Portes ouvertes sur Freud. James Strachey et Michel Gribinski

Portes ouvertes sur Freud, Les intro­duc­tions et les notes de J. Stra­chey aux écrits de Freud, tra­duites et pro­lon­gées par M. Gri­bins­ki vient de paraître aux Édi­tions fario dans la nou­velle col­lec­tion, « Le silence des sirènes », que dirige Laurent Danon Boi­leau.
Le livre se com­pose de quatre grands thèmes dont nous devons l’architecture à M. Gri­bins­ki.  Ils ont pour titre :

-L’amour, la guerre, la mort. Com­ment la sexua­li­té et la mort sont-elles liées ?

-Entre civi­li­sa­tion et culture : mythes, reli­gion, his­toire, lit­té­ra­ture. Qui, de l’homme, qui de la civi­li­sa­tion ou de la culture construit l’autre ? Qui est au ser­vice de qui ?

-La méthode, née de l’oubli et du rêve. Com­ment se peut-il que les sou­ve­nirs, les rêves, et leurs oublis, que toute une vie néga­tive soit à l’origine d’une méthode de soins ?

-Pour intro­duire la psy­cha­na­lyse. Par où com­men­cer le cor­pus de la psy­cha­na­lyse et quelle place accor­der à la théo­rie et à la méta­psy­cho­lo­gie ?

Cha­cun de ces quatre ensembles est intro­duit par un texte de M. Gri­bins­ki puis les para­graphes se suc­cèdent : les textes de J. Stra­chey (tra­duits par M. G.) sont pré­sen­tés sous leur titre d’origine, Intro­duc­tion, et sont sui­vis de com­men­taires contem­po­rains rédi­gés par M.G. inti­tu­lés Pré­sen­ta­tion. Les notes de J.S. sur le texte freu­dien sont éga­le­ment tra­duites, elles mettent en cor­ré­la­tion les idées qui che­minent dans l’ensemble de l’œuvre freu­dienne, donnent des pré­ci­sions sur cer­taines réfé­rences ain­si que sur de nom­breuses cita­tions.

L’ouvrage se clôt par un épi­logue de M. Gri­bins­ki rédi­gé à par­tir de « Résul­tats, idées, pro­blèmes – Londres, juin 1938 » et par plu­sieurs annexes : les listes thé­ma­tiques pro­po­sées par J.S., les édi­tions et ouvrages réfé­ren­cés, les revues du temps de Freud, et les diverses cor­res­pon­dances tra­duites en fran­çais. Notons que Freud avait déjà édi­té lui-même l’ensemble de ses écrits par thème en 1923.

L’ouvrage est impo­sant, mais le lec­teur curieux aura l’occasion de mani­fes­ter son esprit vaga­bond car il ne peut par­cou­rir ses 700 pages que sur le mode d’une flâ­ne­rie. Le livre nous contraint à aban­don­ner les usages habi­tuels de lec­ture – ni sui­vi chro­no­lo­gique, ni ordre alpha­bé­tique – au pro­fit d’une méthode qui invite à emprun­ter le che­min ondoyant des asso­cia­tions…

Vous pou­vez entendre un entre­tien audio entre Michel Gri­bins­ki et Isa­belle Alfan­da­ry sur le site des Edi­tions Fario

Tout d’abord, un mot sur James Stra­chey : dans ses Lec­tures et por­traits, D.W. Win­ni­cott1  a ren­du sen­sibles ses qua­li­tés d’English­man. Issu d’une famille riche en nom­breux intel­lec­tuels, il fut cofon­da­teur du Bloom­sbu­ry Group avec Vir­gi­nia Woolf, avec le bio­graphe-essayiste Lyt­ton Stra­chey et l’é­co­no­miste John Keynes. Quelques mois après avoir épou­sé Alix Sar­gant-Flo­rence, Stra­chey part à la ren­contre de Freud auprès de qui il a été intro­duit par Ernest Jones sous l’angle de son vif désir de deve­nir ana­lyste et de son envie de tra­duire les textes psy­cha­na­ly­tiques : il avait en effet déjà dans ses bagages la tra­duc­tion de Psy­cho­lo­gie des masses et ana­lyse du moi. Ses ren­contres avec Freud furent sou­vent pro­lon­gées par des dis­cus­sions sur la tra­duc­tion au point que Win­ni­cott les évo­que­ra comme étant « à mi-che­min entre une ana­lyse et une conver­sa­tion ».

Deux ans après sa mort, Anna Freud lui rend, à son tour, un vif hom­mage dans l’Inter­na­tio­nal Jour­nal où elle sou­ligne « qu’il ne doit pas être aisé pour un homme de renon­cer à ses buts per­son­nels pour s’im­mer­ger com­plè­te­ment dans l’oeuvre d’un autre. ». Puis elle met en lumière le fait que « Stra­chey a fait appa­raître au public anglo­phone l’en­semble du monde concep­tuel de la psy­cha­na­lyse, en éten­dant le lan­gage exis­tant pour accueillir quand il le fal­lait des notions neuves, mais en main­te­nant tou­jours une ligne d’é­qui­libre entre la créa­tion d’une ter­mi­no­lo­gie tech­nique pré­cise… indis­pen­sable… et l’ex­pres­sion de pen­sées com­plexes en des mots simples ». Ain­si la Stan­dard Edi­tion est-elle bien le pro­duit de ces deux acti­vi­tés, celle du tra­duc­teur et celle du com­men­ta­teur. Et selon Anna Freud : « Le lec­teur per­çoit le sou­ci que le tra­duc­teur a eu de faire entendre le texte ori­gi­nal tout en l’a­me­nant à entre­voir les séquences logiques et les liens his­to­riques qui seraient autre­ment pas­sés inaper­çus, peut-être dans cer­tains cas, inaper­çus par Freud lui-même. »2 

Cet ouvrage nous per­met donc de lire en fran­çais un appa­reil cri­tique sans équi­valent où chaque texte de Freud est pré­sen­té, anno­té et mis en pers­pec­tive avec rigueur, clar­té et sim­pli­ci­té : il ouvre vers une nou­velle pos­si­bi­li­té d’approche des textes freu­diens. James Stra­chey, sou­ligne M. Gri­bins­ki, « pos­sède cette sorte d’élégance qui consiste à ne pas se faire remar­quer… L’objet de la trans­mis­sion demeure intact après son pas­sage… » Freud reste donc in fine au lec­teur, lequel n’est en rien sou­mis à une obli­ga­tion de pen­ser comme son com­men­ta­teur. De bout en bout, nous sui­vons dans ce recueil d’introductions la pro­gres­sion de l’œuvre et de ses pro­lon­ge­ments en réfé­rences laté­rales. Les pré­sen­ta­tions de M. Gri­bins­ki quant à elles occupent une place sin­gu­lière et obéissent à une toute autre logique : cer­taines s’appuient sur les pré­faces connues des tra­duc­tions nou­velles édi­tées en leur temps chez Gal­li­mard (D. Anzieu, F. Gan­the­ret, M. Gri­bins­ki, L. Kahn, J.-C. Lavie, M. Mos­co­vi­ci, J.-B. Pon­ta­lis), d’autres concernent des points de détails, des aper­çus ou des réfé­rences contem­po­raines qui déroulent un fil laté­ral par­ti­cu­lier propre à l’auteur et à par­tir duquel les pers­pec­tives sont élar­gies.

Ain­si, entre une intro­duc­tion de J.S. et une pré­sen­ta­tion de M.G. se glisse le temps de l’histoire, infi­ni­ment pré­cieux : presque 50 à 80 années séparent la paru­tion de la Stan­dard Edi­tion 3 de celle de Portes ouvertes sur Freud. Cet arrêt du temps est lourd de sens car il convoque l’histoire com­plexe de la langue fran­çaise avec le texte freu­dien, depuis les pre­miers tra­duc­teurs (Yves Le Lay, Samuel Jan­ke­le­vitch, Marie Bona­parte, Blanche Rever­chon, Anne Ber­man, sui­vis de Cor­ne­lius Heim et de J.-B. Pon­ta­lis pour les édi­tions Gal­li­mard,) jusqu’à l’équipe ras­sem­blée autour de Jean Laplanche pour les PUF.

Dès 1914, Freud4  notait que « Par­mi les pays euro­péens, c’est jusqu’ici la France qui s’est mon­trée la moins accueillante à la psy­cha­na­lyse… ». En effet, « entre la paru­tion de la pre­mière tra­duc­tion fran­çaise d’un texte de Freud (1913) et celle du pre­mier volume des Œuvres com­plètes il se sera écou­lé 75 ans ! »5 . La France n’a pas eu un homme qui, comme James Stra­chey l’a fait en Angle­terre, a impul­sé d’emblée une édi­tion com­plète asso­ciée à une ter­mi­no­lo­gie et à un appa­reillage cri­tique. La len­teur, l’éclatement des dépo­si­taires de droits6 , ces résis­tances spé­ci­fiques de la France dont cer­taines sont tein­tées d’arguments qui n’honorent en rien un sup­po­sé « génie fran­çais, » tout le pas­sé de la psy­cha­na­lyse en France resur­git à la lec­ture de ce nou­vel ouvrage7 .

Durant toutes ces années cepen­dant, des tra­duc­tions dif­fé­rentes8 ont vu le jour, repo­sant inlas­sa­ble­ment la ques­tion entre les tenants de l’intégrité de la langue de départ et les adeptes d’une mise au monde de la langue d’arrivée9 . Ces dis­cus­sions ont aus­si été une chance pour la connais­sance du texte freu­dien10 . Il n’en demeure pas moins que le retard pris pour que les ana­lystes fran­çais non anglo­phones connaissent l’œuvre de J. Stra­chey demeure éton­ne­ment long et pose ques­tion. En quoi ce retard est-il en lien avec celui de la publi­ca­tion des Œuvres com­plètes de Freud en fran­çais ? Com­ment le poids de l’un a‑t-il pesé sur l’autre au point d’occulter le tra­vail de Stra­chey ? Quoi qu’il en soit, les docu­ments par­ve­nus aujourd’hui dans nos mains, non sans dif­fi­cul­tés édi­to­riales et grâce à la per­sis­tance de M. Gri­bins­ki, nous per­mettent aujourd’hui de décou­vrir avec plai­sir un texte vivant, ani­mé et pré­cis qui invite encore une fois à effec­tuer une nou­velle lec­ture de Freud et à entrer en conver­sa­tion avec des auteurs anglo-saxons for­més et fami­lia­ri­sés aux points de vue déve­lop­pés dans la Stan­dard Edi­tion.

Pour com­man­der l’ou­vrage sur le site des Edi­tions Fario

Pour écou­ter le pod­cast de l’en­tre­tien entre Michel Gri­bins­ki et Isa­belle Alfan­da­ry

NOTES :
  1. D.W. Win­ni­cott (1969), James Stra­chey, Lec­tures et por­traits, Gal­li­mard, 2012, p.109–119
  2. Les pas­sages en ita­liques ont été tra­duits par L. Apfel­baum à par­tir de A. Freud The Inter­na­tio­nal Jour­nal of Psy­cha­na­ly­sis, Numé­ro 50 – Pages 132 – 1969.
  3. 24 volumes furent publiés entre 1943 et 1974 par J. Stra­chey en col­la­bo­ra­tion avec Alix Stra­chey, Anna Freud et Alan Tyson. Le der­nier volume parut en 1974 sous la res­pon­sa­bi­li­té d’An­ge­la Richards.
  4. S. Freud (1914) Sur l’histoire du mou­ve­ment psy­cha­na­ly­tique, Paris, Gal­li­mard 1991, p.59
  5. A. Bour­gui­gnon, P. Cotet, J. Laplanche et F. Robert, « Situa­tions des « Œuvres com­plètes de Freud/psychanalyse » Tra­duire Freud, PUF, 1989, p. 6–7
  6. A. et O. Bour­gui­gnon « Sin­gu­la­ri­té d’une his­toire », RFP, XLVII, 6, PUF, 1983, p.1257–1279
  7. A. de Mijol­la, Freud et la France (1885–1945), PUF, 2010, p.191–192
  8. J. le Rider « Les tra­duc­teurs de Freud à l’épreuve de l’étranger » Essaim 2002/1 n°9 p.5–14
  9. W. Gra­noff, (1984) « Freud écri­vain : tra­duire ou stan­dar­di­ser ? » L’Écrit du temps, n°7, Édi­tions de Minuit, 1984, repris dans Lacan, Ferenc­zi et Freud Gal­li­mard 2001.
  10. L. Kahn « Le texte freu­dien et sa tra­duc­tion » in J.-M. Dela­comp­tée et F. Gan­the­ret (ed) Le royaume inter­mé­diaire ; psy­cha­na­lyse, lit­té­ra­ture, autour de J.-B. Pon­ta­lis, Gal­li­mard Folio Essais, 2007, pp.130–157