Que faire de la différence des sexes ? de Serge Hefez

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Le der­nier ouvrage de la Petite biblio­thèque de psy­cha­na­lyse, Que faire de la dif­fé­rence des sexes ? s’organise autour d’un texte inédit de Serge Hefez et d’un entre­tien qui abordent le sujet forts d’une longue pra­tique de l’accompagnement des per­sonnes en ques­tion­ne­ment iden­ti­taire et, pour cer­taines, en tran­si­tion. Quand la non-bina­ri­té se refuse au choix d’un sexe pour l’autre, il convient là de dis­tin­guer d’emblée la tran­si­den­ti­té, qui a trait au genre et s’étaye essen­tiel­le­ment sur la modi­fi­ca­tion des carac­tères sexuels secon­daires visibles : seins, pilo­si­té, style ves­ti­men­taire, pré­nom, réfé­ren­ce­ment gram­ma­ti­cal, de la trans­sexua­li­té, qui implique l’intervention chi­rur­gi­cale sur les organes géni­taux. Ces deux « pas­sages » — d’un genre à l’autre, d’un sexe à l’autre — s’ils ne sont pas sys­té­ma­ti­que­ment conco­mi­tants pour une per­sonne, voire ne le seront jamais, se réfèrent tou­jours à la dif­fé­rence des sexes, dont la per­cep­tion contem­po­raine est pré­ci­sé­ment, ici, ques­tion­née. Par ailleurs, bien que repo­sant sur une per­cep­tion endo­gène, il est impos­sible, comme l’indique Hefez, de cir­cons­crire ce ques­tion­ne­ment iden­ti­taire à la seule dimen­sion nar­cis­sique du sujet, tant ce ques­tion­ne­ment est pris, comme pour cha­cun, dans les iden­ti­fi­ca­tions et la rela­tion à l’autre, que ce soit sur le ver­sant du désir sexuel, de la ren­contre amou­reuse et évi­dem­ment, pour cer­tains, de la ren­contre trans­fé­ren­tielle. Rare­ment pré­sen­tée en pre­mière inten­tion, cette dimen­sion objec­tale n’en demeure donc pas moins pré­sente, voire réso­lu­tive dans cer­tains cas. C’est de la mul­ti­pli­ci­té de ces nou­velles iden­ti­tés sexuelles, des choix amou­reux et des nou­veaux usages de la sexua­li­té qui en résultent que naît ce trouble rele­vé par tous, et qui oblige aus­si le lec­teur moins fami­lier de cette cli­nique, à un va-et-vient entre les corps et leurs pré­noms, les repré­sen­ta­tions et les fan­tasmes. Ceci est repé­rable à la dif­fi­cul­té de nom­mer la réa­li­té de la chose, tel « vagin­domme », qui donne à l’article d’Hefez son titre, néo­lo­gisme qui sur­git par sur­prise du côté de l’analyste dans le cours d’une cure, et qui condense, à la manière des trou­vailles de l’inconscient, l’essentiel des effets contre-trans­fé­ren­tiels face à la maté­ria­li­sa­tion dans les corps de fan­tasmes infan­tiles. Car si un vagin d’homme relève d’une natu­relle impos­si­bi­li­té ana­to­mique, le mot donne à voir (et le regard est de pre­mière impor­tance dans cette cli­nique) une réa­li­té long­temps can­ton­née au fan­tasme. Le mot dit la conflic­tua­li­té du sexe natu­rel et du genre autant qu’il oblige à quit­ter les iden­ti­tés nor­mées. Les patients, sou­vent jeunes, sont des hommes trans, ils aiment des hommes ou des femmes, trans ou pas ; ce sont des femmes trans opé­rées ou pas, en couple avec des hommes cis ou trans, ouvrant la pos­si­bi­li­té d’un homme enceint, c’est une jeune fille homo­sexuelle tran­si­tant en gar­çon gay, où genre et orien­ta­tion sexuelle changent en même temps… On mesure com­bien la langue touche à ses limites pour nom­mer ces nou­velles iden­ti­tés et leurs varia­tions rela­tion­nelles, à l’image de Thi­bault, homme gay amou­reux d’un homme trans non opé­ré, qui s’écrie joyeu­se­ment : « Qu’est-ce que je suis main­te­nant, hété­ro, bi, gay, pan ou juste com­plè­te­ment tor­du… ?! » Les iden­ti­tés cloi­son­nées ne tiennent plus. 

Mais une fois posée cette réa­li­té de la cli­nique, quels che­mi­ne­ments pour Thi­bault, Noah, Dja­mi­la, Axelle, Léo, Orphée, Isaac, Nata­sha, Maelle, Emma, Alexan­dro, Andréa, Marion, et pour leurs ana­lystes ? L’introduction de Régis Bon­grand, « Le des­tin c’est le fan­tasme », attrape d’emblée l’un des enjeux du recueil, dans le pas de côté auquel il invite par rap­port à la célèbre for­mule freu­dienne qui pose, elle, l’anatomie comme des­tin. L’article intro­duc­tif déplie ain­si, sur les registres de la théo­rie freu­dienne et de la pra­tique cli­nique, les deux grands axes qui tra­versent l’ouvrage : le pre­mier, que c’est bien le trai­te­ment psy­chique de la dif­fé­rence des sexes, donc l’infinie varié­té fan­tas­ma­tique pour chaque sujet, qui, plus que l’anatomie, fait des­tin ; le second, qu’il existe dans l’écoute de la cli­nique trans, une mobi­li­sa­tion par­ti­cu­lière du sexuel infan­tile de l’analyste, et donc de son contre-trans­fert, mas­si­ve­ment mobi­li­sé par le prisme de la réa­li­té maté­rielle. Le texte de S. Hefez « Vagin­domme » pro­pose ensuite une réflexion en quatre temps dont chaque ana­lyste invi­té à dia­lo­guer avec lui pro­po­se­ra une varia­tion. (1) Du genre au sexe, ques­tionne du côté des patients et du côté des repré­sen­ta­tions de l’analyste ces deux moda­li­tés de la dif­fé­rence des sexes long­temps tenue pour natu­rel­le­ment har­mo­nieuses et que la force per­tur­ba­trice et la puis­sance éman­ci­pa­trice des corps trans mettent à mal, obli­geant « l’analyste trou­blé dans le contre-trans­fert à revi­si­ter ses a prio­ri per­son­nels et théo­riques », aspect du tra­vail que déve­loppe avec beau­coup d’acuité l’article de K. Fejtö « Peut-on se “défaire” de la dif­fé­rence des sexes ». (2) Sexua­li­tés, déploie autour de la cure de Thi­bault et de la sur­prise du vagin­domme la créa­ti­vi­té des nou­velles incar­na­tions de la dif­fé­rence des sexes et les pra­tiques sexuelles aux­quelles elles donnent accès, dans leurs rap­ports avec le fan­tasme et la réa­li­té, à quoi l’article de C. Thomp­son « Cou­vrez ce sein que je ne sau­rais voir » offre un pro­lon­ge­ment en inter­ro­geant un pri­mat des seins qui ouvre au ques­tion­ne­ment du corps fémi­nin dans une cli­nique trans élar­gie au ciné­ma. (3) Décons­truc­tions, pro­pose une série de por­traits cli­niques, incar­na­tions ce « cette déna­tu­ra­li­sa­tion de la sexua­li­té et de la sexua­tion ini­tiée par Freud dans les Trois essais », avec laquelle Hefez invite les psy­cha­na­lystes à pen­ser ces ren­contres. (4) L’usage des plai­sirs enfin, emprunte à Fou­cault l’exploration de l’érotique et, ici, du pou­voir trans­for­ma­teur du désir et de la rela­tion affec­tive, en appui sur le régime dis­cur­sif intro­duit par ces nou­velles cho­ré­gra­phies éro­tiques. « Le jeu de l’amour, du sexe et du hasard », de F. Cara­man, pro­longe par un nouage étroit entre cli­nique, théo­rie et lit­té­ra­ture, la ques­tion de la gué­ri­son par l’amour sug­gé­rée par Hefez, et les moda­li­tés de ces amours contem­po­raines qui s’idéalisent dans l’authenticité, la véra­ci­té et le consen­te­ment réci­proque. Un article de l’écrivain P. Zober­man, clôt l’ouvrage par l’étude d’une nou­velle de la fin du XVIIe qui déploie avec force le lien indé­fec­tible entre la parole, le sexe et le genre. 

Un ouvrage pré­cieux quand les théo­ries sexuelles infan­tiles de l’analyste, res­sur­gis­sant du dehors par la pos­sible trans­for­ma­tion du patient, se voient ain­si mobi­li­sées, impo­sant une atten­tion par­ti­cu­lière au contre-trans­fert pour se défaire du risque d’une fas­ci­na­tion à ce que les fan­tasmes deviennent vrai­ment réa­li­té. On y voit là la clé d’une écoute réso­lu­ment arri­mée à la réa­li­té psy­chique.  

Serge Hefez, Que faire de la dif­fé­rence des sexes, Petite Biblio­thèque de Psy­cha­na­lyse, PUF, 2025 (avec Régis Bon­grand, Fran­cine Cara­man, Kalyane Fejtö, Caro­line Thomp­son, Pierre Zober­man)