La technique analytique - Gribinski et Ludin - PUF

La technique analytique – Une archéologie

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Archéo­lo­gie : le mot est empha­tique en l’occurrence, et il faut l’entendre ici comme l’activité de deux néo­phytes, archéo­logues en herbe qui, « sur le ter­rain » (au moins est-ce authen­ti­que­ment le leur) ren­contrent des objets de toutes sortes, des mélanges de pièces antiques et de frag­ments d’un « pas­sé » immé­diat. Mélanges, si l’on veut être simple, de « choses » – sou­vent impro­bables et par­fois com­pli­quées à iden­ti­fier : avec quoi, quelle tech­nique, les iden­ti­fie-t-on ? Ques­tion majeure, pour laquelle on se divise, on se perd soi-même et autour de laquelle le monde ana­ly­tique se désa­grège peu à peu. À d’autres moments, on se demande ce qu’elles font là, ces « choses » qui semblent se ren­con­trer comme la machine à coudre et le para­pluie de Lau­tréa­mont, sur la table d’opération du psy­cha­na­lyste.

Le thème, abor­dé fron­ta­le­ment par les deux auteurs, devrait être scien­ti­fique puisque, comme tout scien­ti­fique, grâce à sa méthode, l’analyste isole son objet propre, en éla­bore la théo­rie, et ne s’étonne pas de rame­ner au jour, grâce à elle (la théo­rie) de nou­veaux objets.  Cer­tains ne lui appar­tiennent pas, mais il s’en empare, disons har­di­ment sinon tou­jours avec bon­heur : ils sont reli­gieux, poli­tiques, his­to­riques, médi­caux évi­dem­ment mais aus­si lit­té­raires et psy­cho­lo­giques, et esthé­tiques – liste non close.

Un avan­tage du mot, en l’occurrence quelque peu empha­tique d’« archéo­lo­gie », est que, sur le ter­rain, il admet a prio­ri tout ce qui vient, la reli­gion comme la psy­cho­lo­gie, l’anodin comme le trop signi­fi­ca­tif, quand on gratte le sol à la sur­face ou en pro­fon­deur, quitte, dans un second temps à se défaire de ce qui n’informe pas. Qui n’informe pas sur quoi ? Sur rien moins que la civi­li­sa­tion. Car il s’agit bien de civi­li­sa­tion et d’abord de la civi­li­sa­tion de soi. Une tech­nique existe, mise au jour par Freud, qui per­met d’accéder à la véri­té indi­vi­duelle – et quoi de plus uni­ment civi­li­sé, et à la fois de plus conflic­tuel­le­ment cultu­rel, que la véri­té ?

On le sau­ra très vite : pour étu­dier la tech­nique ana­ly­tique, il faut être deux – au moins – à se par­ta­ger les conflits pour pou­voir avan­cer dans les siens propres. En l’occurrence, un connais­seur de l’histoire du champ ana­ly­tique et des idées qui le font vivre ou l’ont déser­té – disons un archéo­logue de la pen­sée freu­dienne et post-freu­dienne ; et, presque à l’opposé, un curieux qui se demande ce qui se passe depuis qu’il a fait l’expérience qu’il se pas­sait quelque chose dans cer­taines condi­tions tech­niques de la pra­tique de l’analyse. Il a affaire au pré­sent, ce qui est para­doxal pour un ana­lyste. Mais ne parle-t-on pas tou­jours au pré­sent, même quand on parle du pas­sé voire de la pré­his­toire ?

Le point de vue des deux auteurs est si dif­fé­rent (ils les échangent ici ou là), leur style est si dif­fé­rent qu’avant de le savoir, on éprouve dans l’expérience même de la lec­ture des pages qui viennent que la tech­nique de la psy­cha­na­lyse est diverse. C’est l’une des ques­tions que posent les cha­pitres qui suivent : la confron­ta­tion entre la diver­si­té et l’unicité de la véri­té recher­chée par l’analyse fait que la tech­nique ana­ly­tique est à la fois une et indi­vi­sible et qu’elle offre une cer­taine varié­té selon les ana­lystes, les patients, les patho­lo­gies – ou plu­tôt selon les dif­fi­cul­tés, leurs inter­pré­ta­tions, leurs consé­quences métho­do­lo­giques. Pour prendre un exemple à dis­tance, sans l’expliciter ici : le « défaut fon­da­men­tal » auquel Bálint, dans le livre épo­nyme1 , dit accé­der en tou­chant ses patients, est-il curable, ou bien créé par sa tech­nique ? Cette diver­si­té pose une ques­tion majeure : pour­quoi s’intéresser à la tech­nique si l’on peut sup­po­ser qu’il y en a autant que de tech­ni­ciens, et de sujets en ana­lyse ? Pour­quoi ne pas lais­ser cha­cun s’aventurer dans les choix qui lui conviennent ?  Avec d’autres, ces inter­ro­ga­tions font l’objet de ce livre.

On croit pou­voir faire des choix tech­niques quand on conduit une cure : sait-on que le psy­cha­na­lyste n’a pas inven­té une tech­nique ou une autre mais que, à l’inverse, c’est la tech­nique qui l’a inven­té, lui, et conti­nue de le faire séance après séance ? Sans doute fal­lait-il, pour en par­ler, un his­to­rien-géo­graphe de l’idée freu­dienne et post­freu­dienne – épris de l’histoire du pas­sé – asso­cié à un épris de l’histoire du pré­sent et du geste pré­sent, pour qui c’est tou­jours au ser­vice du pré­sent que l’on pense – et que l’on se trompe, ou s’égare. Mais s’égare-t-on jamais ? Perdre son che­min, avan­cer sans plan ni carte : est-ce une réa­li­té ou un idéal de la cure ? La cure : une pers­pec­tive à rejoindre – d’où la pos­si­bi­li­té de trou­ver de l’inconnu ? Ou un « guide des éga­rés », pour citer Maï­mo­nide, à l’usage des per­sonnes dont l’état (d’âme) est cri­tique, des per­sonnes fami­lières de la Kri­sis, et pour qui l’esprit est un dic­ta­teur qui les prive de choi­sir ? On sen­ti­ra vite que ces ques­tions unissent et séparent les auteurs, pour­tant cer­tains d’avoir explo­ré la même matière, fait un tra­vail com­mun. Cer­tains que leurs diver­gences éven­tuelles disent quelque chose d’interne et de propre au prin­cipe tech­nique en psy­cha­na­lyse.

Une tech­nique, trans­mis­sible, repro­duc­tible, per­met de pen­ser, de cher­cher, de trou­ver. Quoi ? Du nou­veau. C’est-à-dire quelque chose d’indissociable de ce qui vise la véri­té. On est recon­nais­sant à Freud d’avoir inven­té cette tech­nique-là, et de n’avoir jamais omis que les inven­tions et les éga­re­ments métho­do­lo­giques ont, comme la rigueur tech­nique elle-même, une source sexuelle.

NOTES :

  1. Michael Bálint, Le Défaut fon­da­men­tal (1968), tra­duc­tion par Judith Dupont, Payot, 1971.