Sous le titre évocateur d’un roman policier Qui a tué Eva Freud ? est paru un ouvrage original, chargé d’histoire, avec comme sous-titre Fragments d’une vie à Nice. Son auteur, Isabelle Sieurin, professeur de philosophie au Lycée Calmette de cette ville, a commencé sa démarche en consultant et en confrontant les archives du lycée avec la plaque commémorative mise en place par l’AMEJDAM sur un mur de l’établissement dans le but d’illustrer son cours sur la mémoire et sur l’Histoire durant les années d’Occupation de la deuxième guerre mondiale. Elle découvre alors avec effroi que des jeunes filles du lycée, seize exactement, ont été déportées et assassinées à Auschwitz ; leurs destins tragiques liés à leurs origines sont largement ignorés. Elle s’arrête ensuite sur le sort particulier d‘une lycéenne, Eva, née en 1924, fille de Oliver et de Henny Freud, petite fille de Sigmund et de Martha Freud. Ses parents installés à Nice depuis 1934 ont été rejoints plus tard et pour quelques temps seulement, par la femme de Martin Freud, Esti, accompagnée de sa fille Sophie. Les deux cousines ont ainsi fréquenté le même lycée durant quelques mois.
Du destin d’Eva on connait peu de choses, tout au plus un article original et novateur de Pierre Segond paru en 1988 dans Les Temps Modernes, « Eva Freud, Une vie, Berlin 1924, Marseille 1944 », puis ce qu’en a écrit Anne-Lise Stern dans Le Savoir Déporté. Isabelle Sieurin a démarré puis effectué une quête précise et touchante qui nous conduit sur les traces de cette jeune fille exilée sur la Côte d’Azur : nous découvrons la vie d’une adolescente rebelle et passionnée, dont l’existence croise celle d’autres jeunes filles comme son amie Hélène avec laquelle elle entretient une correspondance. Et de recoupements en recoupements, le livre nous propose une histoire croisée de ces destins juvéniles arrêtés si brusquement : l’auteur rencontre de rares témoins de l’époque et nous entraine dans sa démarche attentive et respectueuse et propose lettres et entretiens. Ainsi le lecteur suit-il ses pas quand elle exhume souvenirs, courriers ou photographies, lesquels reprennent vie et sont arrachées à l’oubli. Impossible d’exposer en détail ce mouvement au risque de déflorer ce qui fait l’attrait et le charme même de l’ouvrage : redonner vie à ces adolescences brisées net dans leurs aspirations.
Eva demeure la figure emblématique de l’ouvrage car sa destinée est exemplaire à plus d’un titre : d’abord comme petite fille d’un homme dont une part importante de la famille a été anéantie et dont l’autre a dû s’exiler pour survivre, mais aussi comme jeune femme qui dit non à ses parents pour vivre seule une exigence de liberté juvénile, et enfin comme toile de fond où se dessine le contexte historique de son pays d’accueil, la France et plus particulièrement Nice et sa région.
Le livre n’est pas seulement un récit brut, il comporte une importante et originale iconographie qui rend encore plus poignant son contenu car c’est comme si on feuilletait un album de photos familiales parsemé de lettres échappées aux destructions. On y croise d’autres jeunes filles, amies ou connaissances, dont l’une d’entre elles n’est autre que Simone Jacob, future Simone Veil, et ses sœurs Madeleine et Denise dont un ouvrage récent retrace les vies, auxquelles on serait tenté d’ajouter celle de Marceline Loridan, car ses témoignages sont proches, même si elle n’apparaît pas dans le livre.
Ni livre d’histoire au sens classique, ni récit journalistique, ce livre est bien davantage car il se situe au cœur d’une expérience de transmission vivante effectuée par une enseignante avec et vers ses élèves ; il a donné lieu depuis sa sortie à des spectacles de lectures qui en prolongent les effets. Ainsi ce passé n’est-il pas relégué dans les marges, il honore tardivement la mémoire de ces jeunes filles. Les références bibliographiques qui accompagnent l’ouvrage sont les bienvenues, elles soulignent à chaque fois des pistes latérales de lecture possibles tout comme les diverses correspondances citées.
Enfin si ce livre a fait voyager Isabelle Sieurin en direction des différentes Archives dont principalement celles de la Bibliothèque du Congrès à Washington, le lecteur, même s’il demeure un voyageur immobile, est lui aussi pris par le mouvement d’ensemble de son auteur. Le livre posé, la démarche initiée par l’auteur laisse le lecteur moins inquiet sur le devenir de la transmission de la catastrophe en direction des générations suivantes.
La genèse. Comment est né, Isabelle Sieurin, ce projet alors que jusqu’à présent peu d’auteurs avaient cherché et écrit sur le destin de ces jeunes filles qui furent élèves de votre lycée ? Avec votre démarche, la question des disparues est enfin apparue comme thème de recherche, comme si elle ne pouvait surgir à son heure qu’après un temps long, éloigné du drame originel : elle est alors portée par ceux qui, comme vous, ne l’ont pas vécue directement. Difficile de ne pas avoir en tête à la lecture de votre livre celui de Daniel Mendelsohn .
Tout commence pour moi avec une plaque commémorative, celle du lycée Calmette, où j’enseigne la philosophie. La plaque n’a pas été apposée à l’initiative de l’éducation nationale mais par une association : l’AMEJDAM . La plaque se souvient de l’assassinat 1 par les Nazis, avec la collaboration des autorités françaises de l’époque, des seize élèves juives du lycée de Jeunes Filles de Nice, aujourd’hui lycée Calmette. Dans le cadre d’un projet pédagogique sur la mémoire et l’histoire, j’ai voulu reprendre la démarche de l’association et retrouver les traces dérisoires mais présentes, dans les archives du lycée, des noms des petites disparues. Simone Jacob, future Simone Veil et ses sœurs, rescapées de la Shoah, figurent par exemple dans les registres. Une plaque a également été apposée pour Simone Vieil l’année dernière seulement. Des travaux pédagogiques ont été initiés pour cet événement. Ce qui n’avait pas été le cas, douze ans plus tôt, pour la cérémonie d’apposition de la plaque à la mémoire des élèves déportées. La démarche de travail mémoriel semblait, en effet, ne pouvoir surgir que dans un temps plus éloigné du drame originel. En ce qui me concerne j’ai effectué un voyage d’étude d’une journée à Auschwitz avec une de mes classes et une collègue d’Histoire, il y a cinq ans, qui a sans doute impulsé mon propre travail de réflexion personnelle et pédagogique. Comment aborder la mémoire de la Shoah dans le cadre du cours de philosophie en terminale ? Comment tenter de lutter, en classe, contre le racisme et l’antisémitisme ? En feuilletant ce vieux registre poussiéreux, aux pages qui bruissent comme des ailes d’albatros peinant à s’envoler, au détour d’une page, parmi d’autres noms notés de cette écriture vieillotte, appliquée et penchée, un nom, tout-à-coup, m’a interpellée. J’ai lu :
Eva Freud née le 3 septembre 1924 à Berlin. Adresse : Grand Palais, 2 bd de Cimiez. Classe :
Première A.1, demi- pensionnaire. Profession du père : photographe. Date de sortie du lycée : 21avril 42.
Mon cœur soudain s’est emballé. Cette Eva a‑t-elle un lien avec Sigmund Freud ? Si oui, lequel ?
J’ignorais tout d’Eva jusqu’à ce que je découvre sa trace au lycée Calmette. J’ai alors tapé « Eva Freud » dans Google. Les premières informations sont parvenues de la Bibliothèque du Congrès de Washington où sont conservées les archives Sigmund Freud. Le lycée Calmette qui est un petit lycée de province m’a conduite vers la Bibliothèque de Washington, la plus grande Bibliothèque du monde en ouvrages et en références. J’apprends ainsi qu’Eva Freud est bien la petite fille de Sigmund Freud, la fille d’Oliver Freud, son fils, et d’Henny Fuchs. Elle est née en 1924 à Berlin. Eva et ses parents sont Juifs et doivent fuir le nazisme en 1933. Elle a neuf ans lorsqu’elle aménage à Paris et arrive à Nice à dix ans en 1934. Eva est scolarisée cette année-là au lycée de filles.
Pourtant une question se pose à moi : son nom n’apparaît pas sur la plaque du lycée Calmette. Eva est juive. Je savais qu’au même moment celui qui a découvert l’inconscient et inventé la psychanalyse, Sigmund Freud, son grand-père, doit fuir les persécutions antisémites à Vienne et se réfugie à Londres en 1938 au moment de L’Anschluss, grâce à la protection de la Princesse Marie Bonaparte. Pourquoi sa petite fille se retrouve-t-elle à Nice ? A‑t-elle pu échapper aux persécutions nazies ? Qu’est devenue Eva ? Il s’agissait peut-être moins de savoir comment elle est morte que comment elle a vécu sa courte vie, quels sont les petits détails de sa vie qui la rendent vivante. En cela, je me suis inspirée de Daniel Mendelsohn, de son enquête sur sa famille dans son livre Les Disparus. Une fois qu’il comprend comment les membres de sa famille sont morts, il comprend aussi que le plus important pour les rendre présents consiste à raconter comment ils ont vécu. Par ailleurs, les photographies jouent un rôle essentiel dans le livre de Mendelsohn. Lorsque j’ai découvert les photos d’Eva, j’ai mieux compris la pulsion d’enquête que peuvent déclencher les photos.
Les lieux et le moment. D’une manière plus précise, il y a d’abord Nice et les élèves de philosophie, c’est à dire une forte couleur locale. Que dit maintenant la ville de ces émigrés qui l’ont fréquentée dans les années 1935/45 ? Quelle place ont-ils dans l’imaginaire collectif et dans les souvenirs contemporains ? Puis il y a ensuite les exigences de l’enseignement : comment sensibiliser les jeunes lycéens à une articulation entre l’histoire de ces années noires et notre époque ? Votre démarche questionne la place de cette histoire européenne mesurée à l’aune des craintes actuelles (résurgences de crises diverses qui font de nouveau appréhender un retour possible des heures sombres).
Les lieux à Nice sont très importants dans mon travail car ils renvoient à une temporalité plurielle et aux êtres qui y ont vécu. Le récit est construit comme un va et vient entre Nice dans les années 30, 40 et Nice aujourd’hui. J’ai tenté pour me rapprocher d’Eva de retracer son parcours topographique. Il s’agissait de retrouver ses traces à Nice en me promenant là où elle a vécu : le Grand Palais, le Palais Galatée, les studios de la Victorine, les plages, les cinémas, l’hôpital Saint-Roch, les rues de la ville. Et bien sûr je me rendais tous les jours dans son lycée ! Les noms des rues de la ville sont d’ailleurs restés quasiment tous les mêmes aujourd’hui ce qui accentue l’effet de réel. Ça s’est bien passé ici, là où je vis, là où mes élèves vivent.
L’année où j’ai commencé ce travail d’enquête, j’avais un élève en classe qui se disait « négationniste » et clairement antisémite. Ce problème auquel je me trouvais confrontée m’a finalement permis de chercher une manière plus concrète pour parler du travail de l’historien, du fait historique au programme en philosophie. Je voulais retrouver les noms des jeunes filles qui se trouvent sur la plaque commémorative, dans le registre du lycée de Jeunes Filles de Nice, aujourd’hui lycée Calmette, là même où mes élèves sont scolarisés. Mon intention était de montrer aux jeunes en quoi consistait le travail de l’AMEJDAM qui retrouve les noms des élèves dans les registres scolaires à partir des listes de noms de Juifs assassinés par les nazis répertoriés par Serge Klarsfeld. Il s’agissait pour moi de développer une pédagogie stratégique, celle de l’exemple d’où peut surgir le questionnement. Enseigner se conjugue alors avec enquêter : au sens historique (historia : enquête) et au sens philosophique de cultiver le questionnement, le besoin de comprendre. Les noms et prénoms des enfants déportés du lycée de Nice enjoignent de se souvenir. « Jamais plus » : philosopher en classe, c’est désormais mesurer la force et le sens des mots, et plus particulièrement de ces deux mots, refuser d’oublier la Shoah, apprendre à s’indigner. Car l’homme est un être dont la conscience est tragique dès lors qu’il se souvient, qu’il ressent un attachement aux choses invisibles, au temps qui n’est plus.
Il ne s’agit pas, en classe, de parler des réfugiés juifs à Nice en général car la généralisation peut être un obstacle à la compréhension des événements et des êtres. Je voulais plutôt parler d’un destin particulier, celui de cette jeune fille, réfugiée, juive allemande, naturalisée française puis dénaturalisée sous le gouvernement de Vichy : le destin d’Eva à Nice pouvait les toucher.
La méthode. Comment avez-vous enquêté ? Comment avez-vous pu réunir des témoignages, des documents et des photos ? Quelles pistes de recherche avez-vous du prendre ? Toute la dimension de l’enquête est au cœur de votre ouvrage mais évolue avec discrétion. Quelles sont les pépites, voire les errements, que vous avez rencontrés ?
Parce que j’ai voulu donner un visage à cette mystérieuse oubliée retrouvée dans les archives scolaires, au nom si célèbre, si évocateur, la professeure de philosophie que je suis est devenue enquêtrice. J’ai compulsé les archives éparses, à Nice, Londres, Washington. J’ai rencontré les derniers témoins de l’histoire de la petite fille de Sigmund Freud. Entre retour du refoulé historique et oubli.
Dans l’iconographie disponible sur internet avant la publication du livre, il n’existait que de rares photos d’Eva enfant. L’une d’elle a retenu mon attention. Eva a les cheveux courts, elle porte une petite robe au crochet, elle a environ deux ans. Elle est assise sur les genoux de son grand-père, confortablement installé dans un fauteuil en rotin. Elle s’agrippe affectueusement à son cou. Sa mère est debout derrière eux, dans une attitude protectrice. La photo a été prise en juillet 1927, à côté du perron d’une maison de vacances.
Par ailleurs, quand j’ai pris contact avec l’association des anciennes du lycée Calmette, la présidente, très dévouée, a bien cherché à me mettre en contact avec des anciennes scolarisées au lycée pendant la guerre. Chacune me racontait sa propre histoire, souvent très intéressante. Mais personne n’avait entendu parler d’Eva Freud. Je me suis alors dit que ma recherche sur Eva arrivait peut-être trop tard. Je me suis intéressée aux archives. Le mot « archive » suscite souvent l’image d’un amas de paperasses poussiéreuses et rébarbatives. C’est tout l’inverse. Les archives sont à la connaissance du passé, ce que les analyses biologiques sont à la médecine. Avec elles, on pénètre au plus vif du tissu humain. Les archives, elles aussi, nous démontrent que la réalité est bien plus féconde en romanesque que la meilleure des fictions. J’ai donc consulté les archives scolaires du lycée (le registre des entrées et sorties des élèves pendant la guerre), les archives départementales et surtout les archives de la Bibliothèque du Congrès de Washington. Cette Bibliothèque recèle des archives relatives à Sigmund Freud (lettres et manuscrits de documents concernant sa famille et notamment Oliver et Henny Freud. J’ai appris, sur le site de la Bibliothèque du Congrès de Washington, qu’il existe des » boxes » qui contiennent des centaines de photos d’Eva (son père avait pour hobby la photographie), des lettres, diverses archives personnelles concernant Eva. J’ai commencé par demander des documents un peu au hasard : photos, lettres. Je ne connaissais évidemment pas les noms des correspondants d’Eva mentionnés sur le site de la Bibliothèque. Les boîtes de la Bibliothèque de Washington contenaient pour ma plus grande joie : un carnet d’observation, très précis, tenu par Henny Freud, la mère d’Eva, des dessins de la petite Eva, des cahiers, des copies, des photos et surtout une correspondance avec plusieurs de ses amies et, notamment, une certaine Hélène Dub. Dans l’encre des lettres, dans les photos surgit la vie et se dessine, peu à peu, un portrait d’Eva. Je pensais trouver les lettres de ses correspondants mais des lettres d’Eva m’ont été envoyées également. Pourquoi s’y trouvaient-elles ? Mystère. J’ai d’abord échangé avec les bibliothécaires de Washington pendant deux ans.
En octobre 2018, je me suis rendue sur place pour consulter toutes les boites. Cette enquête, les notes accumulées ont petit à petit évolué en projet d’écriture : Il ne s’agissait pas de romancer, d’utiliser l’archive comme prétexte pour raconter une histoire. C’est un texte qui se veut objectif. C’est une histoire vraie, sans démagogie, ni déformation des sources tout en étant une narration. Il ne s’agit pas seulement d’expliquer comment Eva est morte mais comment elle a vécu, quels ont été les petits détails de sa vie (comment elle s’habillait, qui étaient ses amis, où elle vivait…) qui la rendent vivante et singulière.
Les lettres d’Eva, les témoignages mais aussi les photos m’ont servi de support pour la décrire et pour raconter sa vie. Ses photos anciennes sont fascinantes parce qu’elles font ressurgir du passé une jeune fille. Les photos qui survivent à la destruction du temps opèrent sur moi comme des fantômes d’un passé perdu, des revenants, des spectres au pouvoir incantatoire, ensorcelant. Ils déclenchent une écriture qui tente de dire l’absence et la présence à la fois. La photo est une preuve visuelle de l’existence d’un être.
La photographie joue un rôle chamanique. Les images d’Eva déclenchent l’écriture. Eva revient telle une présence spectrale. Le regard d’Eva hante les pellicules de nitrate. Eva déclenche chez moi le sentiment d’avoir découvert un trésor oublié, une véritable pépite. C’est cette intuition qui m’a servi de méthode pour m’approcher d’elle. Je la reconnais sans la connaître. Et elle me donne très vite envie de l’aimer. Mais pour quelles raisons ? Comment faire revivre sa vérité, son secret, son absence ?
Je découvre donc dans la boîte d’archive relative à Eva non seulement des photos mais également cette magnifique correspondance entre Eva et Hélène Dub qui s’échelonne sur plus d’une année (1942–43). Eva est à Nice, cachée sous une fausse identité dans un studio du Palais Galatée. Hélène elle, est cachée à Thorenc dans l’arrière-pays niçois. Hélène est une jeune juive orpheline tchécoslovaque, réfugiée, de culture allemande. Elle se retrouve orpheline à Nice. Elle est recueillie pendant six mois par les Freud au Grand Palais. Eva et elle ont exactement le même âge et deviennent amies. Puis elle se cache à Thorenc, dans une école Montessori parisienne repliée en « zone libre ». Elle y est éducatrice pendant deux ans et échappe miraculeusement aux rafles et à la déportation. Lorsque j’ai rencontré Hélène à Paris, elle m’a raconté son incroyable survie à Thorenc dont le récit est retranscrit dans le livre.
Eva écrit pour s’accrocher à la vie et pour résister au désespoir. Les lettres la relient à son amie mais aussi à elle-même. Elles lui permettent de ne pas perdre pied. Nice est occupée par les Allemands. Elle est juive, sous une fausse identité durant l’année 43, peut-être 44. Elle écrit sous son vrai nom à Hélène. C’était un acte très dangereux, probablement irresponsable et désespéré. Les lettres fonctionnent comme un journal intime pour les deux jeunes filles, chacune de son côté.
Quels sont les témoins de l’histoire d’Eva en 2016 ?
- Si on tape « Eva Freud » sur un moteur de recherche, on trouve un article, un seul. « Eva Freud, une vie », article paru dans la revue Les Temps modernes. Je l’ai lu d’une traite, avec passion. L’auteur l’a envoyé comme une bouteille à la mer « sur la toile », selon l’expression déjà désuète. A‑t-il fait cette recherche pour que d’autres s’en emparent, s’en saisissent, pour que les générations suivantes parlent, à leur manière, d’Eva, comme d’un mystère sans cesse renouvelé ? Ou peut-être voulait-il, au-delà des dates, des lieux qu’elle a fréquentés, des adresses où elle a vécu et des divers témoignages, qu’elle conserve son secret. Je suis entrée en contact avec P. Segond qui est psychologue, chercheur au CNRS. Il était élève au lycée du Parc Impérial dans les années 50 lorsqu’il entendit parler d’Eva. L’histoire mal connue, déformée de la jeune fille l’intriguait beaucoup. Il a passé de nombreuses années à recueillir des documents et des témoignages sur Eva qui m’ont été extrêmement utiles pour mon propre travail. De son temps les témoins étaient encore vivants. La trace écrite de ces entretiens avec les anciennes amies d’Eva et surtout avec son fiancé Wova se trouve dans mon livre. J’apprends grâce à P. Segond le lien qui existait entre Eva, Hélène, Poupette et bien sûr Wova, le fiancé d’Eva.
-L’Association des Anciennes du lycée m’a mise en contact avec les plus anciennes. Toujours le même sentiment. Je sais que le temps presse, que les survivants disparaissent les uns après les autres, créant un sentiment d’urgence et de secret. Les délicieuses vieilles dames accueillantes que sont devenues les anciennes du lycée évoquent l’ambiance au lycée pendant la guerre. Il y a celles qui ont beaucoup oublié, celles qui se souviennent de la grenade retrouvée par un enfant dans la cour, des filles juives qui disparaissent peu à peu. Mais plus aucune trace d’Eva. J’ai fini par rencontrer Paulette qui connaissait un peu Eva. Elle m’a raconté qu’elle a rencontré la jeune fille lors de la bourse aux livres du lycée. Elle voulait un autographe de Freud en échange d’un livre. Paulette évoque la beauté, la grâce et le pouvoir d’attraction d’Eva sur elle et sur les autres filles du lycée. La vielle dame me raconte comment Eva est morte, sa longue souffrance. Elle est extrêmement émue d’évoquer ce sujet si lointain et pourtant encore si présent.
-Hélène Dub : Je cherche le nom de la correspondante principale d’Eva sur internet. Je commence par trouver un article sur Wikipédia en Tchèque sur elle qui me permet de chercher son nom d’épouse. Je la retrouve tout simplement sur les pages blanches de l’annuaire. J’envoie une lettre à Hélène et lui laisse mon numéro de téléphone, un dimanche soir j’ai au bout du fil une vieille dame au délicieux petit accent allemand. Hélène me raconte sa vie de jeune juive orpheline, sans papier, de culture allemande qui se retrouve orpheline à Nice lorsqu’elle rencontre Eva et ses parents. Elle me parle surtout de Thorenc et comment elle échappe miraculeusement aux rafles et à la déportation. Hélène est une vieille dame extraordinaire qui non seulement me parle d’Eva mais de sa propre expérience sous l’Occupation allemande à Nice et à Thorenc. Hélène m’apprend que les lettres qui se trouvent à Washington ont très certainement été interceptées car elle ne les a pas toutes reçues. Pourquoi ces lettres se trouvent-elles là-bas ? Qui les a retrouvées et envoyées à Washington ? Le mystère reste pour le moment entier.
Les complications. De manière plus générale avez-vous rencontré des réticences, voire des résistances chez certains de vos interlocuteurs ? Question ouverte certes, mais qui dit que le sujet peut être encore brûlant de nos jours…
J’ai d’abord rencontré des dames très âgées qui n’avaient pas toujours de souvenirs précis de cette période. J’ai interviewé également des personnes qui prétendaient ne rien avoir vu lorsque je leur demandais si les élèves n’étaient pas surprises de ne plus voir leurs camarades juives après les rafles. Certaines m’ont parlé du froid, des difficultés pour se nourrir mais elles occultaient totalement les rafles de Juifs. D’autres encore refusaient d’entendre parler d’arrestation d’enfant au lycée même. Or c’est pourtant ce qui s’est passé pour une petite du lycée. Le sujet de la Shoah reste tabou pour beaucoup de niçois qui ont vécu à cette époque. La difficulté d’aborder le sujet vient peut-être d’un sentiment de culpabilité et de la difficulté de se retourner vers cette époque encore douloureuse, comme s’ils craignaient qu’on les accuse aujourd’hui encore de non-assistance à personnes en danger. Et cela d’autant plus qu’il s’agissait d’enfants, de jeunes filles. Pourtant ma démarche était seulement d’essayer de comprendre, d’avoir des détails concernant leur vie quotidienne et non pas de les juger.
L’accueil. La tâche accomplie, quel accueil a reçu ce livre riche de documents et fort agréable à lire ? Il nous apparait finalement autant ouvrage d’histoire qu’hommage adressé à une génération de jeunes filles puisque le destin d’Eva Freud est relié à celui de Simone Veil, à ses sœurs et à d’autres moins connues.
L’accueil a été très favorable à Nice même. La moitié de la courte vie d’Eva s’est déroulée à Nice. Retrouver, dans le livre, des lieux évocateurs pour les niçois rend cette histoire peut-être plus proche d’eux, même si ce récit de vie peut toucher des lecteurs sans lien direct avec la ville. Certains m’ont fait part de leur émotion à découvrir le destin de cette jeune fille, au nom si célèbre et pourtant totalement oublié.
La parution du livre m’a permis également de rencontrer d’autres témoins de cette histoire dont j’ignorais l’existence au moment de l’enquête et de l’écriture du livre. J’ai pu rencontrer une personne qui était assez proche d’Eva et qui était dans sa classe au lycée, perdant plusieurs années. Elle m’a donné des précisons sur la personnalité d’Eva notamment sur sa gaité apparente et son inquiétude constante, profonde liée à la menace quasi permanente qui pesait sur les Freud comme sur tous les Juifs d’Europe. Eva a neuf ans lorsqu’elle quitte l’Allemagne nazie. Elle est donc en âge de commencer à comprendre le danger et l’inquiétude de ses parents. Ce nouveau témoin m’a lu des passages de son journal intime de l’époque qui relatent combien Eva était mûre, consciente du danger et tentait d’expliquer à ses camarades plus insouciantes qu’elle les événements au début de la guerre.
J’ai été également en contact avec la fille d’un ami du jeune Russe qui tombe d’un balcon du
Grand Palais et qui se tue. Le père de cette dame, alors adolescent, impressionné par la beauté et la distinction d’Eva faisait des acrobaties sur le balcon de la jeune fille pour chercher à attirer son attention. Son ami russe, qui était moins sportif que lui, voulait le défier pour se faire valoir aux yeux d’Eva. Il tombera quasiment sous ses yeux. Le père de la personne qui m’a contactée a été traumatisé par les destins tragiques d’Eva et du jeune Russe toute sa vie. C’est seulement à la fin de sa vie qu’il a commencé à en parler à sa fille.
En février 2019, j’ai été accueillie par la ville de Nuremberg, jumelée à Nice, pour une conférence au centre culturel juif de la ville. J’y ai présenté également mon livre aux élèves de l’école Steiner.
Leur accueil a été extrêmement chaleureux. Les élèves et les adultes se sont montrés très intéressés par le sujet et m’ont fait part de leurs inquiétudes concernant la recrudescence de l’antisémitisme en France. Les responsables des relations internationales de la mairie de Nuremberg en charge de notre rencontre ont tout mis en œuvre pour que cet échange franco-allemand autour d’Eva Freud soit le plus fructueux possible.
La diffusion. Enfin depuis la réalisation et la publication de l’ouvrage, comment exploitez-vous ce travail ? Certes il y a la dimension classique de diffusion d’un ouvrage à sa parution (signature et interview) mais comment s’inscrit-il dans l’exploitation pédagogique ? En particulier pouvez-vous évoquer les spectacles de lectures ?
Eva Freud est également un spectacle scolaire qui raconte la vie d’Eva à partir d’un montage vidéo et de lectures de lettres d’Eva et Hélène. Les élèves du lycée Calmette ont lu la correspondance d’Eva, ancienne élève du lycée, avec Hélène Dub pendant la seconde guerre mondiale au Centre Culturel Franco-allemand à Nice. Hélène qui a aujourd’hui 95 ans et ses enfants étaient présents le jour de la représentation. Hélène a conservé dans son regard lumineux la quintessence même de la vie. Elle n’avait jamais reçu ces lettres. Les élèves les lui ont lues soixante-quinze ans plus tard. J’ai alors pensé à la fameuse formule de Lacan : « Une lettre arrive toujours à destination. » Ecrits I. Les différentes temporalités se sont alors télescopées lors de ce spectacle. Les élèves d’aujourd’hui lisent les lettres d’Eva et Hélène de deux jeunes filles dans les années 40 dans Nice occupée. Ce fut un moment de transmission, d’émotion et d’humanité d’une grande intensité.
Par ailleurs un travail interdisciplinaire (en Philosophie et en Histoire) a également été réalisé sur la question du droit à l’interruption volontaire de grossesse. Les élèves ont réalisé une petite exposition scolaire mettant en parallèle l’infection consécutive à l’avortement d’Eva et le combat de Simone Veil pour le droit à l’interruption volontaire de grossesse.
Face à la recrudescence de l’antisémitisme en France, je souhaiterais pouvoir intervenir davantage dans d’autres classes que la mienne pour aborder la question de l’antisémitisme et ses conséquences à travers le récit du destin singulier et tragique d’Eva à qui les jeunes d’aujourd’hui peuvent s’identifier et qui pourrait leur permettre d’initier une réflexion critique sur le sujet.
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