Le silence évoqué par le titre est celui de l’Allemagne d’après 1945 sur le nazisme. Dans ce livre, Laurence Kahn poursuit avec rigueur son approche clinique de la psychologie collective, une approche originale puisqu’elle conjugue la méthode de l’historienne, appuyée sur des sources, et celle de l’analyste, avec son écoute attentive aux formes sous lesquelles l’inconscient peut se manifester. Son ouvrage précédent, Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse (Puf, 2018) se terminait par un défi que les psychanalystes, avec d’autres, ont à relever : comment repenser le « va-et-vient constant entre l’économie intrapsychique de la subordination dans les vies individuelles et l’économie du consentement à la tyrannie, à l’œuvre dans la masse », telles que le nazisme les a mobilisées ?
« La destruction parachevée et la défaite consommée », après le chaos de 1945, la question reste, mais se déplace sur le destin de ces économies psychiques : que sont-elles devenues non seulement dans la mémoire individuelle des Allemands – au moins des deux générations suivantes, mais aussi à travers le traitement de la période nazie par les historiens et les dirigeants de l’Allemagne, de sa reconstruction à sa « réunification » ? L. Kahn analyse « cet étrange silence » dans la mémoire allemande » d’après-guerre : loin d’une dénazification effective, la « politique du passé » prônée par le chancelier Adenauer dès 1949 – « laisser le passé au passé » – aboutit vite aux lois d’amnistie et à la réintégration d’anciens cadres nazis dans les cercles du pouvoir. Un silence qui reste dominant, des décennies plus tard, malgré des tentatives pour le briser, comme le montre L. Kahn dans « un petit morceau de clinique collective », où elle compare deux discours officiels, tenus en pleine « querelle des historiens » : quand en 1988, pour le 50e anniversaire de la « nuit de cristal » (une bien étrange expression pour masquer sous le bris des vitres le début des pogroms nazis), le président du Bundestag, Jenninger, s’élève contre la remise en question de la vérité historique et la dénégation des faits par la collectivité allemande, en reconnaissant la responsabilité de l’État nazi criminel, son discours est hué par les députés et il est contraint de démissionner. Trois ans plus tôt, célébrant en 1985 le 40e anniversaire de la fin de la guerre, le président de la RFA, von Weiszäcker, en appelait, lui, à une culpabilité personnelle et non pas collective, dans un discours de réconciliation célébré à l’unanimité – « Que chacun s’interroge aujourd’hui en silence sur sa propre implication », demandait-il. L’auteure le précise, l’amnésie et l’occultation du passé, décrétées ou non, ne sont certes pas qu’une affaire allemande, l’histoire en fournit de nombreux exemples.
À ce « grand silence » la communauté analytique allemande n’a pas échappé non plus, comme le montrent les travaux de Sammy Speier, cités par L. Kahn : jusqu’aux années 1990, derrière le « mur de l’abstinence » qui interdisait toute question aux analystes formateurs sur leur passé personnel s’abritait selon Speier un « psychanalyste sans visage » et « une psychanalyse sans histoire », dans un « climat de tabou » : « la peur n’était pas celle d’ouvrir la porte de la chambre des parents et d’assister à la ‘scène primitive’ mais plutôt celle d’ouvrir la porte de la chambre à gaz ». Mais dès 1934, Jung n’avait-il pas proclamé que « l’inconscient aryen a un potentiel plus élevé que l’inconscient juif » ?
La question insiste : d’où vient l’aveuglement de ce peuple allemand qui n’aurait rien vu, rien su, ni pendant ni après la guerre ? De retour en Allemagne après 1945, Gunther Anders est frappé par l’« irréalisation » qu’il rencontre au quotidien, où tout ce qui a eu lieu pendant la guerre lui paraît avoir été et être encore sans conséquences pour ses interlocuteurs. Et bien plus tard W. G. Sebald s’étonnera lui aussi de « l’étonnante insensibilisation dont est capable une collectivité ». Comment les outils de la psychanalyse permettent-ils de penser un tel aveuglement, une telle insensibilisation, en termes de processus psychiques ? Autrement dit, comment comprendre « le décalage entre l’action et la représentation, c’est-à-dire l’impossibilité pour l’humain d’imaginer ce qu’il produit ? », écrit L. Kahn. Pour saisir les motifs, les mécanismes et la fonction du fait psychique que constitue ce décalage, il lui faut détailler « l’opération psychique complexe grâce à laquelle les masses tout à la fois accomplissent et déréalisent leurs exploits et leurs crimes ». Ce « tout à la fois », cette simultanéité, est bien le point le plus aigu, le plus complexe aussi, de la réflexion de l’auteure.
Irréalisation ou, mieux, déréalisation, plutôt que refoulement, régression, ou clivage.
Déréalisation : Alexander et Margarete Mitscherlich, parmi les premiers médecins analystes allemands à s’interroger dès 1967 sur Le deuil impossible, convoquaient déjà cette notion. Une déréalisation au service de l’autoconservation, individuelle et collective, au service de la nécessité vitale d’oublier : face à « la crainte sourde d’une invasion du présent par le passé », avec ses montagnes de cadavres ramassés à la pelleteuse dans les camps, « les Allemands semblaient avoir retiré sans effort tout investissement de ce qui avait fait la texture identificatoire du IIIe Reich », pour se livrer à une suractivité économique : Hitler « étant finalement désigné comme seul responsable de cette dévastation », le passé put s’évanouir au loin, comme dans un rêve, notaient déjà les Mitscherlich. « À voir les Allemands s’affairer en trébuchant sur les ruines de mille ans de leur histoire », écrivait Hannah Arendt à son retour en Allemagne après le nazisme, « on en vient à comprendre que l’activité est devenue leur principal mode de défense contre la réalité ». Ainsi, pour L. Kahn, « La reconstruction allemande fut maniaque ».
Mais comment assurer les voies de passage entre individuel et collectif, entre faits psychiques et faits socio-historiques, quand de l’un à l’autre manque « le maillon essentiel du transfert, laboratoire de toute découverte » ? Le questionnement revient tout au long du livre : il entrecroise ces faits socio-historiques, les textes que convoque L. Kahn pour essayer de les penser, et les avancées freudiennes, en particulier sur la psychologie collective. De livre en livre, sa méthode est la même : lire Freud avec d’autres textes en main, émanant d’autres analystes, d’historiens, de sociologues, de philosophes, d’écrivains, pour tenter d’éclairer ici ce qu’elle constitue comme une clinique collective.
Au-delà du modèle identificatoire qu’élabore Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi, avec sa composante d’amour narcissique, c’est pour l’auteure la haine originaire du moi individuel pour tout objet extérieur source de déplaisir et donc à détruire, qui va sceller l’unité de la masse populaire allemande dans sa haine de l’étranger, de l’intrus – du Juif, à exterminer. Hitler ne proclamait-il pas qu’il y a « deux choses qui peuvent unir les hommes : des idéaux communs et des crimes communs » ? Pour L. Kahn, « l’intérêt pulsionnel individuel vient s’emboîter ici dans l’intérêt narcissique collectif », avec la haine comme premier ciment – de nombreux discours et écrits du Führer, qu’elle analyse en détail, en témoignent. « De l’auto-conservation individuelle à l’auto-conservation collective, on entrevoit ici une possible voie de passage de l’individu à la masse. »
L’autre ciment est celui des idéaux, avec leur puissance créatrice. C’était la promesse d’Hitler : bâtir un nouveau monde, des bâtiments qui feront d’impérissables ruines, et par l’art inscrire et garantir ainsi la survie éternelle de la race allemande. Ou comment la sublimation, avec sa teneur désexualisante et narcissique, se mit au service de la destruction, de l’anti-création selon le mot de Primo Levi, d’une « contre-culture » (I. Kertész) arrimée à un nouveau mythe fondateur. Th. Mann déjà qualifiait Hitler, qui se voulait « sculpteur de l’Allemagne », de « contre-artiste ». C’est qu’en regard de ce réel à fabriquer, supposé réaliser la plénitude d’une race idéale, les nazis fabriquaient dans les ghettos et les camps un autre réel, seul à même de donner sens au précédent, où les humains étaient transformés en une masse d’excréments : « un réel présenté comme la cause bien fondée du meurtre », alors qu’elle en était la conséquence. « La fabrique du monde massacrable forgeait le réel – et non une image – qui unifiait la ‘communauté du peuple’ ». La néo-réalité ainsi forgée, avec l’appui d’un nouveau « droit » destructeur de la loi ancienne, à déjudaïser selon Carl Schmitt, définit le « véritablement allemand » comme cette union du ‘sang’ pur et de l’’esprit’ de la masse allemande unie au Führer en un seul grand corps éternel. Le mythe aryen ainsi construit, relève L. Kahn, donnait forme à la pulsion d’autoconservation et à son corrélat : l’idéal d’un espace vital pur.
Psychose de masse ? À l’échelle individuelle, Freud avec « Constructions dans l’analyse », en 1938, soutenait que la folie contient « un morceau de vérité historique », un morceau perdu de l’histoire vécue que le délire du patient et la construction proposée par l’analyste tenteraient de restituer. Dans L’Homme Moïse et le monothéisme, rédigé à l’heure où pour Freud « le progrès conclut un pacte avec la barbarie », il en va à l’échelle de l’humanité, avec les croyances délirantes des masses, religieuses ou non, comme avec la folie délirante des psychotiques : « elle aussi a développé des délires inaccessibles à la critique logique et contredisant la réalité », écrit Freud.
Face au délire psychotique de la masse allemande, avec son adhésion mystique au Führer et à son usage magique de la parole, incarnation pour Jung du dieu Wotan, supposée « donnée germanique originelle », émerge la figure d’un autre Grand Homme : Moïse qui savait pour avoir fait l’expérience du meurtre qu’« avoir tué est chose terrible », Moïse à l’origine de l’éthique et des commandements de Dieu auxquels lui-même se soumettait, à l’opposé exact de l’autre Führer, « grand hypnotiseur » – Thomas Mann, depuis son exil américain, donnera en 1944, dans sa nouvelle La loi, « une véritable interprétation du Moïse de Freud », montre L. Kahn : un Moïse contre le Wotan, l’archétype de Jung.
Ce silence allemand sur le nazisme, au moins jusqu’aux années 1980, est-il pensable, en termes freudiens, comme une lacune traumatique que la « Querelle des historiens », née en Allemagne en 1986, aurait levée, et comblée ? L’historien Ernst Nolte – un élève d’Heidegger –, par lequel la querelle est lancée, fait publiquement de l’extermination nazie des Juifs une réponse aux crimes soviétiques, « à la seule exception de la technique du gazage », et demande ainsi qu’on cesse de démoniser le IIIe Reich, lui attribuant même le mérite d’avoir libéré les générations suivantes de la tyrannie communiste. J. Habermas puis d’autres, dont G. Anders, s’insurgent violemment contre un tel révisionnisme, contre la fabrique rétroactive de l’histoire qui en résulte : bourreaux et victimes sont confondus, tous sacrifiés par une même tyrannie, subie passivement par tous. Et la querelle de se déployer, non sans effets qui conduisent par exemple le chancelier Kohl à réaffecter en 1993, après la réunification, le Monument aux soldats morts qui fut érigé à Berlin en 1817 en hommage aux soldats des guerres napoléoniennes, puis à ceux de la Première Guerre mondiale, puis (après 1945, à Berlin-Est), aux victimes du fascisme : Kohl le renomma « Mémorial central de la République fédérale pour les victimes de la guerre et de la dictature », quelles qu’elles soient. De même, montre en détail L. Kahn, la série Heimat. Une chronique allemande, d’Edgar Reitz (1984) qui relatait avec nostalgie la vie paisible d’un village allemand de 1919 à 1982, fait-elle silence sur les horreurs du nazisme, en restaurant « un narcissisme collectif qui aurait moins pâti d’Auschwitz que des ravages de l’expansion et de l’esthétique américaines ».
Opfer, le nom allemand, désigne à la fois la victime sacrificielle et l’opération du sacrifice. Un sacrifice, où l’amour inconditionnel de la masse allemande pour le Führer ayant absorbé en chacun l’amour de soi, ou plutôt, quand la défaite s’annonce, un auto-sacrifice, par un retournement mélancolique de la criminalité sans remords, jusqu’à l’anéantissement des moi individuels. Préférer une fin collective héroïque à une capitulation infamante, n’est-ce pas encore parachever « le mythe nazi », autrement dit le nazisme comme mythe (un mythe déterminé d’abord comme mythe de la race, et réalisé par son État), « mythe du Mythe, c’est-à-dire mythe de la puissance créatrice en général », comme l’ont montré Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy ?
Que devient la réalité « quand le donné sensible cesse d’être le matériau réel d’une expérience partagée » p, quand le concept de race organise une conception sans faille du monde, quand la vérité est indifférente et la langue déformée, comme l’a montré Viktor Klemperer, au point que l’hypocrisie règne en maître dans des déclarations qui dissimulent, défigurent ?
La déformation (comme l’hypocrisie, chez ceux, si nombreux parmi nous, que Freud appelle « les hypocrites de la culture ») est loin d’être l’apanage du nazisme : c’est à partir de « matériaux déformés, endommagés, disséminés dans la mémoire ou dans la tradition », que se construit « cette forme de vérité qu’est la réalité psychique, ici de l’individu, là de la communauté humaine », que peut se reconstituer le sol de la « vérité historique », même si le matériel des traces mnésiques à partir desquels le souvenir falsifié a été forgé nous reste inconnu dans sa forme originelle.
Ce dilemme entre réalité et irréalité, ou fantasme, est d’ailleurs présent dès l’invention de la psychanalyse, avec le renoncement à la neurotica, jusqu’à l’authentification restreinte au « vraisemblable » dans le Moïse ; il ne justifie pas pour autant de se délester de la notion de « réalité psychique », au nom du « monde interne » et du relativisme. L. Kahn a dénoncé efficacement dans Le psychanalyste apathique et le patient post-moderne (Puf, 2015) la révision de la psychanalyse à laquelle conduisent les courants intersubjectifs, interpersonnels, narrativistes, herméneutiques, constructivistes, supposés venir nourrir une psychanalyse plus « contemporaine » alors même qu’ils viennent lui retirer les « crocs à venin » dont Freud l’avait munie. Il accordait, rappelle-t-elle, « une importance considérable à l’étroite relation entre vérité et concordance avec le monde extérieur », tout en distinguant cette réalité qui existe indépendamment de nous de la réalité intrapsychique, qui n’est pas moins réelle. » Au philosophe américain Richard Rorty, qui dans son pragmatisme affirme que « la vérité est ce qui, pour nous, est bon à croire », elle oppose la résistance du héros de 1984, le roman d’Orwell, face au ministère de la Vérité, au petit chef qui affirme que deux et deux font cinq, et à la foule qui sait exactement « ce qui lui est utile » et le proclame quotidiennement durant « les deux minutes de la haine ». Aux « faits alternatifs » qui sont au service de la satisfaction du désir, au monde de la « post-vérité », elle oppose l’effroi d’Orwell en 1942, devant le « sentiment que la notion même de vérité objective est en train de disparaître de notre monde (…) un monde de cauchemar dans lequel le chef, ou n’importe quelle clique dirigeante, contrôle non seulement l’avenir mais aussi le passé ». Un effroi toujours plus actuel, faut-il l’écrire ? « Se soumettre à la contrainte du véridique, affirme L. Kahn, admettre la concordance entre vérité et réalité, est l’apanage de la liberté ».
Quels seraient les enjeux de l’indifférence à la vérité, de « la revendication de dire le vrai contre les preuves du vrai » qui fait aujourd’hui le succès d’un Trump, induisant chez ses partisans « un double effondrement du jugement » – jugement de réalité, jugement éthique ? Dénier la concordance entre vérité et réalité, c’est non seulement dénier que 2 et 2 fassent 4 même si le chef affirme le contraire, c’est aussi dénier « l’enracinement du désir sexuel dans le réel » infantile, « la valeur primordiale de l’expérience vécue, c’est à dire la matière d’un premier donné, d’une première perception » d’avant la déformation ultérieure.
C’est sur le modèle d’une paranoïa collective, telle que Freud la décrit dans Malaise, que le nazisme rebâtit le monde, en substituant son désir à la part persécutante du monde qui doit être persécuté, en détruisant la capacité critique de la raison et en inscrivant ce délire dans une réalité ainsi remodelée, collectivement – ce qui préserve l’individu d’une psychose ouverte.
Ainsi ce moment, crucial selon lui puisque cette vision le fait « s’éveiller », où Hitler se promenant dans Vienne rencontre « une apparition, portant un long caftan, et des boucles noires » : un juif, de cette communauté qui lutte pour sa reconnaissance völkisch, populaire-nationale, de ce völkisch dont les Allemands, eux, ont été dépossédés après la Première Guerre mondiale et la République de Weimar. Comme pour le président Schreber, « ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors ». Ce trait commun au persécuteur et au persécuté, c’est ce dont il va falloir s’emparer en le détruisant chez l’autre, jusqu’à la reconquête à l’Est des terres spoliées par le judéo-bolchevisme. « De fait, conclut L. Kahn, l’intrication la plus étroite entre le délire collectif, la projection de la destruction sur le persécuteur et l’identification à un objet interne mortifié me semble ce qui a régi au plan collectif tout à la fois la lutte à mort des Allemands contre les ennemis et leur soumission à l’autodestruction commandée par Hitler ».
C’est toujours au nom de l’autoconservation et de la régénération que « l ’homme politique de style paranoïaque » mène, au nom d’un mythe national identitaire (le MAGA de Trump par exemple, ou la campagne pour le Brexit, et plus largement dans les discours populistes), une croisade contre un complot qui menacerait la vie même de la masse. La masse aujourd’hui est virtuelle, construite par les réseaux sociaux qui peuvent la faire se reformer instantanément, avec toujours un « formidable agrandissement narcissique pour chacun des membres qui la composent ». Ainsi, aujourd’hui comme hier, l’acte meurtrier, résultat de la projection de la destruction sur le persécuteur, se trouve déréalisé, au nom de ce combat, autoconservateur toujours, contre « le grand remplacement ».
Qu’est devenu « l’objet psychique ‘Hitler’ » après la défaite de l’Allemagne, « cet objet interne qui a si profondément contribué à la restauration narcissique du peuple allemand ? » se demande L. Kahn pour conclure. Est-ce l’identification inconsciente à un tel objet perdu qui rendrait le deuil impossible, et conduirait à la déréalisation du mal ? Mais alors comment concevoir, hors transfert, au plan collectif, un processus de désidentification ?
La sublimation peut-elle y contribuer ? L’occultation allemande du passé nazi, la possibilité de s’en dégager en le réactualisant par la parodie ou la mise en scène, a hanté de nombreux artistes des générations suivantes : ainsi le film de Syberberg, « Hitler, un film d’Allemagne » (1977), ou l’œuvre contestée d’Anselm Kiefer, « Besetzungen, Occupations » (1969) – des photos qui le montrent parfois avec l’uniforme nazi de son père, toujours faisant le salut nazi. Mais le kitsch et la nostalgie pour l’Allemagne d’avant chez Syberberg, la recherche de l’effet chez Kiefer, font-ils autre chose que répéter, sans déplacement, l’ancienne fascination pour le nazisme ? De même, pour L. Kahn, l’usage massif du poème de Paul Celan, la « Fugue de mort », mythifié et par là-même assigné à résidence. Résurgence du mythe nazi comme mythe du Mythe, de l’histoire comme matériau esthétique, de l’esthétisation de la destruction, sans un pas de côté, sans déplacement ni perlaboration ? La question se repose, autrement : comment échapper aux identifications collectives aliénantes, « initialement promues par les représentants parentaux du groupe social que furent les parents », sans s’exclure du socius ? Sur le plan collectif, la pression de l’opinion ne ressemble-t-elle pas de fort près à un « entêtement de l’histoire – à l’insu même des protagonistes » ? C’est, au terme de son travail, la récente et très sérieuse traduction française de Mein Kampf dirigée par Olivier Mannoni qui conduit L. Kahn à se poser la question : par exemple (mais l’exemple n’est-il pas la chose même ?) « pulsion d’autoconservation » dans le texte d’Hitler y est traduit par « instinct de conservation », les « forces pulsionnelles » deviennent des « forces motrices », alors que la pulsionnalité, inconsciente et théorisée, est constante dans Mein Kampf, comme dans d’autres écrits des dirigeants nazis. Ces choix de traduction et l’évitement dont ils témoignent ne réitèrent-ils pas « à bas bruit l’interdit d’élaborer ce qui s’est déroulé dans cette langue », à savoir le meurtre de tout ce qui menace l’autoconservation d’une masse allemande construite par une identification collective aliénante, un meurtre dont le destin en Allemagne fut d’être oublié, déréalisé – donc répétable ?
En dix chapitres denses L. Kahn déplie dans ce livre un questionnement indispensable à qui essaie de s’orienter dans nos sombres temps d’aujourd’hui, et dans ceux d’hier. Un questionnement qui, loin de s’attacher à une causalité originelle voire mythique, loin de fournir des réponses prêtes à penser, avance en tâtonnant, affronte l’insécurité dans laquelle nous plongent ses objets de pensée – un bourbier, dit-elle. Engagée sur ce chemin risqué, avec Freud et d’autres « alliés substantiels », elle entraîne le lecteur, le convainc de la suivre, pas à pas, dans une précieuse expérience de lecture.
Laurence Kahn, L’avenir d’un silence. Déréalisation, refoulement, amnésie des masses, Puf, 2024.