L’innocence barbare

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« Une si jolie petite fille », de Git­ta Sere­ny.

Voi­ci les faits. Réels, car il s’agit là d’une his­toire vraie. Nous sommes en 1968, à New­castle-sur-Tyne dans une ville minière du nord de l’Angleterre qui détient les bien tristes records natio­naux des taux les plus éle­vés : d’alcoolisme, de crime et de chô­mage. À 9 semaines de dis­tance, deux petits gar­çons âgés de 4 et 3 ans, Mar­tin et Brian y sont retrou­vés morts, sau­va­ge­ment assas­si­nés. Plu­sieurs mois plus tard, à la stu­pé­fac­tion de tout le pays, ce sont deux fillettes guère plus âgées, Nor­ma Bell 13 ans et Mary Bell 11 ans (elles n’ont aucun lien de famille mal­gré leur patro­nyme iden­tique) qui sont jugées en cour d’assises pour ce double meurtre. La pre­mière est acquit­tée mais la deuxième, Mary qui est consi­dé­rée comme de « mau­vaise graine et fon­da­men­ta­le­ment démo­niaque », est condam­née à la pri­son à vie. Parce qu’elle est intel­li­gente, vive et très jolie, son crime semble sans par­don pos­sible et Mary est alors qua­li­fiée de vicieuse, de mani­pu­la­trice, voire même de « monstre de la nature ». Une double peine infli­gée par la socié­té à cette enfant dia­bo­li­sée par les tabloïds anglais.
En 1972, Git­ta Sere­ny, jour­na­liste d’investigation, his­to­rienne et bio­graphe répu­tée, se pas­sionne pour cette tra­gé­die. Après avoir assis­té à l’intégralité du pro­cès, elle écrit un pre­mier livre sur les élé­ments de l’affaire : « Meur­trière à 11 ans ». Bien que ne remet­tant pas en cause la culpa­bi­li­té incon­tes­table de la petite Mary, l’auteur res­sent et exprime une vive inquié­tude envers « un sys­tème judi­ciaire qui expose les mineurs à l’ahurissante pro­cé­dure des tri­bu­naux pour adultes et consi­dère le contexte fami­lial et tout ce qui les pousse à l’acte comme acces­soires ». Son incom­pré­hen­sion est si pro­fonde qu’elle va, trente ans plus tard, exhu­mer l’enfance bafouée de Mary et ten­ter de com­prendre les pres­sions inté­rieures et exté­rieures qui peuvent pous­ser une mineure pour­tant jugée excep­tion­nel­le­ment intel­li­gente et sen­sible, à com­mettre un crime aus­si bar­bare.
En 1998, Git­ta Sere­ny revient donc sur cette affaire avec un ouvrage que l’on peut consi­dé­rer comme magis­tral, inti­tu­lé « Cries Unheard » et aujourd’hui tra­duit en fran­çais sous le titre de « Une si jolie petite fille » par les Édi­tions Plein Jour. Dans ce docu­ment tout à fait excep­tion­nel, la jour­na­liste raconte ses échanges avec Mary Bell qui, libé­rée en 1980, sonde l’horreur de ses actes, ses sen­ti­ments les plus obs­curs, son chaos inté­rieur et nous livre cette tra­ver­sée inouïe de douze années de déten­tion sans aucun sui­vi psy­cho­lo­gique. Après cinq ans pas­sés au sein d’une uni­té de sécu­ri­té où elle était la seule fille par­mi vingt gar­çons, à l’âge de seize ans elle sera mise en pri­son pour femmes dont elle sor­ti­ra sept ans plus tard à vingt-trois ans, dans une confu­sion émo­tion­nelle et sexuelle pro­fonde. Elle confie à Git­ta Sere­ny quel a été son che­min toutes ces années depuis sa libé­ra­tion condi­tion­nelle. Et elle se livre enfin sur l’emprise néfaste de sa mère qui entre­tient avec elle depuis tou­jours une rela­tion per­verse d’amour et de haine. La mort de cette der­nière en 1995 va libé­rer plei­ne­ment sa parole, jusqu’alors cade­nas­sée. Elle raconte aus­si à Git­ta Sere­ny son bon­heur d’être deve­nue en 1984 la maman d’une petite fille, mater­ni­té qui la porte sur les voies de la rédemp­tion et de la rési­lience.
La puis­sance sin­gu­lière de ce texte réside dans l’approche de l’auteur rele­vant d’une pro­fonde hon­nê­te­té intel­lec­tuelle et d’une éthique sans faille quant aux limites pos­sibles de son tra­vail. Ici, pas de sen­sa­tion­na­lisme, mais de la rigueur et du res­pect à chaque page, à la fois pour les pro­ta­go­nistes de l’histoire et pour le lec­teur qui n’est à aucun moment mis dans la situa­tion mal­saine d’un voyeur de fait divers sor­dide. Git­ta Sere­ny assume qu’en tant qu’être humain elle ne peut guère res­ter tota­le­ment objec­tive dans son enquête. Mais elle tente sans relâche de faire preuve du plus grand déta­che­ment pos­sible sans se dépar­tir d’un inves­tis­se­ment total pour cer­ner les enjeux intimes, mais aus­si idéo­lo­giques, psy­chia­triques et judi­ciaires que pose une telle affaire. Elle nous fait décou­vrir avec effroi qu’aucun psy­cho­logue, aucun ser­vice social, ni édu­ca­tif, ni médi­cal ayant exa­mi­né Mary avant son pro­cès ne connais­saient son enfance. On l’a condam­née sans essayer de com­prendre et on lui a col­lé une éti­quette de psy­cho­pathe sans pour autant par la suite, lui offrir le sui­vi psy­chia­trique qu’un tel diag­nos­tic, tout aus­si impla­cable que contes­table, impo­sait.
Sur plus de 400 pages, nous sui­vons l’extraordinaire tra­vail d’accompagnement du «  re-sou­ve­nir » qu’effectue l’auteur aux côtés de Mary. Deux années de ren­contres entre silence, non-dits et révé­la­tions où Git­ta Sere­ny explore, armée de sa « neu­tra­li­té bien­veillante », les coins les plus recu­lés de la mémoire de la jeune femme, les angles morts de sa psy­ché, broyée par une enfance assas­si­née. Tel un sher­pah de la mémoire, elle offre à Mary l’occasion unique de ten­ter de « tout dire », d’organiser ses pen­sées, trou­ver les mots pour expri­mer l’indicible et essayer de com­prendre ce qui a pu la conduire enfant à com­mettre des meurtres aus­si abo­mi­nables. 30 ans plus tard, il lui est offert enfin de « réta­blir les faits », non pas qu’elle ne soit pas cou­pable, mais décou­vrir ce « qu’un tiers peut, consciem­ment ou incons­ciem­ment intro­duire chez un enfant, qui le conduise à des actes pro­fon­dé­ment incom­pa­tibles avec la bon­té intrin­sèque de l’être humain ».
Le mal est le sujet d’étude de toute une vie pour la bri­tan­nique Git­ta Sere­ny. Née à Vienne en 1921 et décé­dée en 2012, elle a tra­vaillé après la guerre de 40 auprès d’enfants dans les camps de réfu­giés d’Allemagne. Auteur d’une bio­gra­phie remar­quée du bour­reau de Tre­blin­ka Franz Stan­gl ‚elle a consa­cré toute sa car­rière de jour­na­liste d’investigation à com­prendre l’origine du mal et ques­tion­ner nos socié­tés pour trou­ver les moyens de le com­battre ou explo­rer les che­mins pos­sibles de la rédemp­tion. Les ques­tions posées à chaque page de ce livre sont tout sim­ple­ment ver­ti­gi­neuses sur l’origine du mal et sur le mys­tère de l’innocence bar­bare des enfants meur­triers. Une telle enquête menée dans le temps avec une rigueur extrême au plus près d’une inson­dable véri­té est tout sim­ple­ment excep­tion­nelle et consti­tue un docu­ment rare et pré­cieux.

Bri­gitte Lan­naud Levy, édi­trice. Cri­tique lit­té­raire sur http://www.onlalu.com

« Une si jolie petite fille » de Git­ta Sere­ny
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