« Les hommes sont maintenant parvenus si loin dans la domination des forces de la nature qu’avec l’aide de ces dernières il leur est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, de là une bonne part de leur inquiétude présente, de leur malheur, de leur fond d’angoisse ». Les mots de Freud qui concluent Malaise dans la culture débouchent sur cette question décisive pour le destin de l’espèce humaine : le développement culturel a‑t-il une chance d’enrayer, du moins de tempérer, « l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement » ?
Le défi est de taille… La revanche des Méduses ne vise pas tant à identifier des voies de dégagement — ou même à en faire le pari — qu’à en prolonger la réflexion pour tenter d’appréhender les racines de la destructivité humaine, et notamment ses enjeux nouveaux, puisque, comme le souligne Jacques André, « la domination semble s’être inversée et que c’est aujourd’hui le malaise dans la nature qui menace la culture d’effondrement ».
C’est en effet la capacité même d’Eros d’assurer sa pérennité qui semble caractériser le défi actuel, non plus seulement dans sa lutte interne et familière contre Thanatos, mais pour un programme plus ambitieux encore : garantir la survie d’un espace vital planétaire… Destruction radicale, extinction, désolation : comme le remarque judicieusement l’auteur, à l’heure de l’échec de l’humain à contenir sa destructivité, la catastrophe ne peut prendre pour seul modèle le symbole effroyable de la castration qu’offre Méduse mais plutôt celui des méduses, celles qui prolifèrent tranquillement, bénéficiant d’un contexte leur étant devenu profitable, figures tout aussi inquiétantes de l’anéantissement et de l’envahissement.
Réchauffement planétaire, altération de la biosphère ou péril écologique : l’on pourrait objecter que tout ceci n’est pas l’affaire de la psychanalyse…. A ceci près que la dégradation et la dissolution des écosystèmes ne peuvent se penser sans l’empreinte de l’humain, sans sa folie exterminatrice : « l’auto-destruction contemporaine, celle que désigne le désastre écologique, défie tout autant le régime de l’instinct et sa faculté d’adaptation, que l’ordre de la rationalité par quoi l’homme, cet être de langage, de logos, accorde à son action, à la réalité du monde ». Seule espèce à détruire les autres espèces et à s’autodétruire, l’humain est au cœur d’une aporie : cet impératif de survie, son urgence, semble presque totalement à l’abri de la (prise de) conscience… Comment comprendre une telle inaptitude de l’homme à son auto-conservation ? « Quelle violence pousse l’humanité, semble-t-il inexorablement, à scier la branche sur laquelle elle est assise ? » Alors qu’il est le seul à enterrer ses morts ou à distinguer sexualité et reproduction, ce progrès d’humanité ne lui semble d’aucune utilité, en particulier pour assurer la conservation de l’espèce — « L’inutilité est l’honneur de l’homme… avant de devenir le moteur de son auto-destruction ».
Le potentiel auto-destructeur de l’humain ne s’observe pas uniquement dans le fracas des catastrophes naturelles ou de l’éradication de la biodiversité. La revanche des méduses explore ainsi une multitude de figures aux limites de l’anéantissement et de la dévastation : la violence toxique et anorexique ; celle de l’inceste, du meurtre, du viol et de la mort. Celle du « Dark continent », aussi, quand celui-ci convoque la terreur devant un corps féminin condensant le sexe et la mort (« l’épanchement dépressif et l’angoisse dépersonnalisante devant le gouffre du sexe féminin ») ou le fantasme d’une sexualité féminine démesurée et abyssale, à l’image « d’une forêt aussi vierge qu’hostile, dangereuse ; celui qui prend le risque d’y pénétrer a toutes les chances de s’y perdre ».
« L’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement » et l’angoisse qu’elle suscite, peut tout autant s’exprimer à bas bruit, dans l’intimité du cabinet du psychanalyste, dans un trait d’humour, une impatience, ou dans l’expression d’une formule ambivalente. « Un mot curieusement accentué, un léger écart syntaxique, (…) une équivoque… La chute est le plus souvent d’une discrétion inversement proportionnelle à la violence de ce qu’elle révèle ». Une demande angoissée au téléphone (« vous m’entendez ? »), le projet de suppression d’un mur porteur, la procrastination, qui ne vise parfois pas tant la contrainte que l’enfermement de soi-même… Sans être des expériences mortifères bruyantes, ces formes plus ténues de destructivité révèlent aussi la fragilité d’un autre territoire, d’une autre topographie, celle qui délimite les frontières du Moi, quand c’est un édifice plus intime qui menace de s’effondrer, ou lorsqu’on n’est pas assuré que l’environnement — humain, celui-ci — est suffisamment solide et stable pour nous préserver. Comme le formule l’auteur, cette destructivité-là, si elle concerne bien-sûr toujours l’Infantile, a moins le visage satisfait de l’enfant polymorphiquement jouisseur que l’expression anxieuse de l’enfant en détresse…
La visée de la psychanalyse serait-elle de « rejouer la scène primitive de l’humanité, ce moment où Homo se démarque de la nature en accédant à l’activité symbolique ? » Navigant entre réflexions cliniques et perspectives anthropologiques, l’investigation psychanalytique de l’auto-destruction, à l’échelle de l’espèce humaine comme à celle de l’individu, conduit Jacques André à explorer différentes pistes conceptuelles tout au long d’un ouvrage qui fait sans cesse se répondre intranquillités du singulier et turbulences du collectif : la haine, celle qui préserve son territoire, défend son pré carré, au service du moi pour sa conservation protectrice ; le sexuel, celui qui ne veut renoncer à rien des ressources naturelles du plaisir ; la pulsion d’anéantissement, quand l’auto-conservation semble avoir définitivement perdu la partie, lorsque la pulsion est, paradoxalement, au service de sa propre mort…
Mathilde SAIET
A lire, un chapitre de l’ouvrage intiulé judicieusement « L’enfant de la psychanalyse », déjà publié sur les enfants de la psychanalyse.
Quatrième de couverture :
L’espèce humaine n’est pas une espèce parmi d’autres, elle est la seule à s’auto-détruire et à détruire les autres espèces. Sauf une… Profitant de la dégradation des écosystèmes marins, la méduse prolifère. Elle n’a aucun neurone, l’homme, depuis qu’il est sapiens, en a 86 milliards. Mais à la fin, qui l’emporte ? Figure privilégiée du totémisme psychanalytique et du sexe de la mère, lequel pétrifie celui qui ose le regarder en face, de quoi la méduse-gorgone est-elle aujourd’hui le symbole ? À l’heure où la pulsion d’auto-anéantissement s’empare des quatre éléments : la terre, la mer, l’air et le feu, la symbolisation du désastre en terme de castration est presque devenue une aimable figure. La psychanalyse a pour toile de fond ces deux expériences anthropologiques fondamentales que sont la sexualité et la mort. Alternant essais et fragments cliniques, ce livre cherche à restituer le vif d’une expérience, tant individuelle que collective, dont l’inconscient, ce fonds le plus inacceptable de la vie psychique de chacun, est le secret horizon.