L’avenir d’un silence

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Le silence évo­qué par le titre est celui de l’Allemagne d’après 1945 sur le nazisme. Dans ce livre, Lau­rence Kahn pour­suit avec rigueur son approche cli­nique de la psy­cho­lo­gie col­lec­tive, une approche ori­gi­nale puisqu’elle conjugue la méthode de l’historienne, appuyée sur des sources, et celle de l’analyste, avec son écoute atten­tive aux formes sous les­quelles l’inconscient peut se mani­fes­ter. Son ouvrage pré­cé­dent, Ce que le nazisme a fait à la psy­cha­na­lyse (Puf, 2018) se ter­mi­nait par un défi que les psy­cha­na­lystes, avec d’autres, ont à rele­ver : com­ment repen­ser le « va-et-vient constant entre l’économie intra­psy­chique de la subor­di­na­tion dans les vies indi­vi­duelles et l’économie du consen­te­ment à la tyran­nie, à l’œuvre dans la masse », telles que le nazisme les a mobi­li­sées ? 

« La des­truc­tion par­ache­vée et la défaite consom­mée », après le chaos de 1945, la ques­tion reste, mais se déplace sur le des­tin de ces éco­no­mies psy­chiques : que sont-elles deve­nues non seule­ment dans la mémoire indi­vi­duelle des Alle­mands – au moins des deux géné­ra­tions sui­vantes, mais aus­si à tra­vers le trai­te­ment de la période nazie par les his­to­riens et les diri­geants de l’Allemagne, de sa recons­truc­tion à sa « réuni­fi­ca­tion » ? L. Kahn ana­lyse « cet étrange silence » dans la mémoire alle­mande » d’après-guerre : loin d’une déna­zi­fi­ca­tion effec­tive, la « poli­tique du pas­sé » prô­née par le chan­ce­lier Ade­nauer dès 1949 – « lais­ser le pas­sé au pas­sé » – abou­tit vite aux lois d’amnistie et à la réin­té­gra­tion d’anciens cadres nazis dans les cercles du pou­voir. Un silence qui reste domi­nant, des décen­nies plus tard, mal­gré des ten­ta­tives pour le bri­ser, comme le montre L. Kahn dans « un petit mor­ceau de cli­nique col­lec­tive », où elle com­pare deux dis­cours offi­ciels, tenus en pleine « que­relle des his­to­riens » : quand en 1988, pour le 50e anni­ver­saire de la « nuit de cris­tal » (une bien étrange expres­sion pour mas­quer sous le bris des vitres le début des pogroms nazis), le pré­sident du Bun­des­tag, Jen­nin­ger, s’élève contre la remise en ques­tion de la véri­té his­to­rique et la déné­ga­tion des faits par la col­lec­ti­vi­té alle­mande, en recon­nais­sant la res­pon­sa­bi­li­té de l’État nazi cri­mi­nel, son dis­cours est hué par les dépu­tés et il est contraint de démis­sion­ner. Trois ans plus tôt, célé­brant en 1985 le 40e anni­ver­saire de la fin de la guerre, le pré­sident de la RFA, von Weiszä­cker, en appe­lait, lui, à une culpa­bi­li­té per­son­nelle et non pas col­lec­tive, dans un dis­cours de récon­ci­lia­tion célé­bré à l’unanimité – « Que cha­cun s’interroge aujourd’hui en silence sur sa propre impli­ca­tion », deman­dait-il. L’auteure le pré­cise, l’amnésie et l’occultation du pas­sé, décré­tées ou non, ne sont certes pas qu’une affaire alle­mande, l’histoire en four­nit de nom­breux exemples.

À ce « grand silence » la com­mu­nau­té ana­ly­tique alle­mande n’a pas échap­pé non plus, comme le montrent les tra­vaux de Sam­my Speier, cités par L. Kahn : jusqu’aux années 1990, der­rière le « mur de l’abstinence » qui inter­di­sait toute ques­tion aux ana­lystes for­ma­teurs sur leur pas­sé per­son­nel s’abritait selon Speier un « psy­cha­na­lyste sans visage » et « une psy­cha­na­lyse sans his­toire », dans un « cli­mat de tabou » : « la peur n’était pas celle d’ouvrir la porte de la chambre des parents et d’assister à la ‘scène pri­mi­tive’ mais plu­tôt celle d’ouvrir la porte de la chambre à gaz ». Mais dès 1934, Jung n’avait-il pas pro­cla­mé que « l’inconscient aryen a un poten­tiel plus éle­vé que l’inconscient juif » ?

La ques­tion insiste : d’où vient l’aveuglement de ce peuple alle­mand qui n’aurait rien vu, rien su, ni pen­dant ni après la guerre ? De retour en Alle­magne après 1945, Gun­ther Anders est frap­pé par l’« irréa­li­sa­tion » qu’il ren­contre au quo­ti­dien, où tout ce qui a eu lieu pen­dant la guerre lui paraît avoir été et être encore sans consé­quences pour ses inter­lo­cu­teurs. Et bien plus tard W. G. Sebald s’étonnera lui aus­si de « l’étonnante insen­si­bi­li­sa­tion dont est capable une col­lec­ti­vi­té ». Com­ment les outils de la psy­cha­na­lyse per­mettent-ils de pen­ser un tel aveu­gle­ment, une telle insen­si­bi­li­sa­tion, en termes de pro­ces­sus psy­chiques ? Autre­ment dit, com­ment com­prendre « le déca­lage entre l’action et la repré­sen­ta­tion, c’est-à-dire l’impossibilité pour l’humain d’imaginer ce qu’il pro­duit ? », écrit L. Kahn. Pour sai­sir les motifs, les méca­nismes et la fonc­tion du fait psy­chique que consti­tue ce déca­lage, il lui faut détailler « l’opération psy­chique com­plexe grâce à laquelle les masses tout à la fois accom­plissent et déréa­lisent leurs exploits et leurs crimes ». Ce « tout à la fois », cette simul­ta­néi­té, est bien le point le plus aigu, le plus com­plexe aus­si, de la réflexion de l’auteure.

Irréa­li­sa­tion ou, mieux, déréa­li­sa­tion, plu­tôt que refou­le­ment, régres­sion, ou cli­vage.

Déréa­li­sa­tion : Alexan­der et Mar­ga­rete Mit­scher­lich, par­mi les pre­miers méde­cins ana­lystes alle­mands à s’interroger dès 1967 sur Le deuil impos­sible, convo­quaient déjà cette notion. Une déréa­li­sa­tion au ser­vice de l’autoconservation, indi­vi­duelle et col­lec­tive, au ser­vice de la néces­si­té vitale d’oublier : face à « la crainte sourde d’une inva­sion du pré­sent par le pas­sé », avec ses mon­tagnes de cadavres ramas­sés à la pel­le­teuse dans les camps, « les Alle­mands sem­blaient avoir reti­ré sans effort tout inves­tis­se­ment de ce qui avait fait la tex­ture iden­ti­fi­ca­toire du IIIe Reich », pour se livrer à une sur­ac­ti­vi­té éco­no­mique : Hit­ler « étant fina­le­ment dési­gné comme seul res­pon­sable de cette dévas­ta­tion », le pas­sé put s’évanouir au loin, comme dans un rêve, notaient déjà les Mit­scher­lich. « À voir les Alle­mands s’affairer en tré­bu­chant sur les ruines de mille ans de leur his­toire », écri­vait Han­nah Arendt à son retour en Alle­magne après le nazisme, « on en vient à com­prendre que l’activité est deve­nue leur prin­ci­pal mode de défense contre la réa­li­té ». Ain­si, pour L. Kahn, « La recons­truc­tion alle­mande fut maniaque ».

Mais com­ment assu­rer les voies de pas­sage entre indi­vi­duel et col­lec­tif, entre faits psy­chiques et faits socio-his­to­riques, quand de l’un à l’autre manque « le maillon essen­tiel du trans­fert, labo­ra­toire de toute décou­verte » ? Le ques­tion­ne­ment revient tout au long du livre : il entre­croise ces faits socio-his­to­riques, les textes que convoque L. Kahn pour essayer de les pen­ser, et les avan­cées freu­diennes, en par­ti­cu­lier sur la psy­cho­lo­gie col­lec­tive. De livre en livre, sa méthode est la même : lire Freud avec d’autres textes en main, éma­nant d’autres ana­lystes, d’historiens, de socio­logues, de phi­lo­sophes, d’écrivains, pour ten­ter d’éclairer ici ce qu’elle consti­tue comme une cli­nique col­lec­tive.

Au-delà du modèle iden­ti­fi­ca­toire qu’élabore Freud dans Psy­cho­lo­gie des masses et ana­lyse du moi, avec sa com­po­sante d’amour nar­cis­sique, c’est pour l’auteure la haine ori­gi­naire du moi indi­vi­duel pour tout objet exté­rieur source de déplai­sir et donc à détruire, qui va scel­ler l’unité de la masse popu­laire alle­mande dans sa haine de l’étranger, de l’intrus – du Juif, à exter­mi­ner. Hit­ler ne pro­cla­mait-il pas qu’il y a « deux choses qui peuvent unir les hommes : des idéaux com­muns et des crimes com­muns » ? Pour L. Kahn, « l’intérêt pul­sion­nel indi­vi­duel vient s’emboîter ici dans l’intérêt nar­cis­sique col­lec­tif », avec la haine comme pre­mier ciment – de nom­breux dis­cours et écrits du Füh­rer, qu’elle ana­lyse en détail, en témoignent. « De l’auto-conservation indi­vi­duelle à l’auto-conservation col­lec­tive, on entre­voit ici une pos­sible voie de pas­sage de l’individu à la masse. »

L’autre ciment est celui des idéaux, avec leur puis­sance créa­trice. C’était la pro­messe d’Hitler : bâtir un nou­veau monde, des bâti­ments qui feront d’impérissables ruines, et par l’art ins­crire et garan­tir ain­si la sur­vie éter­nelle de la race alle­mande. Ou com­ment la subli­ma­tion, avec sa teneur désexua­li­sante et nar­cis­sique, se mit au ser­vice de la des­truc­tion, de l’anti-création selon le mot de Pri­mo Levi, d’une « contre-culture » (I. Ker­tész) arri­mée à un nou­veau mythe fon­da­teur. Th. Mann déjà qua­li­fiait Hit­ler, qui se vou­lait « sculp­teur de l’Allemagne », de « contre-artiste ». C’est qu’en regard de ce réel à fabri­quer, sup­po­sé réa­li­ser la plé­ni­tude d’une race idéale, les nazis fabri­quaient dans les ghet­tos et les camps un autre réel, seul à même de don­ner sens au pré­cé­dent, où les humains étaient trans­for­més en une masse d’excréments : « un réel pré­sen­té comme la cause bien fon­dée du meurtre », alors qu’elle en était la consé­quence. « La fabrique du monde mas­sa­crable for­geait le réel – et non une image – qui uni­fiait la ‘com­mu­nau­té du peuple’ ». La néo-réa­li­té ain­si for­gée, avec l’appui d’un nou­veau « droit » des­truc­teur de la loi ancienne, à déju­daï­ser selon Carl Schmitt, défi­nit le « véri­ta­ble­ment alle­mand » comme cette union du ‘sang’ pur et de l’’esprit’ de la masse alle­mande unie au Füh­rer en un seul grand corps éter­nel. Le mythe aryen ain­si construit, relève L. Kahn, don­nait forme à la pul­sion d’autoconservation et à son cor­ré­lat : l’idéal d’un espace vital pur.

Psy­chose de masse ? À l’échelle indi­vi­duelle, Freud avec « Construc­tions dans l’analyse », en 1938, sou­te­nait que la folie contient « un mor­ceau de véri­té his­to­rique », un mor­ceau per­du de l’histoire vécue que le délire du patient et la construc­tion pro­po­sée par l’analyste ten­te­raient de res­ti­tuer. Dans L’Homme Moïse et le mono­théisme, rédi­gé à l’heure où pour Freud « le pro­grès conclut un pacte avec la bar­ba­rie », il en va à l’échelle de l’humanité, avec les croyances déli­rantes des masses, reli­gieuses ou non, comme avec la folie déli­rante des psy­cho­tiques : « elle aus­si a déve­lop­pé des délires inac­ces­sibles à la cri­tique logique et contre­di­sant la réa­li­té », écrit Freud. 

Face au délire psy­cho­tique de la masse alle­mande, avec son adhé­sion mys­tique au Füh­rer et à son usage magique de la parole, incar­na­tion pour Jung du dieu Wotan, sup­po­sée « don­née ger­ma­nique ori­gi­nelle », émerge la figure d’un autre Grand Homme : Moïse qui savait pour avoir fait l’expérience du meurtre qu’« avoir tué est chose ter­rible », Moïse à l’origine de l’éthique et des com­man­de­ments de Dieu aux­quels lui-même se sou­met­tait, à l’opposé exact de l’autre Füh­rer, « grand hyp­no­ti­seur »  – Tho­mas Mann, depuis son exil amé­ri­cain, don­ne­ra en 1944, dans sa nou­velle La loi, « une véri­table inter­pré­ta­tion du Moïse de Freud », montre L. Kahn : un Moïse contre le Wotan, l’archétype de Jung.

Ce silence alle­mand sur le nazisme, au moins jusqu’aux années 1980, est-il pen­sable, en termes freu­diens, comme une lacune trau­ma­tique que la « Que­relle des his­to­riens », née en Alle­magne en 1986, aurait levée, et com­blée ? L’historien Ernst Nolte – un élève d’Heidegger –, par lequel la que­relle est lan­cée, fait publi­que­ment de l’extermination nazie des Juifs une réponse aux crimes sovié­tiques, « à la seule excep­tion de la tech­nique du gazage », et demande ain­si qu’on cesse de démo­ni­ser le IIIe Reich, lui attri­buant même le mérite d’avoir libé­ré les géné­ra­tions sui­vantes de la tyran­nie com­mu­niste.  J. Haber­mas puis d’autres, dont G. Anders, s’insurgent vio­lem­ment contre un tel révi­sion­nisme, contre la fabrique rétro­ac­tive de l’histoire qui en résulte : bour­reaux et vic­times sont confon­dus, tous sacri­fiés par une même tyran­nie, subie pas­si­ve­ment par tous. Et la que­relle de se déployer, non sans effets qui conduisent par exemple le chan­ce­lier Kohl à réaf­fec­ter en 1993, après la réuni­fi­ca­tion, le Monu­ment aux sol­dats morts qui fut éri­gé à Ber­lin en 1817 en hom­mage aux sol­dats des guerres napo­léo­niennes, puis à ceux de la Pre­mière Guerre mon­diale, puis (après 1945, à Ber­lin-Est), aux vic­times du fas­cisme : Kohl le renom­ma « Mémo­rial cen­tral de la Répu­blique fédé­rale pour les vic­times de la guerre et de la dic­ta­ture », quelles qu’elles soient.  De même, montre en détail L. Kahn, la série Hei­mat. Une chro­nique alle­mande, d’Edgar Reitz (1984) qui rela­tait avec nos­tal­gie la vie pai­sible d’un vil­lage alle­mand de 1919 à 1982, fait-elle silence sur les hor­reurs du nazisme, en res­tau­rant « un nar­cis­sisme col­lec­tif qui aurait moins pâti d’Auschwitz que des ravages de l’expansion et de l’esthétique amé­ri­caines ».

Opfer, le nom alle­mand, désigne à la fois la vic­time sacri­fi­cielle et l’opération du sacri­fice. Un sacri­fice, où l’amour incon­di­tion­nel de la masse alle­mande pour le Füh­rer ayant absor­bé en cha­cun l’amour de soi, ou plu­tôt, quand la défaite s’annonce, un auto-sacri­fice, par un retour­ne­ment mélan­co­lique de la cri­mi­na­li­té sans remords, jusqu’à l’anéantissement des moi indi­vi­duels. Pré­fé­rer une fin col­lec­tive héroïque à une capi­tu­la­tion infa­mante, n’est-ce pas encore par­ache­ver « le mythe nazi », autre­ment dit le nazisme comme mythe (un mythe déter­mi­né d’abord comme mythe de la race, et réa­li­sé par son État), « mythe du Mythe, c’est-à-dire mythe de la puis­sance créa­trice en géné­ral », comme l’ont mon­tré Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nan­cy ?

Que devient la réa­li­té « quand le don­né sen­sible cesse d’être le maté­riau réel d’une expé­rience par­ta­gée » p, quand le concept de race orga­nise une concep­tion sans faille du monde, quand la véri­té est indif­fé­rente et la langue défor­mée, comme l’a mon­tré Vik­tor Klem­pe­rer, au point que l’hypocrisie règne en maître dans des décla­ra­tions qui dis­si­mulent, défi­gurent ? 

La défor­ma­tion (comme l’hypocrisie, chez ceux, si nom­breux par­mi nous, que Freud appelle « les hypo­crites de la culture ») est loin d’être l’apanage du nazisme : c’est à par­tir de « maté­riaux défor­més, endom­ma­gés, dis­sé­mi­nés dans la mémoire ou dans la tra­di­tion », que se construit « cette forme de véri­té qu’est la réa­li­té psy­chique, ici de l’individu, là de la com­mu­nau­té humaine », que peut se recons­ti­tuer le sol de la « véri­té his­to­rique », même si le maté­riel des traces mné­siques à par­tir des­quels le sou­ve­nir fal­si­fié a été for­gé nous reste incon­nu dans sa forme ori­gi­nelle. 

Ce dilemme entre réa­li­té et irréa­li­té, ou fan­tasme, est d’ailleurs pré­sent dès l’invention de la psy­cha­na­lyse, avec le renon­ce­ment à la neu­ro­ti­ca, jusqu’à l’authentification res­treinte au « vrai­sem­blable » dans le Moïse ; il ne jus­ti­fie pas pour autant de se déles­ter de la notion de « réa­li­té psy­chique », au nom du « monde interne » et du rela­ti­visme. L. Kahn a dénon­cé effi­ca­ce­ment dans Le psy­cha­na­lyste apa­thique et le patient post-moderne (Puf, 2015) la révi­sion de la psy­cha­na­lyse à laquelle conduisent les cou­rants inter­sub­jec­tifs, inter­per­son­nels, nar­ra­ti­vistes, her­mé­neu­tiques, construc­ti­vistes, sup­po­sés venir nour­rir une psy­cha­na­lyse plus « contem­po­raine » alors même qu’ils viennent lui reti­rer les « crocs à venin » dont Freud l’avait munie. Il accor­dait, rap­pelle-t-elle, « une impor­tance consi­dé­rable à l’étroite rela­tion entre véri­té et concor­dance avec le monde exté­rieur », tout en dis­tin­guant cette réa­li­té qui existe indé­pen­dam­ment de nous de la réa­li­té intra­psy­chique, qui n’est pas moins réelle. » Au phi­lo­sophe amé­ri­cain Richard Ror­ty, qui dans son prag­ma­tisme affirme que « la véri­té est ce qui, pour nous, est bon à croire », elle oppose la résis­tance du héros de 1984, le roman d’Orwell, face au minis­tère de la Véri­té, au petit chef qui affirme que deux et deux font cinq, et à la foule qui sait exac­te­ment « ce qui lui est utile » et le pro­clame quo­ti­dien­ne­ment durant « les deux minutes de la haine ». Aux « faits alter­na­tifs » qui sont au ser­vice de la satis­fac­tion du désir, au monde de la « post-véri­té », elle oppose l’effroi d’Orwell en 1942, devant le « sen­ti­ment que la notion même de véri­té objec­tive est en train de dis­pa­raître de notre monde  (…) un monde de cau­che­mar dans lequel le chef, ou n’importe quelle clique diri­geante, contrôle non seule­ment l’avenir mais aus­si le pas­sé ». Un effroi tou­jours plus actuel, faut-il l’écrire ? « Se sou­mettre à la contrainte du véri­dique, affirme L. Kahn, admettre la concor­dance entre véri­té et réa­li­té, est l’apanage de la liber­té ».

Quels seraient les enjeux de l’indifférence à la véri­té, de « la reven­di­ca­tion de dire le vrai contre les preuves du vrai » qui fait aujourd’hui le suc­cès d’un Trump, indui­sant chez ses par­ti­sans « un double effon­dre­ment du juge­ment » – juge­ment de réa­li­té, juge­ment éthique ? Dénier la concor­dance entre véri­té et réa­li­té, c’est non seule­ment dénier que 2 et 2 fassent 4 même si le chef affirme le contraire, c’est aus­si dénier « l’enracinement du désir sexuel dans le réel » infan­tile, « la valeur pri­mor­diale de l’expérience vécue, c’est à dire la matière d’un pre­mier don­né, d’une pre­mière per­cep­tion » d’avant la défor­ma­tion ulté­rieure.  

C’est sur le modèle d’une para­noïa col­lec­tive, telle que Freud la décrit dans Malaise, que le nazisme rebâ­tit le monde, en sub­sti­tuant son désir à la part per­sé­cu­tante du monde qui doit être per­sé­cu­té, en détrui­sant la capa­ci­té cri­tique de la rai­son et en ins­cri­vant ce délire dans une réa­li­té ain­si remo­de­lée, col­lec­ti­ve­ment – ce qui pré­serve l’individu d’une psy­chose ouverte.

Ain­si ce moment, cru­cial selon lui puisque cette vision le fait « s’éveiller », où Hit­ler se pro­me­nant dans Vienne ren­contre « une appa­ri­tion, por­tant un long caf­tan, et des boucles noires » : un juif, de cette com­mu­nau­té qui lutte pour sa recon­nais­sance völ­kisch, popu­laire-natio­nale, de ce völ­kisch dont les Alle­mands, eux, ont été dépos­sé­dés après la Pre­mière Guerre mon­diale et la Répu­blique de Wei­mar. Comme pour le pré­sident Schre­ber, « ce qui a été abo­li au-dedans revient du dehors ». Ce trait com­mun au per­sé­cu­teur et au per­sé­cu­té, c’est ce dont il va fal­loir s’emparer en le détrui­sant chez l’autre, jusqu’à la recon­quête à l’Est des terres spo­liées par le judéo-bol­che­visme. « De fait, conclut L. Kahn, l’intrication la plus étroite entre le délire col­lec­tif, la pro­jec­tion de la des­truc­tion sur le per­sé­cu­teur et l’identification à un objet interne mor­ti­fié me semble ce qui a régi au plan col­lec­tif tout à la fois la lutte à mort des Alle­mands contre les enne­mis et leur sou­mis­sion à l’autodestruction com­man­dée par Hit­ler ». 

C’est tou­jours au nom de l’autoconservation et de la régé­né­ra­tion que « l ’homme poli­tique de style para­noïaque » mène, au nom d’un mythe natio­nal iden­ti­taire (le MAGA de Trump par exemple, ou la cam­pagne pour le Brexit, et plus lar­ge­ment dans les dis­cours popu­listes), une croi­sade contre un com­plot qui mena­ce­rait la vie même de la masse. La masse aujourd’hui est vir­tuelle, construite par les réseaux sociaux qui peuvent la faire se refor­mer ins­tan­ta­né­ment, avec tou­jours un « for­mi­dable agran­dis­se­ment nar­cis­sique pour cha­cun des membres qui la com­posent ». Ain­si, aujourd’hui comme hier, l’acte meur­trier, résul­tat de la pro­jec­tion de la des­truc­tion sur le per­sé­cu­teur, se trouve déréa­li­sé, au nom de ce com­bat, auto­con­ser­va­teur tou­jours, contre « le grand rem­pla­ce­ment ».

Qu’est deve­nu « l’objet psy­chique ‘Hit­ler’ » après la défaite de l’Allemagne, « cet objet interne qui a si pro­fon­dé­ment contri­bué à la res­tau­ra­tion nar­cis­sique du peuple alle­mand ? » se demande L. Kahn pour conclure. Est-ce l’identification incons­ciente à un tel objet per­du qui ren­drait le deuil impos­sible, et condui­rait à la déréa­li­sa­tion du mal ? Mais alors com­ment conce­voir, hors trans­fert, au plan col­lec­tif, un pro­ces­sus de dési­den­ti­fi­ca­tion ? 

La subli­ma­tion peut-elle y contri­buer ? L’occultation alle­mande du pas­sé nazi, la pos­si­bi­li­té de s’en déga­ger en le réac­tua­li­sant par la paro­die ou la mise en scène, a han­té de nom­breux artistes des géné­ra­tions sui­vantes : ain­si le film de Syber­berg, « Hit­ler, un film d’Allemagne » (1977), ou l’œuvre contes­tée d’Anselm Kie­fer, « Beset­zun­gen, Occu­pa­tions » (1969) – des pho­tos qui le montrent par­fois avec l’uniforme nazi de son père, tou­jours fai­sant le salut nazi. Mais le kitsch et la nos­tal­gie pour l’Allemagne d’avant chez Syber­berg, la recherche de l’effet chez Kie­fer, font-ils autre chose que répé­ter, sans dépla­ce­ment, l’ancienne fas­ci­na­tion pour le nazisme ? De même, pour L. Kahn, l’usage mas­sif du poème de Paul Celan, la « Fugue de mort », mythi­fié et par là-même assi­gné à rési­dence. Résur­gence du mythe nazi comme mythe du Mythe, de l’histoire comme maté­riau esthé­tique, de l’esthétisation de la des­truc­tion, sans un pas de côté, sans dépla­ce­ment ni per­la­bo­ra­tion ? La ques­tion se repose, autre­ment : com­ment échap­per aux iden­ti­fi­ca­tions col­lec­tives alié­nantes, « ini­tia­le­ment pro­mues par les repré­sen­tants paren­taux du groupe social que furent les parents », sans s’exclure du socius ? Sur le plan col­lec­tif, la pres­sion de l’opinion ne res­semble-t-elle pas de fort près à un « entê­te­ment de l’histoire – à l’insu même des pro­ta­go­nistes » ? C’est, au terme de son tra­vail, la récente et très sérieuse tra­duc­tion fran­çaise de Mein Kampf diri­gée par Oli­vier Man­no­ni qui conduit L. Kahn à se poser la ques­tion : par exemple (mais l’exemple n’est-il pas la chose même ?) « pul­sion d’autoconservation » dans le texte d’Hitler y est tra­duit par « ins­tinct de conser­va­tion », les « forces pul­sion­nelles » deviennent des « forces motrices », alors que la pul­sion­na­li­té, incons­ciente et théo­ri­sée, est constante dans Mein Kampf, comme dans d’autres écrits des diri­geants nazis.  Ces choix de tra­duc­tion et l’évitement dont ils témoignent ne réitèrent-ils pas « à bas bruit l’interdit d’élaborer ce qui s’est dérou­lé dans cette langue », à savoir le meurtre de tout ce qui menace l’autoconservation d’une masse alle­mande construite par une iden­ti­fi­ca­tion col­lec­tive alié­nante, un meurtre dont le des­tin en Alle­magne fut d’être oublié, déréa­li­sé – donc répé­table ?

En dix cha­pitres denses L. Kahn déplie dans ce livre un ques­tion­ne­ment indis­pen­sable à qui essaie de s’orienter dans nos sombres temps d’aujourd’hui, et dans ceux d’hier. Un ques­tion­ne­ment qui, loin de s’attacher à une cau­sa­li­té ori­gi­nelle voire mythique, loin de four­nir des réponses prêtes à pen­ser, avance en tâton­nant, affronte l’insécurité dans laquelle nous plongent ses objets de pen­sée – un bour­bier, dit-elle. Enga­gée sur ce che­min ris­qué, avec Freud et d’autres « alliés sub­stan­tiels », elle entraîne le lec­teur, le convainc de la suivre, pas à pas, dans une pré­cieuse expé­rience de lec­ture.


Lau­rence Kahn, L’avenir d’un silence. Déréa­li­sa­tion, refou­le­ment, amné­sie des masses, Puf, 2024.