Le surmoi perverti. Bisexualité psychique et états limites, de François Richard

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Phi­lippe Givre, psy­cha­na­lyste, maître de confé­rences à l’U­ni­ver­si­té Paris Dide­rot.

Avec ce nou­vel opus, Fran­çois Richard nous entraîne, au gré de ses péré­gri­na­tions chez Freud, Win­ni­cott, Green, bien sûr, mais aus­si chez Pla­ton, Levi­nas, Ben­ja­min, Arendt, Ador­no, Musil, Debord, Bau­drillard, But­ler, Proust, Ara­gon, Millet, etc., sur les rives fata­le­ment un peu troubles et sau­mâtres de la per­ver­sion. Et cela, afin de mieux nous convaincre de la néces­si­té, pour nous ana­lystes, de dis­cri­mi­ner désor­mais entre per­ver­sion de vie et per­ver­sion de mort. A l’appui de frag­ments cli­niques éclai­rants et élo­quents, ce sont les poly­mor­phismes per­vers, en lien avec les moda­li­tés de sub­jec­ti­va­tion plus contem­po­raines, qu’il inter­roge et ana­lyse avec soin et minu­tie.

Pour étayer son pro­pos, ce n’est pas sans une cer­taine audace que Fran­çois Richard se res­sai­sit de la notion de Sur­moi, non seule­ment pour la pla­cer au cœur de ses réflexions, mais éga­le­ment pour nous sug­gé­rer qu’elle puisse être per­ver­tie plu­tôt qu’humanisée. Assez peu usi­tée et presque tom­bée en désué­tude, c’est un peu comme si, eu égard à la libé­ra­li­sa­tion des mœurs au sein de nos socié­tés contem­po­raines, la réfé­rence aux exi­gences sur­moïques était deve­nue caduque, voire inap­pro­priée ou mal­ve­nue. De façon bien sûr illu­soire, cette invi­ta­tion trom­peuse à la libé­ra­tion sexuelle laisse croire que les sujets contem­po­rains ont su se défaire des res­tric­tions pul­sion­nelles qui pou­vaient avoir cours à d’autres époques plus auto­ri­taires ou plus patriar­cales. Au demeu­rant, même si elle est moins assu­rée de sa légi­ti­mi­té, il n’est pas sûr que l’autorité ver­ti­cale ait dis­pa­rue. Aujourd’hui, la répres­sion sociale porte sur des atti­tudes jadis tolé­rées et auto­rise au contraire des sexua­li­tés autre­fois réprou­vées. Là où on allait à la décou­verte des plai­sirs, on reven­dique désor­mais la trans­gres­sion comme légi­time, de sorte que la per­ver­sion, à force d’être par­tout, n’est nulle part. La ques­tion qui se pose est de savoir si les indi­vi­dus ont la matu­ri­té psy­chique suf­fi­sante pour faire face à la sexua­li­sa­tion per­ma­nente des rap­ports sociaux. Est-ce que chez ces mêmes sujets, le refou­le­ment ne finit pas par être encore plus fra­gi­li­sé, au point que les états limites deviennent une façon d’être nor­ma­li­sé ? Les résur­gences mul­tiples et variées d’idéologies puri­taines, iden­ti­ta­ristes, com­plo­tistes, dji­ha­distes, etc. viennent attes­ter des dif­fi­cul­tés ren­con­trées par nombre d’individus qui à défaut de pou­voir s’appuyer sur un Sur­moi indi­vi­duel et col­lec­tif fort, se replient et se réfu­gient dans ce type d’adhésion ou de croyances folles ou alié­nantes. Ain­si, cherchent-ils des solu­tions dans les iden­ti­tés, les genres ou du côté de la vio­lence et d’une auto­ri­té folle, voire dans une nou­velle morale sexuelle.

Dans sa pra­tique, l’analyste doit donc s’habituer à com­po­ser avec l’Œdipe défor­mé, dis­tor­du des ana­ly­sants d’aujourd’hui. Cet Œdipe en état limite, tend à deve­nir anti-œdi­pien chez cer­tains patients, tel­le­ment cet Œdipe boi­teux se trouve enfoui sous les symp­to­ma­to­lo­gies nar­cis­siques et pré­gé­ni­ta­li­sées. En fait, cet Œdipe défor­mé recouvre une dis­tor­sion de la source de la pul­sion, comme si celle-ci était affec­tée par une ten­dance à la répé­ti­tion et peut-être même à l’extinction – jusqu’à la reven­di­ca­tion non pas d’une abs­ti­nence mais d’une asexua­li­té. Le Sur­moi per­ver­ti qui en résulte, est alors à l’origine de la sin­gu­la­ri­té de ce mélange typi­que­ment contem­po­rain entre omni­pré­sence des repré­sen­ta­tions sexuelles et affa­dis­se­ment ou moindre inté­rêt pour le désir. Toute ten­sion dési­rante s’avère ain­si com­bat­tue au pro­fit d’une réten­tion mini­male et d’une ten­dance à la réa­li­sa­tion la plus rapide pos­sible des motions pul­sion­nelles. L’hypersexualisation est alors au ser­vice d’une per­ver­sion de mort anni­hi­lant toute expres­sion dési­rante, d’où l’utilité de dis­tin­guer une per­ver­sion de vie et une per­ver­sion de mort, un ver­sant objec­tal et un ver­sant nar­cis­sique. En effet, ce qui dis­tingue ces deux types de per­ver­sion, c’est l’accès ou non à l’amour objec­tal et à la fonc­tion pater­nelle, ain­si que des struc­tu­ra­tions iden­ti­fi­ca­toires dif­fé­rentes.

S’il n’est pas aver­ti, le psy­cha­na­lyste peut faci­le­ment confondre per­ver­sion de vie et per­ver­sion de mort, et du coup ne pas savoir favo­ri­ser par des inter­pré­ta­tions adé­quates le pas­sage de l’une à l’autre, dans un contre-trans­fert défen­sif. Pour auto­ri­ser un tra­vail régé­né­ra­teur de bisexua­li­sa­tion pour le patient, – ce tra­vail étant indis­pen­sable pour inté­grer une bipo­la­ri­té sur­moi féminin/surmoi mas­cu­lin équi­li­brée et tem­pé­rée, celle-ci pos­sé­dant des ver­tus anti­dé­sin­tri­ca­trices – le psy­cha­na­lyste doit être en mesure d’accéder à une « pleine fonc­tion bisexuelle », en créant à l’intérieur de lui-même une « réplique » de l’autre sexe, « second foyer de son écoute », en phase avec la bisexua­li­té du patient. Cette dis­po­ni­bi­li­té à la bisexua­li­té s’appuie éga­le­ment sur l’éthique psy­cha­na­ly­tique accueillant la varia­bi­li­té des posi­tions psy­chiques dans le désir, sans que ces varia­tions n’impliquent ni condam­na­tion ni apo­lo­gie, là où la notion de genre tend à valo­ri­ser cette varia­bi­li­té contre des normes jugées répres­sives.

Si la « névrose actuelle » dont par­lait Freud était la consé­quence d’une inhi­bi­tion de l’exercice de la sexua­li­té, la névrose actuelle contem­po­raine semble au contraire souf­frir d’un excès de dés­in­hi­bi­tion : les deux ont pour­tant en com­mun un même défaut d’élaboration psy­chique de l’intériorité. Aus­si, ces sujets peuvent-ils faci­le­ment prendre leur exci­ta­tion ou leur ner­vo­si­té pour une ivresse, jusqu’à par­fois une illu­sion pathé­tique de sou­ve­rai­ne­té. Prendre le risque d’aimer repré­sente pour eux une gageure inas­su­mable, alors même qu’il donne l’illusion de jouer le jeu du social comme tout un cha­cun. Faci­li­té par la fai­blesse de l’organisation oedi­pienne, l’envahissement de la géni­ta­li­té par le poly­mor­phisme per­vers et cette éro­ti­sa­tion mas­sive mettent en échec chez eux la sym­bo­li­sa­tion, tout en cher­chant à dis­si­mu­ler une pro­fonde dou­leur d’exister. Offrir l’accès à une libé­ra­tion sexuelle bien réelle, afin d’introduire ces ana­ly­sants à une autre liber­té, celle de réunir les pul­sions poly­morphes cen­tri­fuges dans un lien à une per­sonne sin­gu­lière, repré­sente alors l’une des fina­li­tés de la cli­nique psy­cha­na­ly­tique, en même temps qu’elle pro­pose un para­digme scien­ti­fique et éthique repo­sant sur la qua­li­té de la liber­té de l’individu dans l’expérience libi­di­nale, dési­rante et subli­mée, qu’il est à‑même de vivre avec son his­to­ri­ci­té sin­gu­lière.

Vous pou­vez éga­le­ment regar­der l’entretien vidéo réa­li­sé depuis la librai­rie Mol­lat à Bor­deaux de Fran­çois Richard sur https://m.youtube.com/watch?v=daMJQLNRru0&feature=youtu.be

Le sur­moi per­ver­ti – Bisexua­li­té psy­chique et états limites, de Fran­çois Richard, à paraître le 13 Octobre 21 aux Edi­tions Cam­pagne Pre­mière.

Qua­trième de cou­ver­ture :
La contra­dic­tion actuelle entre une invi­ta­tion trom­peuse à la libé­ra­tion sexuelle et la résur­gence du puri­ta­nisme défen­du par de nou­velles idéo­lo­gies des­truc­trices (iden­ti­ta­risme, com­plo­tisme, dji­ha­disme) conduit à un fonc­tion­ne­ment per­vers du sur­moi. Si la névrose n’a pas dis­pa­ru, elle se voit débor­dée par un trouble exis­ten­tiel proche de la détresse. Les états limites deviennent un fonc­tion­ne­ment pré­valent.
Notre culture ne par­vient pas à inté­grer que la fémi­ni­té d’un homme n’est pas exac­te­ment celle d’une femme et que la mas­cu­li­ni­té d’une femme n’est pas celle d’un homme. Le com­plexe d’Œdipe est struc­tu­rel­le­ment défor­mé. Face à ce constat, Fran­çois Richard pro­pose d’entendre, dans la cli­nique des patients pré­sen­tant un état limite, un trouble de la sub­jec­ti­va­tion entre sexe et genre.
À par­tir de sa grande expé­rience de psy­cha­na­lyste et de ses nom­breux tra­vaux notam­ment sur l’adolescence, Fran­çois Richard éclaire, dans cet ouvrage riche, les formes contem­po­raines du malaise dans la culture et ses effets.