La perte de soi de Jean François Chiantaretto

·

·

par

C’est sans conteste avec une grande sub­ti­li­té que Jean Fran­çois Chian­ta­ret­to nous invite à explo­rer ce qui est au cœur même de la rela­tion ana­ly­tique ; à savoir le rap­port intime que l’analyste entre­tient avec lui-même au cours de la séance, non pas bien sûr par excès de zèle égo­cen­trique mais pour déve­lop­per son inter­lo­cu­tion interne et se rendre apte à « pen­ser ses propres pen­sées affec­tées » par les mots de son ana­ly­sant ». Chez l’analyste, il est légi­ti­me­ment atten­du qu’à l’appui de son ana­lyse per­son­nelle, de ses super­vi­sions et de sa fré­quen­ta­tion renou­ve­lée de sa « réserve d’inconscient » au tra­vers de sa pra­tique cli­nique, il puisse affi­ner cette facul­té d’une adresse à soi-même, qui implique simul­ta­né­ment une adresse « à l’autre de soi-même » ; cette adresse lui offrant une dis­po­si­tion à « l’auto-observation de l’énigme » tou­ché en lui par chaque patient.

Située dans cet « entre-deux » de la cure – entre-deux du trans­fert et du contre-trans­fert -, l’interlocution interne, tout en géné­rant une forme de « un pour deux » (« l’offre contre-trans­fé­ren­tielle accueillant par anti­ci­pa­tion la demande trans­fé­ren­tielle »), ne doit sur­tout pas être assi­mi­lée au « un en deux de la non-sépa­ra­tion, de la com­plé­tude ima­gi­naire ». Bien au contraire, ce dia­logue inté­rieur chez l’analyste doit per­mettre, tout en tolé­rant cette pré­sence de l’autre en soi, de réin­tro­duire de « l’altérité », de « l’entre », de « l’absence », de la « dif­fé­rence », de la tier­céï­té. Plus encore avec des patients souf­frant de pro­blé­ma­tiques de l’intériorité, la pos­si­bi­li­té pour ces ana­ly­sants de res­sen­tir – de façon impli­cite et silen­cieuse -, l’expression de ce dia­logue inté­rieur chez leur inter­lo­cu­teur, afin que l’analyste puisse faire preuve de tact et s’ajuster dans sa rela­tion ana­ly­tique avec son patient, ceci s’avérera d’autant plus pré­cieux dans la consti­tu­tion de leur propre espace interne. En effet, l’un des enjeux cru­ciaux du tra­vail ana­ly­tique consiste bien à acti­ver l’altérité interne des deux pro­ta­go­nistes en favo­ri­sant l’expression d’une créa­ti­vi­té à deux.  Ain­si, en for­ma­li­sant la notion d’interlocution interne, Jean Fran­çois Chian­ta­ret­to cherche avant tout à appré­hen­der ce que l’analyste est ame­né à expé­ri­men­ter dans cette étran­ge­té des trans­ferts. Plus pré­ci­sé­ment, il s’agit d’envisager pour l’auteur de quelle manière l’analyste peut conscien­ti­ser, éla­bo­rer et se déprendre des assi­gna­tions trans­fé­ren­tielles des patients, mais éga­le­ment des assi­gna­tions trans­fé­ren­tielles de sa propre cure, puisque celles-ci sont sans cesse réac­tua­li­sées par le tra­vail psy­chique qui s’impose à lui avec chaque ana­ly­sant. Encore une fois, dans ses déve­lop­pe­ments, l’auteur ren­voie à l’idée que ce pro­ces­sus sera encore plus pré­gnant avec les patients limites puisque la haine éprou­vée à l’égard du patient, mais éga­le­ment à l’égard de soi, risque très vite d’envahir l’espace contre-trans­fé­ren­tiel, en réac­tion à l’induction trans­fé­ren­tielle géné­rée par ces patients, les­quels par­viennent à faire vivre à l’analyste que « tout autre est un être secou­rable déce­vant ». De ce fait, avec ces patients qui se vivent par nature comme inca­pables d’être aimés, à jamais « indif­fé­rem­ment déçu et déce­vant », le mode de sur­vi­vance qu’ils adoptent consiste ain­si « à s’auto-investir dans sa capa­ci­té à être déce­vant », tout en conta­mi­nant l’autre et en lui fai­sant vivre à son tour cette haine de soi. Pour ces sujets « mal-accueillis », néces­sai­re­ment en proie au néga­tif, toute pré­sence attrac­tive ou gra­ti­fiante s’avère par consé­quent into­lé­rable, puisqu’elle repré­sente une menace para­doxale de dis­pa­ri­tion. Tout leur être s’accroche ain­si à cette pseu­do-iden­ti­té d’« être déce­vant ». Dès lors, la dis­pa­ri­tion de cette iden­ti­té néga­tive ne peut qu’être syno­nyme d’un auto-effa­ce­ment insou­te­nable et d’une perte de soi radi­cale.
Quant à l’analyste, sa ligne de crête s’avère par­ti­cu­liè­re­ment étroite, puisqu’il s’agit pour lui de : « s’identifier au déni que l’autre s’inflige à lui-même et s’investir/l’investir comme capable de (faire) dis­pa­raître – pos­si­ble­ment tou­jours en train de dis­pa­raître, mais pas encore dis­pa­ru ». L’enjeu consiste pour l’analyste d’accepter de tra­ver­ser cet état de détresse et d’impuissance « face à l’être déce­vant mutua­li­sé dans l’aire trans­fé­ren­tielle ». En outre, l’analyste va devoir lais­ser « agir, en lui et contre lui, le poi­son de l’effacement, jusqu’à être occu­pé par le vide défai­sant l’autre, silen­cieux et sans traces, aux sources de l’agir sui­ci­daire pos­sible du patient – à en être occu­pé et à le trans­for­mer en angoisse. » S’il le fal­lait encore, toute cette argu­men­ta­tion met à jour le degré de pas­si­va­tion ou de « pas­si­bi­li­té » que l’analyste doit être en mesure de tolé­rer, sa place le situant tou­jours sur un bord de jouis­sance maso­chiste, tout en s’évertuant de trou­ver les res­sources néces­saires pour ne pas y céder.

Accueillir et se faire dépo­si­taire de ce besoin para­doxal, de l’analysant que fût Ferenc­zi, de l’effacement de soi en l’autre, n’aura pas été chose pos­sible pour Freud alors même qu’il avait été inter­pel­lé pour tenir cette place d’analyste. Dans cette « rela­tion ana­ly­tique impos­sible », Freud aura déser­té l’accueil de son propre trans­fert et le trai­te­ment du trans­fert de Ferenc­zi. D’emblée empê­chée par la mul­ti­pli­ci­té des trans­ferts qui se trou­vait impli­quée, cette rela­tion ana­ly­tique était donc vouée à déri­ver et à se dépla­cer dans « un espace sans entre-deux ni tier­céi­té fiables et viables ».

L’impossibilité pour Freud d’accueillir et de trai­ter le pôle néga­tif du trans­fert de Ferenc­zi, et notam­ment tout ce qui avait trait au trans­fert mater­nel, celui-ci convo­quant l’imago mater­nelle sup­po­sée froide et incon­di­tion­nel­le­ment mal aimante, ne pou­vaient alors qu’activer chez Ferenc­zi des com­po­santes meur­trières à l’égard des com­po­santes nar­cis­siques de son ana­lyste ; ce der­nier ayant béné­fi­ciées de la pré­sence d’une ima­go mater­nelle sup­po­sée incon­di­tion­nel­le­ment aimante et dévouée vis-à-vis de son « Sigi en or ». Par consé­quent, être en mesure d’assumer la confron­ta­tion avec ces vel­léi­tés meur­trières ou matri­cides tout en conser­vant son posi­tion­ne­ment « d’observateur bien­veillant et secou­rable » était voué à l’échec, sur­tout pour un ana­lyste lui-même pri­vé d’analyste, comme le fut néces­sai­re­ment Freud. De même, assu­mer la contrainte subie d’investir « son propre pen­ser comme lieu d’hébergement du vide côtoyé par le pen­ser » de son ana­ly­sant res­tait sans doute plus facile à conce­voir intel­lec­tuel­le­ment qu’à endu­rer psy­chi­que­ment. Il est vrai qu’assumer cette place n’était pas sans risques et peut même expo­ser l’analyste à une forme de mélan­co­li­sa­tion, inhé­rente à l’émergence d’une névrose de contre-trans­fert. En l’occurrence, Jean Fran­çois Chian­ta­ret­to nous fait ain­si tou­cher du doigt que dans son impli­ca­tion contre-trans­fé­ren­tielle, l’analyste peut alors être aspi­ré dans une expé­rience per­son­nelle où la dis­pa­ri­tion sans fin d’une par­tie de soi, laquelle s’accompagne d’une auto-obser­va­tion sans fin, syno­nyme d’une fuite hémor­ra­gique vers la mort pou­vant s’intriquer avec une exci­ta­tion créa­trice sans apai­se­ment pos­sible. N’est-ce pas là le sort qui aura été fatal à San­dor Ferenc­zi ? Lui qui était cou­tu­mier de la prise en charge de patients répu­tés dif­fi­ci­le­ment ana­ly­sables, voire inana­ly­sables. Certes, en réus­sis­sant la prouesse d’auto-théoriser le « nour­ris­son savant » et l’« enfant mal accueilli », Ferenc­zi est par­ve­nu, au moins tem­po­rai­re­ment, à « trans­for­mer son impos­sible affec­ta­tion en une source de pen­sée créa­trice ». Tou­te­fois, celle-ci était condam­née à res­ter insa­tiable et inca­pable de pro­cu­rer un quel­conque apai­se­ment, ce res­sort subli­ma­toire ayant sim­ple­ment réus­si à géné­rer une forme de « sur­vi­vance à la dou­leur d’avoir pu vivre sans être dura­ble­ment assu­ré d’exister ».

Chez Ferenc­zi l’écriture théo­ri­co-cli­nique aura donc eu une fonc­tion d’auto-théorisation visant à sup­pléer un défaut d’analyse. Ferenc­zi n’aura eu d’autre choix que de ten­ter « de réin­ven­ter la psy­cha­na­lyse pour remé­dier à l’impossibilité pour Freud d’être son ana­lyste » ; cette impos­si­bi­li­té redou­blant le meurtre d’âme per­pé­tré par sa mère. Ne res­tait donc pour lui que la voie sal­va­trice de l’écriture.
Or, c’est là une autre thé­ma­tique fon­da­men­tale que Jean Fran­çois Chian­te­ret­to affec­tionne que de mettre à jour les poten­tia­li­tés que recèle le tra­vail d’écriture. En lien avec ses res­sorts subli­ma­toires que nous évo­quions à pro­pos de Ferenc­zi, le tra­vail d’écriture est envi­sa­gé comme ouver­ture sur une pos­si­bi­li­té de « refou­le­ment créa­tif ». En ce sens, le trans­fert ori­gi­nel de Freud sur l’écriture, auquel Jean Fran­çois Chian­ta­ret­to octroie un rôle clé dans le pro­ces­sus créa­teur de la psy­cha­na­lyse, est là pour en attes­ter ; Freud ayant trou­vé dans l’écriture une « adresse lui per­met­tant de se faire ana­lyste sans ana­lyste ni super­vi­seur ». En d’autres termes, l’écriture s’est impo­sée à Freud pour réus­sir à ins­tau­rer la scène inté­rieure de l’interlocution interne. S’il y a bien « un trans­fert ori­gi­nel de Freud sur l’écriture, au cœur du pro­ces­sus créa­teur de la psy­cha­na­lyse », et si chaque ana­lyste a héri­té de ce trans­fert sur l’écriture, encore faut-il pour chaque ana­lyste qu’il conquiert « cet héri­tage en per­sonne », afin que l’écriture puisse « témoi­gner de l’altérité interne de l’analyste ». Si l’écriture per­met d’accéder à cet au-delà de la situa­tion ana­ly­tique au tra­vers de l’interlocution interne de l’analyste, elle peut alors deve­nir syno­nyme de l’élaboration du contre-trans­fert et du propre trans­fert de l’analyste. Ce degré d’élaboration et d’analyse via l’auto-théorisation a tou­te­fois ses limites. Ain­si, l’impact de cer­taines ren­contres qui ont pu enga­ger une dimen­sion trans­fé­ren­tielle et contre-trans­fé­ren­tielle très forte et cette fois incar­née, comme celle de Freud et Ferenc­zi, mais aus­si celles de Freud et Jung, Freud et Abra­ham, voire de Freud et Tausk, etc. auront joué un rôle déci­sif dans l’avènement de la psy­cha­na­lyse. Il va sans dire qu’en met­tant en lumière ce dia­logue – ori­gi­nel, ori­gi­naire – de Freud et Ferenc­zi, Jean Fran­çois Chian­ta­ret­to cherche à octroyer à cette rela­tion à la fois impos­sible et féconde, des­truc­trice et créa­tive, une dimen­sion inau­gu­rale et fon­da­trice qui aura auto­ri­sé le (re)commencement de la psy­cha­na­lyse. Et cela, même si ce re-com­men­ce­ment se sera opé­ré un peu par défaut, puisque c’est bien par l’intermédiaire de cette ren­contre avec Ferenc­zi que Freud aura été contraint de sor­tir d’un cer­tain solip­sisme, l’influence ferenc­zienne l’ayant ame­né à s’ouvrir sur l’intersubjectivité, avec une prise en compte majo­rée des aspects contre-trans­fé­ren­tiels ou propres à l’interlocution interne.
Riche de bien d’autres déve­lop­pe­ments qui ouvri­ront sur d’autres pers­pec­tives, tout lec­teur avi­sé qui se plait à lire et à redé­cou­vrir avec le plus grand plai­sir la finesse et l’exigence des textes cli­niques d’auteurs post­freu­diens comme San­dor Ferenc­zi, Donald Win­ni­cott, Jean-Ber­nard Pon­ta­lis, Pie­ra Aula­gnier, Natha­lie Zaltz­man ou Pierre Fédi­da, trou­ve­ra dans cet ouvrage des pro­lon­ge­ments infi­ni­ment pré­cieux pour l’élaboration de son exer­cice cli­nique. Tout cli­ni­cien pour­ra y déce­ler quelques clés avan­ta­geuses afin d’être plus à‑même d’habiter cette aire propre à son inter­lo­cu­tion interne ; celle-ci récla­mant, comme nous l’avons indi­qué, un appro­fon­dis­se­ment tou­jours renou­ve­lé de sa propre ana­lyse, de sorte à tou­jours mieux com­po­ser et s’acclimater avec cette « soli­tude sans remède » inhé­rente à l’exercice ana­ly­tique, et être à même d’accueillir ce besoin para­doxal des sujets en « exis­tence limite » d’une perte de soi dans l’autre. Envi­sa­gé sous cet angle cli­nique, le pro­ces­sus ana­ly­tique devient, en effet, le seul pro­cé­dé pour qu’advienne enfin un témoin et une inter­pré­ta­tion de cette dis­pa­ri­tion ori­gi­nelle – « J’ai été dis­pa­ru » -, et par là-même l’inscription psy­chique de la perte de soi.

Qua­trième de cou­ver­ture :
La perte de soi est sou­hai­table pour tout un cha­cun, au titre d’une néces­si­té inté­rieure. Se par­ler et par­ler, être pré­sent dans les mots et être repré­sen­té par les mots, don­ner mot à ses affects : cela sup­pose de consen­tir à ne jamais coïn­ci­der avec soi-même.
A l’opposé, il est une autre figure de la perte de soi, rele­vant de la des­truc­ti­vi­té et de l’autodestructivité : la dis­pa­ri­tion de soi à soi-même. Com­ment sur­vivre à cette perte ?
Telle est bien l’interrogation por­tée par « l’existence limite », qui tra­verse l’ensemble de l’ouvrage, de la cli­nique à l’écriture, avec deux éclai­rages aus­si indi­rects qu’essentiels : d’une part le dia­logue de Freud et Ferenc­zi, des­truc­teur et créa­teur, qui re-com­mence la psy­cha­na­lyse ; d’autre part, l’écriture sur­vi­vante de Ker­tész, qui fait œuvre de l’effacement.