Portes ouvertes sur Freud, Les introductions et les notes de J. Strachey aux écrits de Freud, traduites et prolongées par M. Gribinski vient de paraître aux Éditions fario dans la nouvelle collection, « Le silence des sirènes », que dirige Laurent Danon Boileau.
Le livre se compose de quatre grands thèmes dont nous devons l’architecture à M. Gribinski. Ils ont pour titre :
-L’amour, la guerre, la mort. Comment la sexualité et la mort sont-elles liées ?
-Entre civilisation et culture : mythes, religion, histoire, littérature. Qui, de l’homme, qui de la civilisation ou de la culture construit l’autre ? Qui est au service de qui ?
-La méthode, née de l’oubli et du rêve. Comment se peut-il que les souvenirs, les rêves, et leurs oublis, que toute une vie négative soit à l’origine d’une méthode de soins ?
-Pour introduire la psychanalyse. Par où commencer le corpus de la psychanalyse et quelle place accorder à la théorie et à la métapsychologie ?
Chacun de ces quatre ensembles est introduit par un texte de M. Gribinski puis les paragraphes se succèdent : les textes de J. Strachey (traduits par M. G.) sont présentés sous leur titre d’origine, Introduction, et sont suivis de commentaires contemporains rédigés par M.G. intitulés Présentation. Les notes de J.S. sur le texte freudien sont également traduites, elles mettent en corrélation les idées qui cheminent dans l’ensemble de l’œuvre freudienne, donnent des précisions sur certaines références ainsi que sur de nombreuses citations.
L’ouvrage se clôt par un épilogue de M. Gribinski rédigé à partir de « Résultats, idées, problèmes – Londres, juin 1938 » et par plusieurs annexes : les listes thématiques proposées par J.S., les éditions et ouvrages référencés, les revues du temps de Freud, et les diverses correspondances traduites en français. Notons que Freud avait déjà édité lui-même l’ensemble de ses écrits par thème en 1923.
L’ouvrage est imposant, mais le lecteur curieux aura l’occasion de manifester son esprit vagabond car il ne peut parcourir ses 700 pages que sur le mode d’une flânerie. Le livre nous contraint à abandonner les usages habituels de lecture – ni suivi chronologique, ni ordre alphabétique – au profit d’une méthode qui invite à emprunter le chemin ondoyant des associations…
Tout d’abord, un mot sur James Strachey : dans ses Lectures et portraits, D.W. Winnicott1 a rendu sensibles ses qualités d’Englishman. Issu d’une famille riche en nombreux intellectuels, il fut cofondateur du Bloomsbury Group avec Virginia Woolf, avec le biographe-essayiste Lytton Strachey et l’économiste John Keynes. Quelques mois après avoir épousé Alix Sargant-Florence, Strachey part à la rencontre de Freud auprès de qui il a été introduit par Ernest Jones sous l’angle de son vif désir de devenir analyste et de son envie de traduire les textes psychanalytiques : il avait en effet déjà dans ses bagages la traduction de Psychologie des masses et analyse du moi. Ses rencontres avec Freud furent souvent prolongées par des discussions sur la traduction au point que Winnicott les évoquera comme étant « à mi-chemin entre une analyse et une conversation ».
Deux ans après sa mort, Anna Freud lui rend, à son tour, un vif hommage dans l’International Journal où elle souligne « qu’il ne doit pas être aisé pour un homme de renoncer à ses buts personnels pour s’immerger complètement dans l’oeuvre d’un autre. ». Puis elle met en lumière le fait que « Strachey a fait apparaître au public anglophone l’ensemble du monde conceptuel de la psychanalyse, en étendant le langage existant pour accueillir quand il le fallait des notions neuves, mais en maintenant toujours une ligne d’équilibre entre la création d’une terminologie technique précise… indispensable… et l’expression de pensées complexes en des mots simples ». Ainsi la Standard Edition est-elle bien le produit de ces deux activités, celle du traducteur et celle du commentateur. Et selon Anna Freud : « Le lecteur perçoit le souci que le traducteur a eu de faire entendre le texte original tout en l’amenant à entrevoir les séquences logiques et les liens historiques qui seraient autrement passés inaperçus, peut-être dans certains cas, inaperçus par Freud lui-même. »2
Cet ouvrage nous permet donc de lire en français un appareil critique sans équivalent où chaque texte de Freud est présenté, annoté et mis en perspective avec rigueur, clarté et simplicité : il ouvre vers une nouvelle possibilité d’approche des textes freudiens. James Strachey, souligne M. Gribinski, « possède cette sorte d’élégance qui consiste à ne pas se faire remarquer… L’objet de la transmission demeure intact après son passage… » Freud reste donc in fine au lecteur, lequel n’est en rien soumis à une obligation de penser comme son commentateur. De bout en bout, nous suivons dans ce recueil d’introductions la progression de l’œuvre et de ses prolongements en références latérales. Les présentations de M. Gribinski quant à elles occupent une place singulière et obéissent à une toute autre logique : certaines s’appuient sur les préfaces connues des traductions nouvelles éditées en leur temps chez Gallimard (D. Anzieu, F. Gantheret, M. Gribinski, L. Kahn, J.-C. Lavie, M. Moscovici, J.-B. Pontalis), d’autres concernent des points de détails, des aperçus ou des références contemporaines qui déroulent un fil latéral particulier propre à l’auteur et à partir duquel les perspectives sont élargies.
Ainsi, entre une introduction de J.S. et une présentation de M.G. se glisse le temps de l’histoire, infiniment précieux : presque 50 à 80 années séparent la parution de la Standard Edition 3 de celle de Portes ouvertes sur Freud. Cet arrêt du temps est lourd de sens car il convoque l’histoire complexe de la langue française avec le texte freudien, depuis les premiers traducteurs (Yves Le Lay, Samuel Jankelevitch, Marie Bonaparte, Blanche Reverchon, Anne Berman, suivis de Cornelius Heim et de J.-B. Pontalis pour les éditions Gallimard,) jusqu’à l’équipe rassemblée autour de Jean Laplanche pour les PUF.
Dès 1914, Freud4 notait que « Parmi les pays européens, c’est jusqu’ici la France qui s’est montrée la moins accueillante à la psychanalyse… ». En effet, « entre la parution de la première traduction française d’un texte de Freud (1913) et celle du premier volume des Œuvres complètes il se sera écoulé 75 ans ! »5 . La France n’a pas eu un homme qui, comme James Strachey l’a fait en Angleterre, a impulsé d’emblée une édition complète associée à une terminologie et à un appareillage critique. La lenteur, l’éclatement des dépositaires de droits6 , ces résistances spécifiques de la France dont certaines sont teintées d’arguments qui n’honorent en rien un supposé « génie français, » tout le passé de la psychanalyse en France resurgit à la lecture de ce nouvel ouvrage7 .
Durant toutes ces années cependant, des traductions différentes8 ont vu le jour, reposant inlassablement la question entre les tenants de l’intégrité de la langue de départ et les adeptes d’une mise au monde de la langue d’arrivée9 . Ces discussions ont aussi été une chance pour la connaissance du texte freudien10 . Il n’en demeure pas moins que le retard pris pour que les analystes français non anglophones connaissent l’œuvre de J. Strachey demeure étonnement long et pose question. En quoi ce retard est-il en lien avec celui de la publication des Œuvres complètes de Freud en français ? Comment le poids de l’un a‑t-il pesé sur l’autre au point d’occulter le travail de Strachey ? Quoi qu’il en soit, les documents parvenus aujourd’hui dans nos mains, non sans difficultés éditoriales et grâce à la persistance de M. Gribinski, nous permettent aujourd’hui de découvrir avec plaisir un texte vivant, animé et précis qui invite encore une fois à effectuer une nouvelle lecture de Freud et à entrer en conversation avec des auteurs anglo-saxons formés et familiarisés aux points de vue développés dans la Standard Edition.
Pour commander l’ouvrage sur le site des Editions Fario
Pour écouter le podcast de l’entretien entre Michel Gribinski et Isabelle Alfandary
- D.W. Winnicott (1969), James Strachey, Lectures et portraits, Gallimard, 2012, p.109–119
- Les passages en italiques ont été traduits par L. Apfelbaum à partir de A. Freud The International Journal of Psychanalysis, Numéro 50 – Pages 132 – 1969.
- 24 volumes furent publiés entre 1943 et 1974 par J. Strachey en collaboration avec Alix Strachey, Anna Freud et Alan Tyson. Le dernier volume parut en 1974 sous la responsabilité d’Angela Richards.
- S. Freud (1914) Sur l’histoire du mouvement psychanalytique, Paris, Gallimard 1991, p.59
- A. Bourguignon, P. Cotet, J. Laplanche et F. Robert, « Situations des « Œuvres complètes de Freud/psychanalyse » Traduire Freud, PUF, 1989, p. 6–7
- A. et O. Bourguignon « Singularité d’une histoire », RFP, XLVII, 6, PUF, 1983, p.1257–1279
- A. de Mijolla, Freud et la France (1885–1945), PUF, 2010, p.191–192
- J. le Rider « Les traducteurs de Freud à l’épreuve de l’étranger » Essaim 2002/1 n°9 p.5–14
- W. Granoff, (1984) « Freud écrivain : traduire ou standardiser ? » L’Écrit du temps, n°7, Éditions de Minuit, 1984, repris dans Lacan, Ferenczi et Freud Gallimard 2001.
- L. Kahn « Le texte freudien et sa traduction » in J.-M. Delacomptée et F. Gantheret (ed) Le royaume intermédiaire ; psychanalyse, littérature, autour de J.-B. Pontalis, Gallimard Folio Essais, 2007, pp.130–157