Regards croisés de Samuel Lannadère et Anne Homer Koffi à partir de leurs lectures du livre de Nicolas Dissez, Les apologues de Jacques Lacan, publié en 2022 par la Petite bibliothèque de psychanalyse, aux PUF.
Samuel Lannadère
Le plaisir à lire le livre de Nicolas Dissez ne doit pas tromper le lecteur. Les apologues de Jacques Lacan propose une porte d’entrée originale et exigeante aux séminaires de Lacan. Je dis « tromper » car le lecteur non averti pourrait traiter l’apologue à la manière dont certains se sont emparés d’éléments saillants de l’enseignement des séminaires pour les traiter comme des aphorismes, isolés et sibyllins. Peut-être mettaient-ils ainsi en avant le caractère grinçant et irrévérencieux du discours de Lacan, néanmoins cette qualification en formule a souvent œuvré dans le sens contraire de la lecture que Lacan propose du texte freudien. Qu’il s’agisse des aphorismes, des schémas ou du mathème, il est clair qu’un certain plaisir existe à les déchiffrer, à les comprendre. Il est regrettable qu’ils furent souvent saisis au mieux comme des énigmes, au pire comme de véritables Schibboleths dont on a vu les dangers dans l’histoire de la psychanalyse en France.
Les apologues, ces fables ponctuées d’une morale, sont des éléments familiers du Séminaire et sont si finement liés au procès de l’enseignement de Lacan que personne avant Nicolas Dissez, à ma connaissance, ne les avait isolés comme tels. Si le livre en donne à lire un certain nombre, il offre plus qu’une collection.
L’auteur a su mettre en avant les rapports entre l’enseignement de la théorie et la transmission de la psychanalyse. Reprenant l’évolution des apologues au fil des années du Séminaire, leurs variations et reprises, il précise comment chaque apologue accompagne l’élaboration de la théorie au plus près de l’analyste Lacan, c’est-à-dire, confronté au fait clinique. Et c’est bien là le mérite de Nicolas Dissez : il a su montrer comment le mouvement de saisissement de l’apologue suit le mouvement de l’analyste dans sa pratique, opérant le décentrement du sujet par rapport au sujet de la connaissance en tant que telle. Les exemples cliniques de l’auteur illustrent les voies de l’écoute analytique en prenant appui non seulement sur l’apologue en tant que tel, mais surtout sur le travail de pensée au fondement son appropriation.
Anne Homer Koffi
Moment propice, ce changement d’équipe du site des Enfants de la Psychanalyse, et ce thème de la transmission, pour dire deux ou trois choses autour d’un livre qui s’y essaie, à la transmission, le livre de Nicolas Dissez, Les apologues de Jacques Lacan.
Mission trans…
Cette nouvelle place, actuelle, faite au signifiant « trans » nous permet d’entendre ce qui s’était atténué dans notre usage du mot transmission. Mais aussi Trans, de l’autre côté, au-delà… On peut souhaiter à la nouvelle équipe qu’elle emmène chacune, chacun d’entre nous, qui vient visiter le site, ou qui s’y commet, qu’elle nous emmène de l’autre côté… de nos attaches institutionnelles, de nos convictions théoriques, de nos familiarités cliniques, de nos habitudes culturelles, etc. Et le livre de Nicolas Dissez me semble le faire en s’adressant avant tout à des lectrices et lecteurs de l’autre côté, non familiers des apports théoriques lacaniens. C’est ainsi tout à fait juste qu’il ait trouvé son lieu d’édition dans une collection ouverte à un large public.
Trans, à travers…
Ce livre est précieux car en repérant et en dépliant chaque apologue, c’est-à-dire chaque petite « fable » mobilisée par Lacan autour d’une élaboration théorique et clinique, N. Dissez nous conduit à travers l’enseignement de Lacan en trouvant les différentes reprises que celui-ci a faites de chaque apologue tout au long des séminaires. Comme dans une cure : dégagement des arêtes structurales, variation des points de vue sur un même objet, avec le seul guide du désir.
Ce temps de transmission au sein de ce site et la lecture de ce livre m’ont fait re-parcourir « Le Discours aux psychiatres », conférence donnée par Lacan à l’hôpital Sainte-Anne en 1967. Lacan y est très très modeste, voire désabusé (c’est son propre mot) en déroulant toutes les impasses et tous les obstacles auxquels s’affronte tout désir de formation ou de transmission de la psychanalyse. « L’enseignement ex-cathedra » ne fonctionne pas : « …on entre dans la dix-septième année de mon enseignement. Comme vous le voyez, l’effet, enfin, est… magistral, c’est le cas de le dire ! c’est vous dire que, bien sûr, il y a des choses qui ne pénètrent pas, simplement d’être enseignées comme ça ex-cathedra ». Et la cure non plus n’est pas vraiment un lieu de transmission. Au mieux peut-être peut-elle faire gagner « de voir que ce qu’on croyait si bien comprendre, justement, on n’y comprenait rien. » Sans doute parce que comme Freud qui recommandait aux analystes de revenir sur le divan tous les cinq ans et qui indiquait que le terrain reconquis sur le Ça ne l’était jamais définitivement, Lacan constate que le fait de toucher dans la cure au fonctionnement du langage et à la place du signifiant dans notre constitution de sujet, cette expérience laisse quand même intacts « une espèce de monde de préjugés », « le discours commun. » Flux et reflux sans fin du refoulement. À ce titre, la piste de travail des apologues pour aider à cheminer à travers l’œuvre de Lacan lors d’un premier contact est judicieuse et élégante. Je crois y repérer justement une fonction anti-refoulement. Sans doute liée au dégagement des axes structuraux en jeu dans chaque apologue. Ça fait. Ça nous fait quelque chose. Assez joyeusement d’ailleurs. Ça reste et ça sert. Je suis moins convaincue par un des obstacles à la transmission mis en avant par Lacan dans ce Discours. Pour lui, l’accumulation de savoirs dans la formation tout comme la circulation de discours différents voire contradictoires sont des écueils : « … on forme, on forme. On forme à l’aide de communications, conférences, entassement de propos ; … vous n’allez pas entendre des propos qui soient tous convergents, ni même seulement compatibles. Alors, qu’est-ce que vous allez faire ? Une synthèse, comme on dit ? On peut appeler ça autrement… pourquoi pas fatras aussi ! » Ça ferait donc « un fatras », pas une formation. Nous entendons fort bien ce dont Lacan nous prévient : il cite ainsi « … les existentialistes, …les phénoménologistes,…les philologistes,… il y a les structuralistes maintenant. » Alors que dirait-il aujourd’hui du tout gentil éclectisme de la formation des psychiatres et des psychologues, qui assassine toute pensée ? Mais quand même ! Lacan règle un peu trop vite leur compte à la confrontation et à l’effet de la contradiction dans l’infini processus de formation. Là est justement l’intérêt du livre de N. Dissez que d’être un outil qui permet un repérage théorique et un usage clinique des apports lacaniens. C’est à dire, pour les lectrices et lecteurs « de l’autre côté », une confrontation avec leurs « autres » repérages et leurs « autres » usages. C’est d’ailleurs ce que Lacan a toujours fait, pour produire sa pensée, se confronter à toutes les autres pensées proposées en France et en dehors (les Anglais et plutôt les Anglaises d’ailleurs, l’ego-psychologie, etc.), dans le champ de la psychanalyse et en dehors dans les autres domaines de la pensée, tout en mettant la pensée freudienne et ses découvertes et concepts fondamentaux dans une place d’exception. Pourquoi nous en priverions-nous ? Place au fatras ! Avec rigueur !
C’est surement ce que ce site peut heureusement proposer aux praticiennes et aux praticiens de la psychanalyse et à toutes celles et tous ceux qui s’y intéressent.