retour dans la région de son enfance, les Adirondacks, toutes les digues vont se fissurer, provoquant un violent retour du refoulé.
« Jamais Mudgirl n’aurait espéré refaire tous ces kilomètres dans ses souvenirs ». Et ce sont ces kilomètres de la mémoire que le lecteur va parcourir à ses côtés « comme entrainé au fil de l’eau par un courant léger dans une barque sans rames ni gouvernail ». Alors que M.R est toujours dans le contrôle d’elle-même, les rémanences intempestives du passé vont ébranler la femme de fer aux pieds de boue pour la mener sur un chemin de vérité, oscillant entre stupeur et espoir. « Le monde survit, disait Konrad parce qu’il y a des sauveurs. Nous ne pouvons nous sauver nous-mêmes, mais parfois…nous pouvons sauver les autres ».
Le titre du dernier roman de Laura Kasischke, Esprit d’hiver peut s’entendre à deux niveaux, Esprit comme partie spirituelle d’une personne – Mind – mais aussi, être immatériel, fantôme –Ghost- thème cher à cet auteur chez qui, la réalité n’est jamais celle des apparences car les voix qu’elle fait entendre sont le plus souvent celles de l’inconscient. Les scènes relèvent-elles du réel ou du fantasmé ? Les phénomènes sont-ils d’ordre psychique ou surnaturel ?
« Holly repensa à son rêve, et au moment où elle s’en était réveillée, et au besoin d’écrire, pour fabriquer ou créer ou tisser quelque chose à partir du matériau de son âme ».
On n’écrit pas seulement pour exprimer et comprendre mais pour déterrer, affronter. Et ce livre raconte une confrontation, un séisme familial entre une mère et sa fille adoptive.
« Ce matin là, elle se réveilla tard et aussitôt elle sut : Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux ». C’est ainsi que l’incipit du roman nous harponne pour nous plonger dans une lecture comme en apnée à travers le flot continu de mots qui expriment les silences et les non dits de Holly, personnage principal de ce roman. En cette matinée de Noël, supposée augurer d’un jour heureux et festif, Holly est seule avec sa fille de 15 ans Tatiana. Eric son mari est parti chercher de la famille à l’aéroport, mais bloqué par une tempête de neige ils ne pourront rentrer. Les autres invités, pour les mêmes raisons, annulent leur venue. C’est ainsi que va se jouer sous haute tension psychologique un huis clos entre la mère et la fille livrées à elles-mêmes et à leurs incompréhensions mutuelles. Dans ce roman là aussi, c’est une forme de boue qui remonte à la surface, celle charriée par l’inconscient : ce qui a été oublié ou refoulé. Holly porteuse d’une maladie génétique héréditaire a dû subir à titre prophylactique, l’ablation de ses seins et de ses ovaires. Et aussi l’ablation d’un rêve, celui de porter et mettre au monde un enfant. C’est ainsi qu’avec son mari, ils sont allés jusqu’en Sibérie pour adopter Sally qu’ils vont rebaptiser Tatiana (reine des fées en russe) contre l’avis du personnel de l’orphelinat Propovka N°2 « Non ne lui donnez pas un prénom russe. Donnez-lui un prénom américain. Ou bien elle reviendra… ». Comme avec Oates, là aussi l’importance du nom qui vous inscrit. La prédestination d’une histoire passée, enfouie, n’a‑t-elle pas autant de puissance et de force que la prédestination génétique dont souffre Holly ? « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux ». Cette première phrase va revenir tout au long du roman tel un mantra, une incantation qui laisse flotter comme une menace, un suspens qui relève de l’étrange. C’est à la recherche « d’une vérité insistant pour être reconnue » que Holly nous entraine. Sur cet éprouvant chemin pavé de superstitions, de malédictions, d’angoisses qui planent tels des revenants maudits, l’issue fatale est annoncée d’avance sans que l’on sache jusqu’à la dernière page ce qui va advenir. Laura Kasischke comme personne, sait capter les atmosphères, on pressent le danger qui peut éclater à tout moment, et on est captivé comme envouté par l’éblouissante noirceur de sa prose qui se permet toutes les audaces.
Deux romans, deux trajectoires atypiques de l’adoption rappelant qu’on ne peut enfouir ses origines sans craindre un massif retour du refoulé. Une réflexion sur l’oubli, la mémoire, l’enfance et le destin. En tous cas, deux incontournables lectures qui parviennent autant à nous horrifier qu’à nous séduire. Mais comme le disait Franz Kafka à son ami Oskar Pollak « Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon lire ? »
Brigitte Lannaud Levy, Editrice
Compte Twitter @lannaudlevy
NOTES :
- Mudwoman
de Joyce Carol OatesEd. Philippe Rey, 566p. - Esprit d’hiver
de Laura KasischkeEd.Christian Bourgois, 276p.