Il est rare dans la littérature psychanalytique de lire un ouvrage à la façon dont on pourrait lire un roman captivant. Dans ce livre, Alexandre Morel nous parle de sa clinique psychodramatique avec des adolescents en service d’hospitalisation en psychiatrie, en ambulatoire, mais aussi en ville. Il nous invite à découvrir comment, à partir de symptômes ou de conflits restant souvent peu intelligibles pour l’adolescent, le jeu psychodramatique vient apporter une aide à la figuration et à la construction de représentations conscientes. Des allers-retours entre situations cliniques et reformulations théoriques (métapsychologiques, psychopathologiques, praxiques et techniques) rythment la lecture dans un bel équilibre des répartitions. Et si les scènes décrites donnent à découvrir les mots particuliers de la langue adolescente, les reprises théoriques de l’auteur nous mettent en contact avec un style libre, précis et une pensée clinique sensible, astucieuse et profonde. Ce livre est aussi ouvert à l’humour : le lecteur sourit, rit, et parfois franchement, lorsqu’au décours d’un imprévu, d’une mise en scène ou d’une réplique, ce qui relevait du tragique ou du drame bascule dans un effet comique partagé et libérateur.
Et c’est là la force du psychodrame : à partir d’un énoncé, de quelques mots — et quand bien même ces mots se refusent à participer au jeu — une scène, co-construite avec le meneur de jeu, est proposée : ce qui dans la vie psychique ou dans la vie quotidienne du sujet pouvait être vécu comme dramatique, épouvantable ou insurmontable, est désormais invité à jouer. Jouer avec la souffrance pour mieux s’en jouer, c’est-à-dire s’en dégager en quelque sorte. Si le jeu — en physique — est aussi un intervalle permettant un mouvement des éléments (les mouvements d’eros), le jeu psychodramatique invite précisément — par l’improvisation sur scène — à proposer une autre version, nouvelle, différente, qui crée un écart d’avec ce qui dans la vie ne joue plus. Alors qu’à l’adolescence, après le séisme de la puberté, bien des repères (narcissiques, identificatoires, relationnels) issus de l’enfance vacillent, un certain nombre de conflits (œdipiens, psychosexuels, existentiels) sont vivement réanimés. Si dans cette traversée, les actes impulsifs et les agirs compulsifs tendent à remplacer la parole et l’activité d’élaboration psychique, le dispositif du psychodrame vient offrir aux adolescents la possibilité de s’exprimer sur scène avec d’autres canaux de communication (gestes, postures, attitudes, variations et musiques de la voix…). Cela est d’autant plus précieux qu’à ces âges, le fait de parler à un adulte dans un dispositif psychothérapeutique duel n’est pas toujours aisé. Au psychodrame, le processus de symbolisation soutenu par l’étayage du groupe est également porté par une modalité essentielle de ce dispositif : le plaisir de jouer ensemble, l’apprentissage d’une forme de « convivialité clinique » relevant d’un partage émotionnel, et d’une certaine forme d’humanisation des liens thérapeutiques. Outre le fonctionnement libidinal que la psychanalyse nous a appris à repérer — et bien qu’il y ait une différence dans le mode d’affleurement du libidinal dans la relation duelle de la cure classique et dans la relation groupale — il existe en groupe un fonctionnement d’inter-liaison (O. Avron) réciproque qui permet au groupe de se constituer et de se maintenir.
La polymorphie des rôles offre aux patients l’occasion de mettre en jeu sur la scène externe, protégée par une enveloppe groupale, certains conflits intrapsychiques. En invitant sur scène à figurer certains éléments non verbaux, le jeu psychodramatique invite des formes d’excitation à se transformer en représentations. Et puisque c’est un jeu, il est souvent plus facile d’être soi en jouant un autre personnage et de retrouver paradoxalement quelque chose d’un vrai soi dans une fiction inventée et partagée : « raconter des histoires » se dit aussi à propos des mensonges. Or, le mensonge est pour l’enfant un signe de santé psychique car il révèle le lieu d’une première possession, d’un espace qui se dérobe au regard des parents. « Faire croire » : comme le mensonge pour l’enfant, les histoires promues par l’opérateur du narratif fabriquent une frontière contre l’implacable de la « vérité » ou de la « réalité » pour trouver des alternatives, des variations au service de l’invention de soi. » (p. 66)
Ces mots me rappellent une phrase de Romain Gary : « Il ne s’agit pas de savoir si un rêve est absurde et irréalisable, mais s’il vous aide à tenir le coup. Il y a des chimères qui ont bâti des civilisations, vous savez, et des vérités qui ont tout détruit et n’ont rien su mettre en place[1] ».
Pour Alexandre Morel, si le dispositif du psychodrame est indiqué pour traiter les cliniques adolescentes, c’est précisément parce qu’il développe et approfondit trois opérateurs : le narratif, le scénique, le dramatique qui soutiennent les assises narcissiques, fortifient le sentiment de continuité d’existence et aident au travail de séparation-différenciation d’avec les parents :
« Les opérateurs se situent à la charnière de ce que propose et provoque le cadre du psychodrame et de ce que cette proposition provocatrice permet de construire dans le psychisme, sur la scène interne comme sur celle du lien aux objets. À la manière de la métaphore, les opérateurs transportent les formes du patient, tel qu’elles se présentent sur différentes scènes, pour qu’elles se trouvent modifiées du point de vue narratif, scénique et dramatique. En ces trois lieux, dotés de leurs fonctions particulières, opèrent des déliaisons, des liaisons nouvelles, tout ce qui déforme pour former à nouveau. Ainsi, chacun de ces opérateurs propose des interprétations du matériel associatif dans un art psychodramatique du mouvement : celui du jeu et de ses variations, à la recherche du sens et d’une plus ample liberté. » (p. 32)
Si au psychodrame on peut « faire toute une histoire de rien », l’opérateur du narratif, en demandant à l’acteur de se raconter et d’associer invite à lier, figurer et à conflictualiser des éléments qui n’étaient pas toujours bien organisés dans la temporalité subjective. Cléo est une adolescente de 16 ans hospitalisée pour une anorexie restrictive sévère : elle n’a pas envie d’être là, ne veut rien dire, n’a rien à proposer, elle ne veut rien, rien ne lui vient. Le meneur de jeu rappelle qu’au psychodrame, on peut faire quelque chose de ce « rien ». Une scène est lancée avec trois personnages : celui de Cléo (elle joue son rôle), Le Psychodrame et Le Rien joués par d’autres acteurs. Les trois personnages entrent sur scène. Tandis que Le Rien se place près de Cléo pour la défendre du danger intrusif ; Le psychodrame se place en face d’elle en l’invitant à donner des idées ou des pensées. Le rien vient au secours de Cléo afin que Le psychodrame ne s’approche pas trop. S’adressant à Cléo, Le rien lance :
« Est-ce que je peux lui faire remarquer que l’on se connaît à peine et qu’il veut déjà mes idées ? » Cléo répond mollement : « — Mouais. » Le meneur de jeu envoie alors sur scène un cothérapeute qui incarne Les choses précieuses : « Le Rien se tourne à nouveau vers Le Psychodrame et lui dit : « Je trouve que vous y allez un peu fort, vous voulez déjà mes idées, pourquoi vous ne m’en donneriez pas, vous ? » Les Choses précieuses prennent alors la parole : « S’il te plaît, Cléo, je suis tes choses précieuses, ne laisse pas n’importe qui me regarder ou m’embarquer, protège-moi bien ! En plus, t’as vu comment c’est trop chelou ici : les gens jouent ensemble, dans leur truc de psychodrame, là, ils vont hurler, se battre, fais bien gaffe à moi. » Cléo prononce le mot « non » dans un souffle mais esquisse dans le même temps un très léger sourire. Par ce sourire, ce qui se donne à voir se distingue de ce qui se donne à entendre. J’interromps la scène pour proposer à Cléo de changer de rôle. Ce qu’elle accepte. Nous jouerons deux autres scènes courtes, dans lesquelles la patiente sera successivement Le Rien et Les Choses précieuses. » (p. 36)
Pour Alexandre Morel, le narratif (le fait de pouvoir se raconter, d’associer) invite à figurer et à mettre en représentation le pulsionnel. Pour lui, la construction d’un soi narratif permet à l’adolescent passivé par le caractère traumatique de la puberté de fortifier ses assises narcissiques et de soutenir un processus de différenciation et de séparation d’avec les parents. Avec Cléo notamment, le lecteur découvre comment le meneur de jeu, dans sa façon d’organiser dynamiquement la mise en scène, invite des parties contradictoires de Cléo à dialoguer sur scène, et ce faisant, encourage à une réflexion à partir d’états mentaux contradictoires. Au psychodrame, tout peut se jouer : des scènes de la vie passée, présente ou du futur, des personnages de notre entourage mais aussi des sentiments, des émotions, des sensations (le froid, le chaud) des organes (le ventre), une maladie (la grippe) des objets inanimés (une sonde gastrique, un caillou). Ces possibilités de rôles dans les jeux offrent aux patients l’occasion, en les mettant en scène, de mentaliser des conflits psychiques mal identifiés ou bien contenus, d’expérimenter d’autres positions psychiques. Le lecteur découvre également une des particularités temporelles du psychodrame analytique : celui de la scansion du meneur de jeu.
« Ce qui est scandé par le meneur de jeu peut avoir trait à l’angoisse : elle se présente chez le patient par le dire, mais plus souvent encore par la mimique ou le geste ou bien encore le suspens momentané de toute possibilité expressive chez lui. Par la scansion, ces moments d’émergence de l’angoisse sont mis en lumière au service de l’appréhension consciente. Ils sont dans le même temps économiquement circonscrits en éloignant, par arrêt du jeu, ce qui les provoque, en faisant jouer le signal d’angoisse et l’adjuvant qu’il constitue pour le refoulement. » (p. 124).
Au sein du psychodrame individuel en groupe fondé par Nadine Amar, Gérard Bayle et Isaac Salem, les patients peuvent être invités à jouer un rôle sur scène au même titre que les thérapeutes. Ceci est bien illustré dans une séquence où Paul (un patient) vient jouer sur scène le personnage de Jack (un autre patient) et ses affres répétitives. L’interprétation de Paul donne à observer combien il a finement saisi et perçu nombre d’éléments de la personnalité de son camarade de jeu, mais aussi comment, dans une processualité inter-transférentielle, il vient, dans son improvisation du personnage de Jack proposer une variation qui apporte à Jack une marge de liberté. On entend dans cette séquence (pp. 169–170) combien les patients dans ce dispositif, deviennent eux aussi, de véritables co-thérapeutes. En ce sens, les patients « bénéficient de liaisons par la libido issue des deux groupes, celui des thérapeutes et celui des patients. »[2]
Dans le sillon de Winnicott qui a invité à réanimer quelque chose du jeu dans les cures d’enfants ou dans celles avec les cas difficiles, le dispositif thérapeutique du psychodrame individuel en groupe constitue une bonne indication pour infléchir un certain nombre de solutions défensives pathogènes à l’adolescence : si l’enveloppe groupale contient mieux les angoisses anaclitiques (amplifiées dans la relation duelle), ce dispositif permet non seulement une diffraction du transfert sur des supports identificatoires multiples, mais aussi de découvrir toute la force thérapeutique des inter-transferts.
Telle la patiente Solveig, 15 ans, qui se scarifie, hospitalisée en ambulatoire, présentant un discours désorganisé. Le psychodrame lui a été prescrit, mais elle ne semble guère encline à s’investir. Elle ne veut pas jouer avec le groupe. Elle préférerait jouer à des jeux, seule sur son téléphone. Qu’à cela ne tienne, Alexandre Morel invite Solveig à jouer en lui proposant une scène avec Elle, Le Psychodrame et son Téléphone. Il lui propose aussi que sa Gêne soit présente. Alexandre Morel met en relief à travers cette situation le second opérateur psychodramatique, celui du scénique, instaurant une interprétation scénique du matériel associatif. Nous découvrons dans la traversée du livre d’autres jeunes patients : Jeanne, Jack, Paul et Barbara.
Jeanne, adolescente de 15 ans qui reste cloîtrée dans sa chambre, livide et immobile, pendant des mois avant d’être hospitalisée. D’elle, elle ne dit pas grand-chose sinon qu’elle a froid, puis chaud… et l’on découvre comment à partir de ces simples ressentis « j’ai froid, j’ai chaud », une mise en scène est proposée pour lier ces sensations à des représentations psychiques et, ce faisant, transformer des éléments quantitatifs en qualifications qui tirent vers le qualitatif : « Les acteurs se mettent en action pour broder autour de ces températures : ils sont Le Froid, Le Chaud, Le corps saisi, souffrant, méfiant. Puis viennent de plus amples métaphores : voici Un Chauffagiste qui fait très mal son boulot, à l’intérieur de l’hôpital, et qui est licencié pour cela. Jeanne sourit un peu en le voyant se faire sévèrement disputer par une Directrice de l’hôpital. Vient ensuite Le Chauffagiste du corps, lui aussi incompétent, qui ne peut trouver la bonne température devant une adolescente qui squatte le corps de Jeanne et qui se réjouit des nouveautés corporelles qu’elle apporte. La Chambre qui garde Jeanne ne veut rien entendre de tout cela et dit combien le monde est dangereux, entre « pôle Nord » et « tropique suffocant ». (p. 112).
Alexandre Morel donne à entendre combien l’opérateur du dramatique, à la frontière entre l’action représentative et une mise en acte se soustrayant à la représentation, vient porter un ou plusieurs désirs inconscients qui poussent le rêve à se former et invite le patient à un travail d’appropriation subjective de ce qui se présente et se représente entre les scènes. Il s’agit non seulement de mettre en valeur une représentation, mais également de la rendre déformable et vivante dans un jeu de variation sur les valeurs qui l’accompagnent. Et lorsque le « Non », le refus, le « vide », le « rien », sont invités à venir jouer sur scène au lieu d’imposer une clôture, quelque chose s’ouvre au sens comme au partage. Au-delà de sa portée didactique relative à la métapsychologie comme à la méthode du psychodrame analytique, ce livre donne à réfléchir sur l’inventivité clinique, sur la puissance vitalisante du jeu et de l’improvisation dans les thérapies, mais également sur le plaisir de jouer et de co-construire des scènes qui se répondent dans les inter-transferts. C’est aussi une remarquable contribution à la littérature psychanalytique de l’adolescence. Le chemin serait encore long s’il fallait poursuivre pour détailler nombre d’éléments cliniques et théoriques proposés par ce livre. Il y a des artistes qui se produisent uniquement sur scène, de sorte que pour les approcher, il faut sortir au concert ou au théâtre, sans pouvoir les écouter chez nous. Si Alexandre Morel avait « enregistré » par voie de publication, multiples chapitres et articles, il a désormais pris sa plume pour partager avec le lecteur ses découvertes dans son premier livre. Il nous est désormais possible de découvrir de façon plus approfondie sa pensée clinique, et nous ne pouvons que nous réjouir de la sortie de ce livre, véritable antidote contre la pensée dogmatique et/ou normative, car en le lisant, notre pensée elle-même est invitée à jouer.
[1] Romain Gary, (1972), Europa, Paris, Gallimard, 1999, p. 92.
[2] I. Salem, « Le psychodrame psychanalytique individuel en groupe », Le Carnet psy, 7/102, 2005, p. 21.
Alexandre Morel, Le psychodrame de l’adolescence, 2025n Paris, PUF, Petite Bibliothèque de psychanalyse. Préface de Maurice Corcos. (224 pages)