Qui a tué Eva Freud ? Fragments d’une vie à Nice, d’Isabelle Sieurin

Sous le titre évo­ca­teur d’un roman poli­cier Qui a tué Eva Freud ? est paru un ouvrage ori­gi­nal, char­gé d’histoire, avec comme sous-titre Frag­ments d’une vie à Nice. Son auteur, Isa­belle Sieu­rin, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie au Lycée Cal­mette de cette ville, a com­men­cé sa démarche en consul­tant et en confron­tant les archives du lycée avec la plaque com­mé­mo­ra­tive mise en place par l’AMEJDAM  sur un mur de l’établissement dans le but d’illustrer son cours sur la mémoire et sur l’Histoire durant les années d’Occupation de la deuxième guerre mon­diale. Elle découvre alors avec effroi que des jeunes filles du lycée, seize exac­te­ment, ont été dépor­tées et assas­si­nées à Ausch­witz ; leurs des­tins tra­giques liés à leurs ori­gines sont lar­ge­ment igno­rés.  Elle s’arrête ensuite sur le sort par­ti­cu­lier d‘une lycéenne, Eva, née en 1924, fille de Oli­ver et de Hen­ny Freud, petite fille de Sig­mund et de Mar­tha Freud. Ses parents ins­tal­lés à Nice depuis 1934 ont été rejoints plus tard et pour quelques temps seule­ment, par la femme de Mar­tin Freud, Esti, accom­pa­gnée de sa fille Sophie. Les deux cou­sines ont ain­si fré­quen­té le même lycée durant quelques mois.

Du des­tin d’Eva on connait peu de choses, tout au plus un article ori­gi­nal et nova­teur de Pierre Segond paru en 1988 dans Les Temps Modernes, « Eva Freud, Une vie, Ber­lin 1924, Mar­seille 1944 », puis ce qu’en a écrit Anne-Lise Stern dans Le Savoir Dépor­té. Isa­belle Sieu­rin a démar­ré puis effec­tué une quête pré­cise et tou­chante qui nous conduit sur les traces de cette jeune fille exi­lée sur la Côte d’Azur : nous décou­vrons la vie d’une ado­les­cente rebelle et pas­sion­née, dont l’existence croise celle d’autres jeunes filles comme son amie Hélène avec laquelle elle entre­tient une cor­res­pon­dance. Et de recou­pe­ments en recou­pe­ments, le livre nous pro­pose une his­toire croi­sée de ces des­tins juvé­niles arrê­tés si brus­que­ment : l’auteur ren­contre de rares témoins de l’époque et nous entraine dans sa démarche atten­tive et res­pec­tueuse et pro­pose lettres et entre­tiens. Ain­si le lec­teur suit-il ses pas quand elle exhume sou­ve­nirs, cour­riers ou pho­to­gra­phies, les­quels reprennent vie et sont arra­chées à l’oubli. Impos­sible d’exposer en détail ce mou­ve­ment au risque de déflo­rer ce qui fait l’attrait et le charme même de l’ouvrage : redon­ner vie à ces ado­les­cences bri­sées net dans leurs aspi­ra­tions.

Eva demeure la figure emblé­ma­tique de l’ouvrage car sa des­ti­née est exem­plaire à plus d’un titre : d’abord comme petite fille d’un homme dont une part impor­tante de la famille a été anéan­tie et dont l’autre a dû s’exiler pour sur­vivre, mais aus­si comme jeune femme qui dit non à ses parents pour vivre seule une exi­gence de liber­té juvé­nile, et enfin comme toile de fond où se des­sine le contexte his­to­rique de son pays d’accueil, la France et plus par­ti­cu­liè­re­ment Nice et sa région.

Le livre n’est pas seule­ment un récit brut, il com­porte une impor­tante et ori­gi­nale ico­no­gra­phie qui rend encore plus poi­gnant son conte­nu car c’est comme si on feuille­tait un album de pho­tos fami­liales par­se­mé de lettres échap­pées aux des­truc­tions. On y croise d’autres jeunes filles, amies ou connais­sances, dont l’une d’entre elles n’est autre que Simone Jacob, future Simone Veil, et ses sœurs Made­leine et Denise dont un ouvrage récent retrace les vies,  aux­quelles on serait ten­té d’ajouter celle de Mar­ce­line Lori­dan, car ses témoi­gnages sont proches, même si elle n’apparaît pas dans le livre.

Ni livre d’histoire au sens clas­sique, ni récit jour­na­lis­tique, ce livre est bien davan­tage car il se situe au cœur d’une expé­rience de trans­mis­sion vivante effec­tuée par une ensei­gnante avec et vers ses élèves ; il a don­né lieu depuis sa sor­tie à des spec­tacles de lec­tures qui en pro­longent les effets. Ain­si ce pas­sé n’est-il pas relé­gué dans les marges, il honore tar­di­ve­ment la mémoire de ces jeunes filles. Les réfé­rences biblio­gra­phiques qui accom­pagnent l’ouvrage sont les bien­ve­nues, elles sou­lignent à chaque fois des pistes laté­rales de lec­ture pos­sibles tout comme les diverses cor­res­pon­dances citées.

Enfin si ce livre a fait voya­ger Isa­belle Sieu­rin en direc­tion des dif­fé­rentes Archives dont prin­ci­pa­le­ment celles de la Biblio­thèque du Congrès à Washing­ton, le lec­teur, même s’il demeure un voya­geur immo­bile, est lui aus­si pris par le mou­ve­ment d’ensemble de son auteur. Le livre posé, la démarche ini­tiée par l’auteur laisse le lec­teur moins inquiet sur le deve­nir de la trans­mis­sion de la catas­trophe en direc­tion des géné­ra­tions sui­vantes.

Entre­tien avec Isa­belle Sieu­rin.

La genèse. Com­ment est né, Isa­belle Sieu­rin, ce pro­jet alors que jusqu’à pré­sent peu d’auteurs avaient cher­ché et écrit sur le des­tin de ces jeunes filles qui furent élèves de votre lycée ? Avec votre démarche, la  ques­tion des dis­pa­rues est enfin appa­rue comme thème de recherche, comme si elle ne pou­vait sur­gir à son heure qu’après un temps long, éloi­gné du drame ori­gi­nel : elle est alors por­tée par ceux qui, comme vous, ne l’ont pas vécue direc­te­ment. Dif­fi­cile de ne pas avoir en tête à la lec­ture de votre livre celui de Daniel Men­del­sohn .

Tout com­mence pour moi avec une plaque com­mé­mo­ra­tive, celle du lycée Cal­mette, où j’en­seigne la phi­lo­so­phie. La plaque n’a pas été appo­sée à l’initiative de l’éducation natio­nale mais par une asso­cia­tion : l’A­ME­J­DAM . La plaque se sou­vient de l’as­sas­si­nat 1 par les Nazis, avec la col­la­bo­ra­tion des auto­ri­tés fran­çaises de l’é­poque, des seize élèves juives du lycée de Jeunes Filles de Nice, aujourd’­hui lycée Cal­mette. Dans le cadre d’un pro­jet péda­go­gique sur la mémoire et l’his­toire, j’ai vou­lu reprendre la démarche de l’as­so­cia­tion et retrou­ver les traces déri­soires mais pré­sentes, dans les archives du lycée, des noms des petites dis­pa­rues. Simone Jacob, future Simone Veil et ses sœurs, res­ca­pées de la Shoah, figurent par exemple dans les registres. Une plaque a éga­le­ment été appo­sée pour Simone Vieil l’année der­nière seule­ment. Des tra­vaux péda­go­giques ont été ini­tiés pour cet évé­ne­ment. Ce qui n’avait pas été le cas, douze ans plus tôt, pour la céré­mo­nie d’apposition de la plaque à la mémoire des élèves dépor­tées. La démarche de tra­vail mémo­riel sem­blait, en effet, ne pou­voir sur­gir que dans un temps plus éloi­gné du drame ori­gi­nel. En ce qui me concerne j’ai effec­tué un voyage d’étude d’une jour­née à Ausch­witz avec une de mes classes et une col­lègue d’Histoire, il y a cinq ans, qui a sans doute impul­sé mon propre tra­vail de réflexion per­son­nelle et péda­go­gique. Com­ment abor­der la mémoire de la Shoah dans le cadre du cours de phi­lo­so­phie en ter­mi­nale ? Com­ment ten­ter de lut­ter, en classe, contre le racisme et l’antisémitisme ? En feuille­tant ce vieux registre pous­sié­reux, aux pages qui bruissent comme des ailes d’al­ba­tros pei­nant à s’en­vo­ler, au détour d’une page, par­mi d’autres noms notés de cette écri­ture vieillotte, appli­quée et pen­chée, un nom, tout-à-coup, m’a inter­pel­lée. J’ai lu :
Eva Freud née le 3 sep­tembre 1924 à Ber­lin. Adresse : Grand Palais, 2 bd de Cimiez. Classe :
Pre­mière A.1, demi- pen­sion­naire. Pro­fes­sion du père : pho­to­graphe. Date de sor­tie du lycée : 21avril 42.
Mon cœur sou­dain s’est embal­lé. Cette Eva a‑t-elle un lien avec Sig­mund Freud ? Si oui, lequel ?
J’i­gno­rais tout d’E­va jus­qu’à ce que je découvre sa trace au lycée Cal­mette. J’ai alors tapé « Eva Freud » dans Google. Les pre­mières infor­ma­tions sont par­ve­nues de la Biblio­thèque du Congrès de Washing­ton où sont conser­vées les archives Sig­mund Freud. Le lycée Cal­mette qui est un petit lycée de pro­vince m’a conduite vers la Biblio­thèque de Washing­ton, la plus grande Biblio­thèque du monde en ouvrages et en réfé­rences. J’apprends ain­si qu’Eva Freud est bien la petite fille de Sig­mund Freud, la fille d’O­li­ver Freud, son fils, et d’Hen­ny Fuchs. Elle est née en 1924 à Ber­lin. Eva et ses parents sont Juifs et doivent fuir le nazisme en 1933. Elle a neuf ans lors­qu’elle amé­nage à Paris et arrive à Nice à dix ans en 1934. Eva est sco­la­ri­sée cette année-là au lycée de filles.

Pour­tant une ques­tion se pose à moi : son nom n’ap­pa­raît pas sur la plaque du lycée Cal­mette. Eva est juive. Je savais qu’au même moment celui qui a décou­vert l’in­cons­cient et inven­té la psy­cha­na­lyse, Sig­mund Freud, son grand-père, doit fuir les per­sé­cu­tions anti­sé­mites à Vienne et se réfu­gie à Londres en 1938 au moment de L’Anschluss, grâce à la pro­tec­tion de la Prin­cesse Marie Bona­parte. Pour­quoi sa petite fille se retrouve-t-elle à Nice ? A‑t-elle pu échap­per aux per­sé­cu­tions nazies ? Qu’est deve­nue Eva ? Il s’agissait peut-être moins de savoir com­ment elle est morte que com­ment elle a vécu sa courte vie, quels sont les petits détails de sa vie qui la rendent vivante. En cela, je me suis ins­pi­rée de Daniel Men­del­sohn, de son enquête sur sa famille dans son livre Les Dis­pa­rus. Une fois qu’il com­prend com­ment les membres de sa famille sont morts, il com­prend aus­si que le plus impor­tant pour les rendre pré­sents consiste à racon­ter com­ment ils ont vécu. Par ailleurs, les pho­to­gra­phies jouent un rôle essen­tiel dans le livre de Men­del­sohn. Lorsque j’ai décou­vert les pho­tos d’Eva, j’ai mieux com­pris la pul­sion d’enquête que peuvent déclen­cher les pho­tos.

Les lieux et le moment. D’une manière plus pré­cise, il y a d’abord Nice et les élèves de phi­lo­so­phie, c’est à dire une forte cou­leur locale. Que dit main­te­nant la ville de ces émi­grés qui l’ont fré­quen­tée dans les années 1935/45 ? Quelle place ont-ils dans l’imaginaire col­lec­tif et dans les sou­ve­nirs contem­po­rains ? Puis il y a ensuite les exi­gences de l’enseignement : com­ment sen­si­bi­li­ser les jeunes lycéens à une arti­cu­la­tion entre l’histoire de ces années noires et notre époque ? Votre démarche ques­tionne la place de cette his­toire euro­péenne mesu­rée à l’aune des craintes actuelles (résur­gences de crises diverses qui font de nou­veau appré­hen­der un retour pos­sible des heures sombres).

Les lieux à Nice sont très impor­tants dans mon tra­vail car ils ren­voient à une tem­po­ra­li­té plu­rielle et aux êtres qui y ont vécu. Le récit est construit comme un va et vient entre Nice dans les années 30, 40 et Nice aujourd’hui. J’ai ten­té pour me rap­pro­cher d’E­va de retra­cer son par­cours topo­gra­phique. Il s’agissait de retrou­ver ses traces à Nice en me pro­me­nant là où elle a vécu : le Grand Palais, le Palais Gala­tée, les stu­dios de la Vic­to­rine, les plages, les ciné­mas, l’hô­pi­tal Saint-Roch, les rues de la ville. Et bien sûr je me ren­dais tous les jours dans son lycée ! Les noms des rues de la ville sont d’ailleurs res­tés qua­si­ment tous les mêmes aujourd’­hui ce qui accen­tue l’effet de réel. Ça s’est bien pas­sé ici, là où je vis, là où mes élèves vivent.

L’année où j’ai com­men­cé ce tra­vail d’enquête, j’avais un élève en classe qui se disait « néga­tion­niste » et clai­re­ment anti­sé­mite. Ce pro­blème auquel je me trou­vais confron­tée m’a fina­le­ment per­mis de cher­cher une manière plus concrète pour par­ler du tra­vail de l’historien, du fait his­to­rique au pro­gramme en phi­lo­so­phie. Je vou­lais retrou­ver les noms des jeunes filles qui se trouvent sur la plaque com­mé­mo­ra­tive, dans le registre du lycée de Jeunes Filles de Nice, aujourd’hui lycée Cal­mette, là même où mes élèves sont sco­la­ri­sés. Mon inten­tion était de mon­trer aux jeunes en quoi consis­tait le tra­vail de l’AMEJDAM qui retrouve les noms des élèves dans les registres sco­laires à par­tir des listes de noms de Juifs assas­si­nés par les nazis réper­to­riés par Serge Klars­feld. Il s’agissait pour moi de déve­lop­per une péda­go­gie stra­té­gique, celle de l’exemple d’où peut sur­gir le ques­tion­ne­ment. Ensei­gner se conjugue alors avec enquê­ter : au sens his­to­rique (his­to­ria : enquête) et au sens phi­lo­so­phique de culti­ver le ques­tion­ne­ment, le besoin de com­prendre. Les noms et pré­noms des enfants dépor­tés du lycée de Nice enjoignent de se sou­ve­nir. « Jamais plus » : phi­lo­so­pher en classe, c’est désor­mais mesu­rer la force et le sens des mots, et plus par­ti­cu­liè­re­ment de ces deux mots, refu­ser d’ou­blier la Shoah, apprendre à s’in­di­gner. Car l’homme est un être dont la conscience est tra­gique dès lors qu’il se sou­vient, qu’il res­sent un atta­che­ment aux choses invi­sibles, au temps qui n’est plus.

Il ne s’agit pas, en classe, de par­ler des réfu­giés juifs à Nice en géné­ral car la géné­ra­li­sa­tion peut être un obs­tacle à la com­pré­hen­sion des évé­ne­ments et des êtres. Je vou­lais plu­tôt par­ler d’un des­tin par­ti­cu­lier, celui de cette jeune fille, réfu­giée, juive alle­mande, natu­ra­li­sée fran­çaise puis déna­tu­ra­li­sée sous le gou­ver­ne­ment de Vichy : le des­tin d’Eva à Nice pou­vait les tou­cher.

La méthode. Com­ment avez-vous enquê­té ? Com­ment avez-vous pu réunir des témoi­gnages, des docu­ments et des pho­tos ? Quelles pistes de recherche avez-vous du prendre ? Toute la dimen­sion de l’enquête est au cœur de votre ouvrage mais évo­lue avec dis­cré­tion. Quelles sont les pépites, voire les erre­ments, que vous avez ren­con­trés ?

Parce que j’ai vou­lu don­ner un visage à cette mys­té­rieuse oubliée retrou­vée dans les archives sco­laires, au nom si célèbre, si évo­ca­teur, la pro­fes­seure de phi­lo­so­phie que je suis est deve­nue enquê­trice. J’ai com­pul­sé les archives éparses, à Nice, Londres, Washing­ton. J’ai ren­con­tré les der­niers témoins de l’his­toire de la petite fille de Sig­mund Freud. Entre retour du refou­lé his­to­rique et oubli.

Dans l’i­co­no­gra­phie dis­po­nible sur inter­net avant la publi­ca­tion du livre, il n’existait que de rares pho­tos d’E­va enfant. L’une d’elle a rete­nu mon atten­tion. Eva a les che­veux courts, elle porte une petite robe au cro­chet, elle a envi­ron deux ans. Elle est assise sur les genoux de son grand-père, confor­ta­ble­ment ins­tal­lé dans un fau­teuil en rotin. Elle s’a­grippe affec­tueu­se­ment à son cou. Sa mère est debout der­rière eux, dans une atti­tude pro­tec­trice. La pho­to a été prise en juillet 1927, à côté du per­ron d’une mai­son de vacances.

Par ailleurs, quand j’ai pris contact avec l’association des anciennes du lycée Cal­mette, la pré­si­dente, très dévouée, a bien cher­ché à me mettre en contact avec des anciennes sco­la­ri­sées au lycée pen­dant la guerre. Cha­cune me racon­tait sa propre his­toire, sou­vent très inté­res­sante. Mais per­sonne n’avait enten­du par­ler d’Eva Freud. Je me suis alors dit que ma recherche sur Eva arri­vait peut-être trop tard. Je me suis inté­res­sée aux archives. Le mot « archive » sus­cite sou­vent l’image d’un amas de pape­rasses pous­sié­reuses et rébar­ba­tives. C’est tout l’inverse. Les archives sont à la connais­sance du pas­sé, ce que les ana­lyses bio­lo­giques sont à la méde­cine. Avec elles, on pénètre au plus vif du tis­su humain. Les archives, elles aus­si, nous démontrent que la réa­li­té est bien plus féconde en roma­nesque que la meilleure des fic­tions. J’ai donc consul­té les archives sco­laires du lycée (le registre des entrées et sor­ties des élèves pen­dant la guerre), les archives dépar­te­men­tales et sur­tout les archives de la Biblio­thèque du Congrès de Washing­ton. Cette Biblio­thèque recèle des archives rela­tives à Sig­mund Freud (lettres et manus­crits de docu­ments concer­nant sa famille et notam­ment Oli­ver et Hen­ny Freud. J’ai appris, sur le site de la Biblio­thèque du Congrès de Washing­ton, qu’il existe des  » boxes » qui contiennent des cen­taines de pho­tos d’Eva (son père avait pour hob­by la pho­to­gra­phie), des lettres, diverses archives per­son­nelles concer­nant Eva. J’ai com­men­cé par deman­der des docu­ments un peu au hasard : pho­tos, lettres. Je ne connais­sais évi­dem­ment pas les noms des cor­res­pon­dants d’Eva men­tion­nés sur le site de la Biblio­thèque. Les boîtes de la Biblio­thèque de Washing­ton conte­naient pour ma plus grande joie : un car­net d’observation, très pré­cis, tenu par Hen­ny Freud, la mère d’Eva, des des­sins de la petite Eva, des cahiers, des copies, des pho­tos et sur­tout une cor­res­pon­dance avec plu­sieurs de ses amies et, notam­ment, une cer­taine Hélène Dub. Dans l’encre des lettres, dans les pho­tos sur­git la vie et se des­sine, peu à peu, un por­trait d’Eva. Je pen­sais trou­ver les lettres de ses cor­res­pon­dants mais des lettres d’E­va m’ont été envoyées éga­le­ment. Pour­quoi s’y trou­vaient-elles ? Mys­tère. J’ai d’abord échan­gé avec les biblio­thé­caires de Washing­ton pen­dant deux ans.

En octobre 2018, je me suis ren­due sur place pour consul­ter toutes les boites. Cette enquête, les notes accu­mu­lées ont petit à petit évo­lué en pro­jet d’écriture : Il ne s’agissait pas de roman­cer, d’u­ti­li­ser l’ar­chive comme pré­texte pour racon­ter une his­toire. C’est un texte qui se veut objec­tif. C’est une his­toire vraie, sans déma­go­gie, ni défor­ma­tion des sources tout en étant une nar­ra­tion. Il ne s’agit pas seule­ment d’expliquer com­ment Eva est morte mais com­ment elle a vécu, quels ont été les petits détails de sa vie (com­ment elle s’habillait, qui étaient ses amis, où elle vivait…) qui la rendent vivante et sin­gu­lière.

Les lettres d’Eva, les témoi­gnages mais aus­si les pho­tos m’ont ser­vi de sup­port pour la décrire et pour racon­ter sa vie. Ses pho­tos anciennes sont fas­ci­nantes parce qu’elles font res­sur­gir du pas­sé une jeune fille. Les pho­tos qui sur­vivent à la des­truc­tion du temps opèrent sur moi comme des fan­tômes d’un pas­sé per­du, des reve­nants, des spectres au pou­voir incan­ta­toire, ensor­ce­lant. Ils déclenchent une écri­ture qui tente de dire l’ab­sence et la pré­sence à la fois. La pho­to est une preuve visuelle de l’exis­tence d’un être.

La pho­to­gra­phie joue un rôle cha­ma­nique. Les images d’Eva déclenchent l’écriture. Eva revient telle une pré­sence spec­trale. Le regard d’Eva hante les pel­li­cules de nitrate. Eva déclenche chez moi le sen­ti­ment d’a­voir décou­vert un tré­sor oublié, une véri­table pépite. C’est cette intui­tion qui m’a ser­vi de méthode pour m’ap­pro­cher d’elle. Je la recon­nais sans la connaître. Et elle me donne très vite envie de l’ai­mer. Mais pour quelles rai­sons ? Com­ment faire revivre sa véri­té, son secret, son absence ?

Je découvre donc dans la boîte d’archive rela­tive à Eva non seule­ment des pho­tos mais éga­le­ment cette magni­fique cor­res­pon­dance entre Eva et Hélène Dub qui s’échelonne sur plus d’une année (1942–43). Eva est à Nice, cachée sous une fausse iden­ti­té dans un stu­dio du Palais Gala­tée. Hélène elle, est cachée à Tho­renc dans l’arrière-pays niçois. Hélène est une jeune juive orphe­line tché­co­slo­vaque, réfu­giée, de culture alle­mande. Elle se retrouve orphe­line à Nice. Elle est recueillie pen­dant six mois par les Freud au Grand Palais. Eva et elle ont exac­te­ment le même âge et deviennent amies. Puis elle se cache à Tho­renc, dans une école Mon­tes­so­ri pari­sienne repliée en « zone libre ». Elle y est édu­ca­trice pen­dant deux ans et échappe mira­cu­leu­se­ment aux rafles et à la dépor­ta­tion. Lorsque j’ai ren­con­tré Hélène à Paris, elle m’a racon­té son incroyable sur­vie à Tho­renc dont le récit est retrans­crit dans le livre.

Eva écrit pour s’accrocher à la vie et pour résis­ter au déses­poir. Les lettres la relient à son amie mais aus­si à elle-même. Elles lui per­mettent de ne pas perdre pied. Nice est occu­pée par les Alle­mands. Elle est juive, sous une fausse iden­ti­té durant l’an­née 43, peut-être 44. Elle écrit sous son vrai nom à Hélène. C’é­tait un acte très dan­ge­reux, pro­ba­ble­ment irres­pon­sable et déses­pé­ré. Les lettres fonc­tionnent comme un jour­nal intime pour les deux jeunes filles, cha­cune de son côté.

Quels sont les témoins de l’his­toire d’E­va en 2016 ?

- Si on tape « Eva Freud » sur un moteur de recherche, on trouve un article, un seul. « Eva Freud, une vie », article paru dans la revue Les Temps modernes. Je l’ai lu d’une traite, avec pas­sion. L’auteur l’a envoyé comme une bou­teille à la mer « sur la toile », selon l’ex­pres­sion déjà désuète. A‑t-il fait cette recherche pour que d’autres s’en emparent, s’en sai­sissent, pour que les géné­ra­tions sui­vantes parlent, à leur manière, d’E­va, comme d’un mys­tère sans cesse renou­ve­lé ? Ou peut-être vou­lait-il, au-delà des dates, des lieux qu’elle a fré­quen­tés, des adresses où elle a vécu et des divers témoi­gnages, qu’elle conserve son secret. Je suis entrée en contact avec P. Segond qui est psy­cho­logue, cher­cheur au CNRS. Il était élève au lycée du Parc Impé­rial dans les années 50 lorsqu’il enten­dit par­ler d’Eva. L’histoire mal connue, défor­mée de la jeune fille l’intriguait beau­coup. Il a pas­sé de nom­breuses années à recueillir des docu­ments et des témoi­gnages sur Eva qui m’ont été extrê­me­ment utiles pour mon propre tra­vail. De son temps les témoins étaient encore vivants. La trace écrite de ces entre­tiens avec les anciennes amies d’Eva et sur­tout avec son fian­cé Wova se trouve dans mon livre. J’apprends grâce à P. Segond le lien qui exis­tait entre Eva, Hélène, Pou­pette et bien sûr Wova, le fian­cé d’Eva.

-L’As­so­cia­tion des Anciennes du lycée m’a mise en contact avec les plus anciennes. Tou­jours le même sen­ti­ment. Je sais que le temps presse, que les sur­vi­vants dis­pa­raissent les uns après les autres, créant un sen­ti­ment d’ur­gence et de secret. Les déli­cieuses vieilles dames accueillantes que sont deve­nues les anciennes du lycée évoquent l’ambiance au lycée pen­dant la guerre. Il y a celles qui ont beau­coup oublié, celles qui se sou­viennent de la gre­nade retrou­vée par un enfant dans la cour, des filles juives qui dis­pa­raissent peu à peu. Mais plus aucune trace d’E­va. J’ai fini par ren­con­trer Pau­lette qui connais­sait un peu Eva. Elle m’a racon­té qu’elle a ren­con­tré la jeune fille lors de la bourse aux livres du lycée. Elle vou­lait un auto­graphe de Freud en échange d’un livre. Pau­lette évoque la beau­té, la grâce et le pou­voir d’attraction d’Eva sur elle et sur les autres filles du lycée. La vielle dame me raconte com­ment Eva est morte, sa longue souf­france. Elle est extrê­me­ment émue d’évoquer ce sujet si loin­tain et pour­tant encore si pré­sent.

-Hélène Dub : Je cherche le nom de la cor­res­pon­dante prin­ci­pale d’Eva sur inter­net. Je com­mence par trou­ver un article sur Wiki­pé­dia en Tchèque sur elle qui me per­met de cher­cher son nom d’épouse. Je la retrouve tout sim­ple­ment sur les pages blanches de l’annuaire. J’envoie une lettre à Hélène et lui laisse mon numé­ro de télé­phone, un dimanche soir j’ai au bout du fil une vieille dame au déli­cieux petit accent alle­mand. Hélène me raconte sa vie de jeune juive orphe­line, sans papier, de culture alle­mande qui se retrouve orphe­line à Nice lorsqu’elle ren­contre Eva et ses parents. Elle me parle sur­tout de Tho­renc et com­ment elle échappe mira­cu­leu­se­ment aux rafles et à la dépor­ta­tion. Hélène est une vieille dame extra­or­di­naire qui non seule­ment me parle d’Eva mais de sa propre expé­rience sous l’Occupation alle­mande à Nice et à Tho­renc. Hélène m’apprend que les lettres qui se trouvent à Washing­ton ont très cer­tai­ne­ment été inter­cep­tées car elle ne les a pas toutes reçues. Pour­quoi ces lettres se trouvent-elles là-bas ? Qui les a retrou­vées et envoyées à Washing­ton ? Le mys­tère reste pour le moment entier.

Les com­pli­ca­tions. De manière plus géné­rale avez-vous ren­con­tré des réti­cences, voire des résis­tances chez cer­tains de vos inter­lo­cu­teurs ? Ques­tion ouverte certes, mais qui dit que le sujet peut être encore brû­lant de nos jours…

J’ai d’abord ren­con­tré des dames très âgées qui n’avaient pas tou­jours de sou­ve­nirs pré­cis de cette période. J’ai inter­viewé éga­le­ment des per­sonnes qui pré­ten­daient ne rien avoir vu lorsque je leur deman­dais si les élèves n’étaient pas sur­prises de ne plus voir leurs cama­rades juives après les rafles. Cer­taines m’ont par­lé du froid, des dif­fi­cul­tés pour se nour­rir mais elles occul­taient tota­le­ment les rafles de Juifs. D’autres encore refu­saient d’entendre par­ler d’arrestation d’enfant au lycée même. Or c’est pour­tant ce qui s’est pas­sé pour une petite du lycée. Le sujet de la Shoah reste tabou pour beau­coup de niçois qui ont vécu à cette époque. La dif­fi­cul­té d’aborder le sujet vient peut-être d’un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té et de la dif­fi­cul­té de se retour­ner vers cette époque encore dou­lou­reuse, comme s’ils crai­gnaient qu’on les accuse aujourd’hui encore de non-assis­tance à per­sonnes en dan­ger. Et cela d’autant plus qu’il s’agissait d’enfants, de jeunes filles. Pour­tant ma démarche était seule­ment d’essayer de com­prendre, d’avoir des détails concer­nant leur vie quo­ti­dienne et non pas de les juger.

L’accueil. La tâche accom­plie, quel accueil a reçu ce livre riche de docu­ments et fort agréable à lire ? Il nous appa­rait fina­le­ment autant ouvrage d’histoire qu’hommage adres­sé à une géné­ra­tion de jeunes filles puisque le des­tin d’Eva Freud est relié à celui de Simone Veil, à ses sœurs et à d’autres moins connues.

L’accueil a été très favo­rable à Nice même. La moi­tié de la courte vie d’Eva s’est dérou­lée à Nice. Retrou­ver, dans le livre, des lieux évo­ca­teurs pour les niçois rend cette his­toire peut-être plus proche d’eux, même si ce récit de vie peut tou­cher des lec­teurs sans lien direct avec la ville. Cer­tains m’ont fait part de leur émo­tion à décou­vrir le des­tin de cette jeune fille, au nom si célèbre et pour­tant tota­le­ment oublié.

La paru­tion du livre m’a per­mis éga­le­ment de ren­con­trer d’autres témoins de cette his­toire dont j’ignorais l’existence au moment de l’enquête et de l’écriture du livre. J’ai pu ren­con­trer une per­sonne qui était assez proche d’Eva et qui était dans sa classe au lycée, per­dant plu­sieurs années. Elle m’a don­né des pré­ci­sons sur la per­son­na­li­té d’Eva notam­ment sur sa gai­té appa­rente et son inquié­tude constante, pro­fonde liée à la menace qua­si per­ma­nente qui pesait sur les Freud comme sur tous les Juifs d’Europe. Eva a neuf ans lorsqu’elle quitte l’Allemagne nazie. Elle est donc en âge de com­men­cer à com­prendre le dan­ger et l’inquiétude de ses parents. Ce nou­veau témoin m’a lu des pas­sages de son jour­nal intime de l’époque qui relatent com­bien Eva était mûre, consciente du dan­ger et ten­tait d’expliquer à ses cama­rades plus insou­ciantes qu’elle les évé­ne­ments au début de la guerre.
J’ai été éga­le­ment en contact avec la fille d’un ami du jeune Russe qui tombe d’un bal­con du
Grand Palais et qui se tue. Le père de cette dame, alors ado­les­cent, impres­sion­né par la beau­té et la dis­tinc­tion d’Eva fai­sait des acro­ba­ties sur le bal­con de la jeune fille pour cher­cher à atti­rer son atten­tion. Son ami russe, qui était moins spor­tif que lui, vou­lait le défier pour se faire valoir aux yeux d’Eva. Il tom­be­ra qua­si­ment sous ses yeux. Le père de la per­sonne qui m’a contac­tée a été trau­ma­ti­sé par les des­tins tra­giques d’Eva et du jeune Russe toute sa vie. C’est seule­ment à la fin de sa vie qu’il a com­men­cé à en par­ler à sa fille.
En février 2019, j’ai été accueillie par la ville de Nurem­berg, jume­lée à Nice, pour une confé­rence au centre cultu­rel juif de la ville. J’y ai pré­sen­té éga­le­ment mon livre aux élèves de l’école Stei­ner.
Leur accueil a été extrê­me­ment cha­leu­reux. Les élèves et les adultes se sont mon­trés très inté­res­sés par le sujet et m’ont fait part de leurs inquié­tudes concer­nant la recru­des­cence de l’antisémitisme en France. Les res­pon­sables des rela­tions inter­na­tio­nales de la mai­rie de Nurem­berg en charge de notre ren­contre ont tout mis en œuvre pour que cet échange fran­co-alle­mand autour d’Eva Freud soit le plus fruc­tueux pos­sible.

La dif­fu­sion. Enfin depuis la réa­li­sa­tion et la publi­ca­tion de l’ouvrage, com­ment exploi­tez-vous ce tra­vail ? Certes il y a la dimen­sion clas­sique de dif­fu­sion d’un ouvrage à sa paru­tion (signa­ture et inter­view) mais com­ment s’inscrit-il dans l’exploitation péda­go­gique ? En par­ti­cu­lier pou­vez-vous évo­quer les spec­tacles de lec­tures ?

Eva Freud est éga­le­ment un spec­tacle sco­laire qui raconte la vie d’Eva à par­tir d’un mon­tage vidéo et de lec­tures de lettres d’Eva et Hélène. Les élèves du lycée Cal­mette ont lu la cor­res­pon­dance d’Eva, ancienne élève du lycée, avec Hélène Dub pen­dant la seconde guerre mon­diale au Centre Cultu­rel Fran­co-alle­mand à Nice. Hélène qui a aujourd’hui 95 ans et ses enfants étaient pré­sents le jour de la repré­sen­ta­tion. Hélène a conser­vé dans son regard lumi­neux la quin­tes­sence même de la vie. Elle n’a­vait jamais reçu ces lettres. Les élèves les lui ont lues soixante-quinze ans plus tard. J’ai alors pen­sé à la fameuse for­mule de Lacan : « Une lettre arrive tou­jours à des­ti­na­tion. » Ecrits I. Les dif­fé­rentes tem­po­ra­li­tés se sont alors téles­co­pées lors de ce spec­tacle. Les élèves d’aujourd’hui lisent les lettres d’E­va et Hélène de deux jeunes filles dans les années 40 dans Nice occu­pée. Ce fut un moment de trans­mis­sion, d’émotion et d’humanité d’une grande inten­si­té.

Par ailleurs un tra­vail inter­dis­ci­pli­naire (en Phi­lo­so­phie et en His­toire) a éga­le­ment été réa­li­sé sur la ques­tion du droit à l’interruption volon­taire de gros­sesse. Les élèves ont réa­li­sé une petite expo­si­tion sco­laire met­tant en paral­lèle l’infection consé­cu­tive à l’avortement d’Eva et le com­bat de Simone Veil pour le droit à l’interruption volon­taire de gros­sesse.

Face à la recru­des­cence de l’antisémitisme en France, je sou­hai­te­rais pou­voir inter­ve­nir davan­tage dans d’autres classes que la mienne pour abor­der la ques­tion de l’antisémitisme et ses consé­quences à tra­vers le récit du des­tin sin­gu­lier et tra­gique d’Eva à qui les jeunes d’aujourd’hui peuvent s’identifier et qui pour­rait leur per­mettre d’initier une réflexion cri­tique sur le sujet.

{load­po­si­tion mail­this­page}
Par­ta­ger l’ar­ticle :
{load­po­si­tion sha­re­this­page}

{load­po­si­tion last_articles}