Le lambeau de Philippe Lançon

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Il est des livres qui nous happent, nous cap­tivent par la finesse et la sub­ti­li­té avec les­quelles ils explorent mal­gré eux les méandres de la vie psy­chique. Le lam­beau de Phi­lippe Lan­çon est un de ceux-là.
Ce récit auto­bio­gra­phique raconte avec une grande pudeur de quelle manière, res­ca­pé de l’attentat Char­lie Heb­do du 7 jan­vier 2015, l’auteur doit apprendre à sur­vivre à l’« après trau­ma ».
Très lour­de­ment bles­sé au visage – il devra subir dix-sept opé­ra­tions de la par­tie infé­rieure du visage –, Phi­lippe Lan­çon recon­naît : « Mon corps entier s’est réfu­gié dans ma mâchoire ».
Il n’a ces­sé d’écrire, jour après jour, ce qu’il vivait durant cette longue et dou­lou­reuse période de recons­truc­tion chi­rur­gi­cale. En retrait du monde exté­rieur, l’auteur ne vit plus que dans un envi­ron­ne­ment exclu­si­ve­ment hos­pi­ta­lier qui consti­tue d’emblée un uni­vers enve­lop­pant, indis­pen­sable à l’état post-trau­ma­tique qui est le sien.

La dou­leur phy­sique, omni­pré­sente tout au long du livre, devient un per­son­nage à part entière de son récit. Elle nous évoque le saut du psy­chique dans le cor­po­rel dont parle Natha­lie Zaltz­man, une psy­chi­sa­tion du cor­po­rel dans ces états de bles­sures extrêmes.
Cette dou­leur par­vient peu à peu à remo­bi­li­ser l’auteur en tant que sujet vivant. C’est elle aus­si, sans doute, qui le sou­lage de la culpa­bi­li­té d’être vivant. Consti­tuant un nou­vel objet d’investissement, elle recrée un fami­lier qui a sou­dai­ne­ment été détruit et anéan­ti par la vio­lence et la mas­si­vi­té du trau­ma.
Comme dans la for­mule de Fritz Zorn rap­pe­lée par J‑B. Pon­ta­lis « Par­tout où ça fait mal, c’est moi », Phi­lippe Lan­çon amorce un lent réin­ves­tis­se­ment de son corps par le tra­jet et la pré­ci­sion des res­sen­tis dou­lou­reux. La dou­leur ras­semble un corps mor­ce­lé et désor­mais étran­ger qui, bien que tou­jours vivant, a volé en éclat.

Mau­rice Bor­gel, dans La résis­tance de l’humain, évoque une sorte de pré­oc­cu­pa­tion mater­nelle pri­maire pour soi qui per­met de ne pas mou­rir. Étayant son pro­pos par la lit­té­ra­ture rela­tant l’expérience des camps, il pré­cise que cette pré­oc­cu­pa­tion révèle une arti­cu­la­tion psy­ché-soma sin­gu­lière où le devoir sacré de sur­vivre sup­pose la sau­ve­garde du corps.
Freud, lui, sup­pose en 1920, dans Au-delà du prin­cipe de plai­sir, qu’une bles­sure gros­sière simul­ta­née au trau­ma réduit la chance de nais­sance d’une névrose.
Ain­si, la dou­leur phy­sique cir­cons­crit et sou­lage la dou­leur psy­chique qui rôde dans cet « inter­zone ». L’investissement du cor­po­rel souf­frant trans­cende le rap­port au temps et fixe le sujet dans un hic et nunc qui pro­tège de l’effraction du trau­ma.
Phi­lippe Lan­çon a choi­si de citer Nietzsche, dans Sagesse dans la dou­leur : « Dans la dou­leur il y a autant de sagesse que dans le plai­sir : tous deux sont au pre­mier chef des forces conser­va­trices de l’espèce. S’il n’en était pas ain­si de la dou­leur, il y a long­temps qu’elle aurait dis­pa­ru ; qu’elle fasse mal, ce n’est pas là un argu­ment contre elle, c’est au contraire son essence. »

Dans Le lam­beau, il exprime avec ses mots com­bien l’instinct de sur­vie impose une mise en sus­pens d’une remé­mo­ra­tion encore inéla­bo­rable : « La dou­leur cette fois est venue au secours de l’éveil. Elle le fouet­tait et m’obligeait à ne plus traî­ner en route, dans l’interzone où n’existe pas la limite entre conscience, per­cep­tion et sou­ve­nir. »
La recons­truc­tion phy­sique « fait tiers » dans les rela­tions aux per­sonnes qui l’entourent de très près durant cette longue période. Soi­gnants, famille, com­pagne, peuvent se sou­cier de cette lente évo­lu­tion, pas à pas, dans ses détails les plus chi­rur­gi­caux.
Ain­si l’intensité du lien peut se nour­rir de cet actuel indis­pen­sable, tout en res­pec­tant le repli sal­va­teur de Phi­lippe Lan­çon.
À ce jour, plus de trois ans après l’attentat, ce der­nier confie dans une inter­view n’avoir jamais éprou­vé de colère. Le vécu cor­po­rel dou­lou­reux pro­vo­qué par cette longue épreuve chi­rur­gi­cale a‑t-elle para­doxa­le­ment par­ti­ci­pé au détour­ne­ment de cette colère ? L’énergie pul­sion­nelle mobi­li­sée par ce corps meur­tri, la résis­tance et le com­bat qu’elle impose, pro­tège-t-elle de la haine à l’encontre de l’agresseur ?

Phi­lippe Lan­çon dit s’en remettre à des « tyrans bien­veillants » que repré­sente l’arsenal thé­ra­peu­tique et tech­nique com­plexe déployé, acteurs de sa recons­truc­tion chi­rur­gi­cale : « Il fal­lait aimer les tuyaux car, s’ils vous vio­laient c’était pour votre bien. Ils vous appor­taient l’eau, le sucre, la nour­ri­ture, les som­ni­fères, et fina­le­ment la vie, la sur­vie et le sou­la­ge­ment. »
J‑B. Pon­ta­lis qua­li­fie le lan­gage de mélan­co­lique, par la perte qui le fait être et l’anime.
Robert Antelme quant à lui, dans son avant-pro­pos de L’espèce humaine, confie son inca­pa­ci­té à trou­ver les mots pour dire « l’inimaginable » : « Dès les pre­miers jours cepen­dant, il nous parais­sait impos­sible de com­bler la dis­tance que nous décou­vrions entre le lan­gage dont nous  dis­po­sions et cette expé­rience que, pour la plu­part, nous étions encore en train de pour­suivre dans notre corps ».
Ain­si, cette dou­leur cor­po­relle que raconte Le lam­beau pour­rait-elle être une issue soma­tique tran­si­toire, étayant cette longue période de recons­truc­tion phy­sique surin­ves­tie, alors que la recons­truc­tion psy­chique ne peut que se faire attendre.

Julie MOUNDLIC
Psy­cha­na­lyste Ins­ti­tut APF
Psy­cho­thé­ra­peute IPSO Pierre Mar­ty