« La Bouche pleine de terre » est la première nouvelle d’un recueil du même nom paru en 1974 et très vite traduit dans le monde entier. Son auteur, Branimir Šćepanović, est Monténégrin, il est né en 1937 et commence à écrire à 17 ans. Avec ce récit à deux voix il nous transporte dans les paysages du Monténégro, autant d’horizons qui portent notre regard au-delà des quelques mètres carrés dans lesquels nous sommes confinés en ce moment.
La nouvelle s’ouvre sur deux scènes parallèles : un homme dans un train part, fuit…on comprend qu’il est malade et que, vraisemblablement en fin de vie, il compte organiser celle-ci dans le décor de son enfance. En ces lieux isolés et non loin de son point de chute, deux campeurs, venus pour leur séjour annuel, pêchent.
L’intrigue se noue lorsque ces trois personnages échangent un regard à distance. Le solitaire fuit l’humanité, trop susceptible de lui faire abandonner le projet qu’il met en œuvre pour la quitter. Il lui faut éviter leur compassion et pour cela il ne doit pas aller les voir ; sa détermination est palpable dans l’air. Les campeurs, d’abord intrigués par son manque de convivialité en pareil désert humain, s’en détournent un instant pour finalement d’un seul élan se lancer à sa poursuite et lui proposer leur aide.
Au fur et à mesure de cette course, se greffent aux deux campeurs différents personnages, puis une partie des villageois, chacun d’eux reconnaissant dans cet inconnu fuyant, celui qui un jour lui a fait grief.
La nouvelle prend alors une tournure que l’on pourrait dire fantastique mais le récit met surtout en scène une formidable orchestration de projections multiples concentrées sur un seul homme dont l’unique tort est de s’enfuir, preuve de sa culpabilité. L’auteur construit la figure du bouc émissaire et son corollaire, la haine groupale. Telle une émulsion culinaire, cette haine se gonfle de multiples petits ingrédients, avec une pointe de rivalité : « personne n’avait le droit de nous subtiliser notre fuyard ». La sauce de la chasse à l’homme est prête, véritable mouvement de foule où chacun court parce que le voisin court tout en trouvant au fond de soi son propre mobile. Le récit met en scène ce qui existe en chacun, identification et projection, le tout assaisonné de désir : « cette haine que nous avions pour lui était comme un désir terrifiant et merveilleux ». Nous sommes avec cette nouvelle au cœur noir de l’humain.
Malgré (ou grâce à) cette foule soudée par la haine qui le chasse, notre héros solitaire fait, de son côté, l’expérience de la plasticité du temps, notamment par une sorte de dilatation qui lui ouvre un accès au caractère esthétique de la vie, proche de l’éblouissement esthétique de la naissance dont D.Meltzer parle. Dans les yeux du lecteur se dessinent deux paysages contigus, l’un bi-dimensionel collé au mouvement collectif, l’autre tri-dimensionnel où le champ ouvre à une possible élaboration.
Outre la qualité littéraire de cette nouvelle, à un moment où l’on se sent tous écrasés par le poids de l’actualité et de l’urgence sanitaire, il est intéressant de voir se dessiner sous nos yeux, avec autant de précisions ce qu’un changement de vertex offre comme horizon de pensée. La pulsion de mort, à l’origine du voyage du héros, « contamine » et alimente par sa détermination, la haine groupale, laquelle lui ouvre finalement la voie à une perception aiguë et onirique de la vie. A la fin de la nouvelle, pour les uns comme pour les autres, les scènes vécues avec tant d’émotions semblent se dissiper comme les restes des rêves peuvent le faire l’aube venue.
Pascale Devillard, psychanalyste SPP
La bouche pleine de terre de Branimir Sćepanović – Editions du rocher (2008), 94p.