« Le sexe dans la bouche » de Jean-Claude Lavie

·

·

par

Jean-Claude Lavie, Le sexe dans la bouche, Petite Biblio­thèque de Psy­cha­na­lyse, PUF, 2020.

C’est une gageure de prendre la parole après la lec­ture des textes de Jean-Claude Lavie qui sont regrou­pés dans l’ouvrage que lui consacre la Petite Biblio­thèque de Psy­cha­na­lyse, gageure qui nous enjoint à faire véri­ta­ble­ment nôtre l’intrépidité indis­pen­sable rele­vée par l’auteur, à qui fait de la parole et de l’écoute sa pra­tique. Ce titre d’abord, Le sexe dans la bouche, rien du plus conven­tion­nel, et donc du plus sup­por­table, sexe à la bouche… Nous sommes d’emblée plon­gés dans l’expérience que pro­duit une écri­ture qui se tient au plus près de la langue et de son com­merce avec le sexe.

Le recueil se com­pose de huit essais, repris par l’auteur dans ses écrits, ou com­po­sés pour l’occasion. L’ensemble mérite d’être lu dans la conti­nui­té, la construc­tion ima­gi­née par Jean-Claude Lavie rele­vant d’une sub­tile pro­gres­sion, où les deux pre­miers textes paraissent poser d’entrée, dans des styles très dif­fé­rents, l’apparente impos­si­bi­li­té de la folle entre­prise en quoi consiste la psy­cha­na­lyse, à la pra­ti­quer, à en par­ler, à l’écrire. Le récit fic­tion­nel « Pan­ther » pro­clame ain­si avec humour qu’il pour­rait en être fini de la parole et du psy­cha­na­lyste au pro­fit d’une méthode alter­na­tive basée sur l’acte vir­tuel et le solip­sisme nar­cis­sique, quand « Écrire à la chair mère », posant que par­ler à l’autre n’est tou­jours que par­ler de soi, ques­tionne la pos­si­bi­li­té même d’adresser ce qu’on veut dire ou d’être enten­du, alors, pour ce qu’il en est de l’écrire…

Le cadre est posé. La cure de parole est née, rap­pelle inlas­sa­ble­ment Lavie, de l’intuition freu­dienne de délais­ser l’irrationnel de la névrose pour se tour­ner vers le ration­nel des dis­cours engen­drés par elle. Et que c’est en per­ce­vant dans ces dis­cours sa méta-psy­cho-logique, démar­quée de celle du rêve, que Freud a agen­cé sa pra­tique. Si le rêve est la voie royale vers l’inconscient et son fonc­tion­ne­ment, c’est bien l’écoute de sa mise en mots, comme de celle du symp­tôme, qui en per­met l’accès. C’est dès lors du rap­port igno­ré de cha­cun, patient comme ana­lyste, au lan­gage et au sexuel qui le meut dans ce qu’il dit ou ce qu’il tait, que se fonde la situa­tion ana­ly­tique. Voi­là ce dont il va être ques­tion, et on ose­rait dire, qu’à ce titre, Le sexe dans la bouche est un magni­fique manuel pra­tique à l’usage de tout ana­lyste res­té curieux de ce qui, de la langue du patient, anime son écoute, sou­tient son silence ou impose sa parole.

« Le sexe dans la bouche », qui donne son titre au recueil, et « L’œil du cyclone », forment un dip­tyque qui témoigne de la richesse que la pen­sée du psy­cha­na­lyste doit à sa double filia­tion, à Freud, celui qui a sexua­li­sé l’intellect, et à Lacan, celui qui a intel­lec­tua­li­sé le sexuel. Du pre­mier, il pro­longe la por­tée du legs sexuel dont hérite chaque ana­lyste par sa sou­mis­sion à la méthode (…), expé­ri­men­tée par (son) ana­lyse per­son­nelle, pour pen­ser l’usage cli­nique des cou­rants sexuels, les registres de l’agressivité et de la ten­dresse per­met­tant tout par­ti­cu­liè­re­ment de dépis­ter le sexuel sous ses diverses appa­rences. D’une écri­ture qui érige le débat en forme de pen­sée par un constant dia­logue avec son lec­teur, Lavie ques­tionne l’écart entre le sexuel de la théo­rie et l’affrontement au sexuel dans la pra­tique de la cure : de quoi se pro­tège l’analyste qui dis­pa­raît en s’abritant der­rière Freud, et le patient der­rière les mille variantes du « on m’a dit que » ? Qui sexua­lise les pro­pos du divan, la bouche qui énonce ou l’oreille qui écoute ? D’où vient, sinon des effets pro­duits sur lui par la parole du patient, la dis­po­si­tion de l’analyste à sai­sir les effets révé­la­teurs d’une parole qui s’ignore comme démarche ité­ra­tive ?

N’ayant pas tou­jours la chance de dis­po­ser d’un lap­sus qui ferait la plus grande par­tie du tra­vail, nous n’aurons que nos réac­tions d’écoute, les­quelles nous convien­drons diver­se­ment selon leur nature. Par­mi elles, le plai­sir de l’analyste, mais pas celui qui se dilue dans un com­plé­ment – plai­sir du bon mot, plai­sir des gra­ti­fi­ca­tions nar­cis­siques etc., non, le plai­sir res­sen­ti, concret et rare­ment for­mu­lé entre col­lègues. Que pen­ser, inter­roge Lavie, des moments d’érotisation inopi­née, qui ont tout pour être déran­geants, parce que dépla­cés au double sens du terme ? (…) Le sexuel sous une forme non sexuelle, nous en fai­sons faci­le­ment notre affaire. Mais quand il a une forme directe, il nous décon­certe – sur­tout pour en par­ler. (…) Y aurait-il dans le sexuel un secret à main­te­nir ? (…) Assu­ré­ment. Ce secret (…) pour­rait être le simple rap­pel de notre subor­di­na­tion au plai­sir. Et si nous, alors nos parents, notre ana­lyste, Freud ! Ce qui rend le registre de la sexua­li­té dif­fi­cile à évo­quer, c’est que si on peut par­ler de la science de façon non scien­ti­fique, ou d’art de façon non artis­tique, il est dif­fi­cile de par­ler de sexe de façon non sexuelle. C’est le plai­sir char­nel impli­ci­te­ment convo­qué qui vient tout com­pli­quer. Il fau­drait alors en dés­éro­ti­ser, non pas la nature, mais la com­mu­ni­ca­tion, d’où notre tenace reven­di­ca­tion d’avoir une acti­vi­té scien­ti­fique, comme si c’était un blan­chi­ment. C’est cet affron­te­ment cru au char­nel, y com­pris en nous-même, qui réclame de l’analyste une cer­taine dose d’intrépidité, cette intré­pi­di­té qui a tout, par elle-même, d’un cou­rant sexuel qui, en amal­gament vio­lence et plai­sir, serait par là un des moteurs secrets de notre acti­vi­té d’analyste.

Alors que « Le sexe dans la bouche » explore une parole sexuelle héri­tée de Freud, « L’œil du cyclone », reprise d’un texte pré­sen­té à l’APF en 1997 sur le thème « Le signi­fiant pour quoi dire ? », l’envisage à tra­vers sa struc­tu­ra­tion en mots dotés de sono­ri­té et de sens. Si la dif­fé­rence entre « signi­fié » et « signi­fiant » est opé­rante chez Freud, et même clé du lap­sus, le glis­se­ment qu’imprime Lacan au signi­fiant en en fai­sant une méta­phore par­ti­cipe à l’indétermination contem­po­raine de son sens. Du même vocable relève une chose et son contraire : une sono­ri­té sans par­ti­cu­la­ri­té, un mot por­teur de sens. L’œil du cyclone est l’image qui sai­sit cette apo­rie et lui donne une appli­ca­tion pra­tique : l’écoute de l’analyste est atten­tive au mou­ve­ment tour­billon­naire cen­tré autour de l’œil, qu’il soit conçu comme la zone calme et inerte au centre de l’ouragan, ou comme son point orga­ni­sa­teur. L’auteur n’a de cesse de rap­pe­ler dans ses textes, com­bien plu­tôt que conte­nu, l’inconscient est mou­ve­ment, il est ce qui pré­side à la sur­ve­nu et au sur­gis­se­ment de telle pen­sée ou de telle parole.

Mais ce qui retient par­ti­cu­liè­re­ment notre atten­tion dans ce texte dense, c’est l’insistance de Lavie sur la maté­ria­li­té toute pri­mi­tive du lan­gage. Au fond, la concep­tion laca­nienne nous est presque plus accep­table avec ses effets struc­tu­rants, là où demeure into­lé­rable à la pen­sée que la simple vibra­tion sonore puisse la déter­mi­ner par sa seule maté­ria­li­té aléa­toire, soit l’emprise que les ren­contres pho­né­ma­tiques ont sur notre des­tin, et que pistent les tra­vaux de Robert Pujol. Parce que la nature sonore du lan­gage induit son incar­na­tion dans une parole et son énon­cia­tion dans une tem­po­ra­li­té, un dire (…) est une affaire per­son­nelle au pré­sent de sa for­mu­la­tion. C’est pour­quoi on demande au patient de par­ler, sans lui pré­ci­ser de qui. Com­ment évi­te­rait-il de dire « Je » et par là de se mani­fes­ter dési­rant, par le simple usage de n’importe quel signi­fiant ? C’est ce « je » dési­rant, incar­né dans la for­mu­la­tion des signi­fiants qui retient l’analyste. (…) Dans l’énoncé de toute parole il y a un « je » en acte et en demande. C’est la dyna­mique de la cure.

Et on pour­rait dès lors lire dans un même mou­ve­ment les trois essais « Relents de peste », « Regard sur la pra­tique ana­ly­tique » et « Le para­digme per­du », comme l’exploration de cette dyna­mique émi­nem­ment sub­jec­tive. Pas moins pris que son patient dans la dimen­sion actua­li­sante donc agis­sante du lan­gage au pro­fit secret du par­leur (quand je parle, je ne sais pas ce que je dis, et sur­tout, je ne sais pas ce que je fais à le dire) l’analyste, de son fau­teuil, est un acteur per­ma­nent de ce démar­quage de la parole, c’est même là son mode d’écoute. Mais qu’il ouvre la bouche et il en devient éga­le­ment le jeu, avec des impli­ca­tions dif­fé­rentes selon que sa parole s’énonce dans le ici et main­te­nant de la ren­contre et de la répé­ti­tion trans­fé­ren­tielle, ou qu’en dehors de la séance, à l’écrit ou à l’oral, elle expose la cure et le patient et ce fai­sant, l’expose. C’est que la chose psy­cha­na­ly­tique n’a pas d’existence en dehors de l’expérience même de sa pra­tique dans le cadre de la cure. Or, contrai­re­ment à la théo­rie ou à la tech­nique, la pra­tique est par nature per­son­nelle. C’est la per­sonne de l’analyste, avec tout ce qui la consti­tue, qui crée par son écoute l’objet de sa sai­sie : la situa­tion, qu’il éla­bore et de fait, régit, ou le patient, qui ne lui est donc pas objet exté­rieur, mais consti­tué par leur ren­contre. Avec lui, l’analyste a affaire, en par­tie, à lui-même. Cette sub­jec­ti­vi­té consti­tu­tive de la pra­tique se redouble, du fait que sa dimen­sion psy­cha­na­ly­tique est à la mer­ci de qui, à l’écoute du récit, lui don­ne­ra tel ou tel écho qui la qua­li­fie­ra comme telle. C’est donc l’appréciation théo­rique attri­buée au récit d’une pra­tique à la dimen­sion émi­nem­ment contin­gente qui la fait consi­dé­rer comme psy­cha­na­ly­tique ou pas. L’oreille qui reçoit n’est pas moins per­son­na­li­sée que la bouche qui émet.

Si le réfé­rent est tou­jours sub­jec­tif, la nor­ma­ti­vi­té du para­digme par­vien­drait-elle à arri­mer notre parole dans un dis­cours com­mun et par­ta­geable, au moins au nom de Freud ? La peste soit du lan­gage ! Mal­gré leur appa­rence réa­liste, les récits de cure dénoncent l’empreinte de leur rap­por­teur en affi­chant la nature de ses pactes avec les para­digmes psy­cha­na­ly­tiques qui arriment son récit. Alors, com­ment trans­mettre la psy­cha­na­lyse ? Toute la dif­fi­cul­té est là : ensei­gner com­ment pen­ser sans ensei­gner quoi. On mesure à les lire com­bien l’ensemble de ces textes déve­loppe une pen­sée émi­nem­ment en prise avec ce à quoi chaque ana­lyste s’affronte dans l’intime de la séance et dans la com­mu­nau­té de ses pairs. L’incessant ques­tion­ne­ment de Lavie a le pou­voir de rap­pe­ler la radi­cale étran­ge­té d’une expé­rience qui ne sera jamais banale et qui méri­te­rait notre constant émer­veille­ment de ce que pro­duit sur l’homme le lan­gage. Mal­gré nos infi­nies diver­si­tés, conclut-il, ce qui nous ras­semble c’est de main­te­nir vivante la décou­verte freu­dienne du pou­voir qu’exerce sur le des­tin de tout homme ce qui est voué à échap­per à sa sai­sie.

Le recueil s’ouvre, plus qu’il ne se clôt, sur un court et sai­sis­sant écrit, « La bana­li­té », très proche dans l’intime de son timbre à « Écrire à la chair mère ». Inter­pe­lant direc­te­ment le lec­teur et jouant de son écoute, Jean-Claude Lavie dit la psy­cha­na­lyse comme rap­port au monde, un mode d’être comme une réponse à l’ironique thé­ra­peu­tique du pro­cé­dé Pan­ther. Et voi­là qu’au solip­sisme nar­cis­sique du grand fauve inau­gu­ral, se sub­sti­tue dans ma pen­sée l’oxymore inat­ten­du de solip­sisme ouvert, ouvert aux autres, ouvert au temps. Pour finir, on aime­rait rap­pe­ler que ce livre est celui d’un ana­lyste presque cen­te­naire, impli­qué dans les mou­ve­ments du siècle, qui nous a quit­té en juillet der­nier. Dire aus­si com­bien s’y font entendre les échos d’un par­cours jalon­né de ren­contres par­mi les­quelles Freud et Lacan évi­dem­ment, mais Wla­di­mir Gra­noff éga­le­ment, l’ami du « désac­cord par­fait ». Par­ta­ger enfin le réel plai­sir de lec­ture d’un texte éru­dit, géné­reux, jamais dénué d’humour, par­fois aus­si ver­ti­gi­neux que les figures tour­billon­nantes de l’ouragan, du trou noir, de la spi­rale ou de la vol­tige du tra­pé­ziste, qui nous emportent mais sans jamais nous lâcher ! Michel Gri­bins­ki indique en pré­am­bule com­bien il impor­tait à Jean-Claude Lavie que le lec­teur le lise, lui, plu­tôt qu’un texte obéis­sant à des impé­ra­tifs syn­taxiques ou édi­to­riaux. C’est chose faite, sinon que, davan­tage encore que des mots qui se lisent, c’est une voix qui se fait entendre.

Mar­tine Miko­la­jc­zyk, Psy­cha­na­lyste