Rendez-vous à Colombo de Sarah Malartre

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Je me suis tou­jours deman­dé quand un livre est ‘pre­nant’ com­ment il s’y pre­nait pour me prendre. Sur­tout quand il n’y a pas d’intrigue à sus­pens ni d’énigme autre que les aléas d’une vie qui , sans se com­plaire dans les émo­tions, ne se dérobe pas à celles que le monde pro­cure lorsqu’on y est  vrai­ment ouvert.
Ren­dez-vous à Colom­bo est un livre pre­nant. Nina s’occupe de réfu­giés à Paris. Elle nous les donne à voir sans rien esqui­ver de leur drame ni de la vio­lence qu’exerce leur détresse sur ceux aux­quels ils la confient, mais sans se dépar­tir pour­tant d’un humour atten­tif qui tient tout pathos à dis­tance. Ce livre raconte com­ment les affects ren­con­trés dans leur diver­si­té impré­vi­sible par cette jeune tren­te­naire qui tra­verses les choses de la vie (de la sienne mais aus­si de tous ces autres aux­quels elle est confron­tée) par­viennent peu à peu à des­si­ner une cohé­rence, un sens, une aven­ture qui va deve­nir elle.  Sans jamais jus­te­ment que cette édu­ca­tion sen­ti­men­tale soit affi­chée comme pro­pos du roman. Des choses se passent en Nina et autour d’elle, des gens la croisent. Des vies, des acci­dents d’existence, des joies, des tris­tesses. Cer­taines banales mais justes et pro­fondes d’autres étranges et plus exo­tiques. Et constam­ment Nina laisse ces ren­contres l’atteindre et se dire en elle, sans esqui­ver les téles­co­pages. Jusqu’à  ce que le pro­jet de départ  pour Colom­bo devienne le ren­dez-vous avec elle-même qui donne sens  à cette diver­si­té des émo­tions en pro­ve­nance d’un monde dont elle a réso­lu de ne jamais se pro­té­ger : la détresse des réfu­giés, leurs his­toires, leurs men­songes, ce qu’ils veulent taire, ce qu’ils veulent dire,  le can­cer d’un père qui porte beau mal­gré la fatigue des trai­te­ments, une mère qui vou­drait tant en savoir plus sur sa fille et qui pour­tant s’abstient de cher­cher à savoir, la fin d’une rela­tion amou­reuse qui a duré et qui a comp­té.

Ce qui tisse le fil et prend constam­ment le lec­teur, c’est dis­crè­te­ment évo­quée, cette dif­fi­cul­té à construire le sen­ti­ment d’être soi dans ce bou­le­ver­se­ment cau­sé par un monde dont Nina a réso­lu de ne pas se défendre. Sa jalou­sie de femme évo­quée avec légè­re­té et une iro­nie tendre, côtoie le bou­le­ver­se­ment cau­sé par l’étranger dans ce qu’il a de plus étran­ger et de plus fami­lier, dans ce qu’il donne à entendre au tra­vers de ce qu’il tait ou de ce qu’il révèle tan­tôt par pudeur tan­tôt par cal­cul. Et toutes ces ren­contres nour­rissent la vie inté­rieure, creu­sant pro­gres­si­ve­ment les lignes essen­tielles de la ren­contre de Nina avec soi. C’est cela qui rend ce livre si pre­nant. Avec les mains pleines de l’innocence et une mai­trise inat­ten­due le roman de Sarah Malartre répond fina­le­ment à  deux ques­tions déci­sives. L’une est morale : com­ment répu­dier toute hié­rar­chie des mal­heurs et le risque constant de mécon­naitre la dou­leur que l’on vit en invo­quant le poids du monde, ou bien, à l’inverse celui de ne voir que ce qui vous atteint en s’aveuglant sur la dou­leur du monde ?  L’autre tra­verse toute recherche ana­ly­tique. Elle peut s’énoncer ain­si :  dans le bou­le­ver­se­ment de ce que l’on res­sent au fil des jours, au fil d’une vie, com­ment se racon­ter ce qui vous arrive pour que cela cesse d’être un cha­hut, fut-il joyeux, et que  s’organise un récit – mais  non une des­ti­née ?

Laurent Danon-Boi­leau
Ren­dez vous à Colom­bo, Sarah Malartre (Mer­cure de France,2020)