Le détail – Extrait de « Des psychanalystes en séance »

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Dès sa prise de ren­dez-vous, cette convic­tion d’être jugé, jus­ti­fiant sa volon­té d’en découdre, a sai­si l’analyste. D’emblée, ce patient signale fébri­le­ment le poids de son nom et l’incurie de ses inter­lo­cu­teurs à l’orthographier conve­na­ble­ment. À sa pre­mière séance, un détail touche l’analyste sans qu’il puisse, à ce stade, en sai­sir toute la por­tée. Voyant un sou­rire sar­do­nique sur le visage de l’analyste, il s’emporte sou­dai­ne­ment et convoque l’irréductible conflic­tua­li­té l’unissant à son père, pré­sen­té comme un homme intran­si­geant, sou­vent rabais­sant et imman­qua­ble­ment déçu par ses enfants et leurs regards por­tés sur ses pré­ro­ga­tives pater­nelles. Cette esquisse de construc­tion inau­gu­rale a estom­pé une décli­nai­son plus fur­tive et vite refou­lée de ce même détail.

Pen­dant la séance, une pen­sée incon­ve­nante a sai­si l’analyste. Avec un tel patro­nyme, com­ment échap­per, en effet, à l’inévitable convo­ca­tion des pires atro­ci­tés de la guerre et d’un héri­tage — son nom — auquel on ne peut renon­cer ? Ce détail se décli­ne­ra ensuite sous de nom­breuses formes et le tra­vail d’analyse des­si­ne­ra len­te­ment le motif de sa croi­sade. Il orga­ni­se­ra long­temps le lien du patient avec l’analyste et le conte­nu de ses plaintes : son juge­ment sur la mon­dia­li­sa­tion, sur les requins que sont les ana­lystes finan­ciers, sur l’avenir de la pla­nète, sur sa pho­bie de l’école, où il s’est tou­jours sen­ti irré­mé­dia­ble­ment jugé, ou encore sur une décli­nai­son plus actuelle de cette pho­bie qui, pour les mêmes rai­sons, concerne les femmes et ali­mente sa tris­tesse de ne pou­voir véri­ta­ble­ment s’engager. Il expri­me­ra aus­si sa haine des classes diri­geantes et de la dis­sy­mé­trie ou encore son refus d’avoir des enfants afin de leur épar­gner un des­tin iné­luc­ta­ble­ment sor­dide et la pré­sence d’un père qui ne leur appor­te­rait rien de bon.

Pen­dant long­temps, cette forme de com­bat a pré­si­dé aux séances. Le patient met­tait l’analyste à l’épreuve. Il lui assi­gnait un rôle de juge atten­tif à ses réqui­si­toires tout en espé­rant ne pas être jugé, condam­né ou pire congé­dié. Au fil de l’analyse, pour­tant, sa colère s’est estom­pée et il a décou­vert l’attachement éro­tique intense qu’il éprou­vait pour son père entra­per­çu dès la pre­mière séance à tra­vers ce détail. Il ne pou­vait jusque-là l’approcher que par l’idée d’être jugé et sur­tout d’être bat­tu et il dépla­çait ce conflit sur des repré­sen­ta­tions poli­tiques, his­to­riques ou fami­liales.

Mot de la langue com­mune, le détail n’est pas un concept ana­ly­tique en tant que tel et nous devons à Daniel Arasse son usage dans le domaine pic­tu­ral. Cette atten­tion spé­ci­fique occupe pour­tant une place impor­tante dans l’écoute de l’analyste, puis dans ses inter­pré­ta­tions. Qu’il s’agisse d’un mot, d’une atti­tude, d’une inflexion de la voix, d’un élé­ment minime ou secon­daire du dis­cours ou encore de ce qui peut être lais­sé de côté et ense­ve­li par la minu­tieuse des­crip­tion d’un évé­ne­ment ou d’un sou­ve­nir qui fait signe chez l’analysant, l’analyste accorde au détail une écoute pri­vi­lé­giée, sur­tout s’il per­çoit un mou­ve­ment, en lui ou chez l’analysant, qui cher­che­rait à l’écarter ou à l’estomper. Lap­sus et idée inci­dente en sont de beaux exemples. Le refou­lé est conden­sé et, grâce à son sur­gis­se­ment dans la conscience, l’idée inci­dente devient comme un symp­tôme que l’analyste attend et scrute dans son écoute. Ain­si, des évé­ne­ments psy­chiques aus­si incon­grus qu’encombrants, des rêve­ries fugaces sont tis­sés de repré­sen­ta­tions et de traces incons­cientes que le refou­le­ment repousse à l’arrière-plan afin qu’ils res­tent invi­sibles.

Dans son étude inti­tu­lée « Heurs et mal­heurs de l’anachronisme », Daniel Arasse défi­nit l’anachronisme en pein­ture par le fait que les condi­tions de visi­bi­li­té trans­forment ce que le spec­ta­teur peut voir. Un tableau de la Renais­sance ne se voit plus de la même façon dans un musée que lorsqu’il était accro­ché en hau­teur dans la pénombre d’une église ou d’un châ­teau. Véri­table chan­ge­ment de cadre, cette modi­fi­ca­tion des condi­tions de visi­bi­li­té est assez proche de ce que la situa­tion ana­ly­tique cherche à pro­mou­voir. La décou­verte par Daniel Arasse, d’un détail d’une Annon­cia­tion peinte par Fra Filip­po Lip­pi pro­cède du même sur­gis­se­ment d’un évé­ne­ment psy­chique (in) atten­du dans une cure. Assise dans le calme d’une cour, le visage pen­ché, Marie regarde une colombe, habi­tuelle repré­sen­ta­tion de l’Esprit-Saint, qui l’observe et semble avoir sus­pen­du son vol quelques cen­ti­mètres au-des­sus de ses genoux. En obser­vant le tableau plus atten­ti­ve­ment, on réa­lise que cette colombe vire­volte et que des rayons d’or partent de l’oiseau pour aller se ficher dans les plis de sa robe au niveau de son ventre. À cet endroit se trouve un trou dans son vête­ment, une bou­ton­nière à peine visible.

Avec acui­té et éru­di­tion, Daniel Arasse inter­prète ce détail du tableau comme une fan­tai­sie concer­nant la reli­gieuse qui lui ser­vait de modèle. Par ce détail, peint pour ne pas être vu, l’artiste laisse per­cer sa rela­tion à la pein­ture et à l’énigme du corps fémi­nin. Pour le psy­cha­na­lyste lec­teur d’Arasse, Filip­po Lip­pi peint une Annon­cia­tion assez clas­sique dans sa fac­ture mais, concer­nant ce détail et l’impulsion vénielle qui le sai­sit et qu’il ne s’autorise que parce qu’il pense que ce détail ne sera pas vu, il ne sait pas ce qu’il peint lorsqu’il peint ce détail. Pré­sent au centre même du tableau, un détail appa­raît comme un véri­table mes­sage énig­ma­tique que nombre de cri­tiques et d’historiens ne note­ront d’ailleurs pas pen­dant de nom­breuses années jusqu’à ce qu’un jour, lié au décro­chage du tableau ou à une nou­velle ins­tal­la­tion, il soit remar­qué.

Claude Arlès.
Edi­tions Gal­li­mard, 2016
À pro­pos de « Des psy­cha­na­lystes en séance http://lesenfantsdelapsychanalyse.com/actualite-colloques/152-des-psychanalystes-en-seance
Ega­le­ment, l’in­ter­view de Laurent Danon-Boi­leau http://lesenfantsdelapsychanalyse.com/breves-de-psychanalyse/entretiens/156-entretien-avec-laurent-danon-boileau-sur-des-psychanalystes-en-seance