Se parler, parler. À l’écoute de l’infans dans l’adulte, de Jean-François Chiantaretto

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Avec une acui­té et une finesse d’analyse tou­jours aus­si sub­tiles et exi­geantes, où l’on recon­naît bien la plume de Jean-Fran­çois Chian­ta­ret­to, ce que cet ouvrage pro­pose de trai­ter, porte essen­tiel­le­ment sur « le pen­ser de l’analyste en séance ». Com­ment l’analyste s’écoute, se parle, s’interroge, com­ment l’analyste « se tient-il com­pa­gnie » dans les dif­fé­rents moments de la séance ? En quelles cir­cons­tances se trouve-t-il en dif­fi­cul­té avec la com­pa­gnie de lui-même et que viennent tra­duire ces dif­fi­cul­tés contre-trans­fé­ren­tielles ? Com­ment ou de quelle manière, l’activité psy­chique incons­ciente du patient vient-elle impac­ter intel­lec­tuel­le­ment et affec­ti­ve­ment les asso­cia­tions de l’analyste ? Pour être en mesure de se « tenir com­pa­gnie » serei­ne­ment dans le temps des séances, l’analyste aura dû accom­plir un tra­vail per­son­nel por­tant à son acmé l’aptitude à l’absentification ou à la capa­ci­té d’être seul en pré­sence de l’autre. « Pen­ser sup­pose de sup­por­ter d’être seul pour se « tenir com­pa­gnie », mais dans l’à‑venir du face-à-face, du un-à-un de la parole. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 102) En d’autres termes et pour se res­sai­sir d’une notion for­ma­li­sée et concep­tua­li­sée par Jean-Fran­çois Chian­ta­ret­to lui-même, ce pro­ces­sus met en jeu la mobi­li­sa­tion de l’interlocution interne de l’analyste. Celle-ci est défi­nie en tant qu’expérience qui « mobi­lise la dimen­sion intime de l’être, du silence croyant d’avant les mots que les mots ont à gar­der pour adve­nir dans la parole, comme organe rela­tion­nel : pour échap­per au désastre de la com­mu­ni­ca­tion. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 16) L’interlocution interne sup­pose l’intériorisation préa­lable chez l’infansd’une pré­sence psy­chique suf­fi­sam­ment par­lante (inter­pré­tante) de la psy­ché mater­nelle – et de l’autre dans et pour la psy­ché mater­nelle. Cette expé­rience inté­rieure de soi dans les mots rend ain­si mani­feste le « plu­riel de la com­po­si­tion des êtres – iden­ti­fi­ca­toire et rela­tion­nelle, nar­cis­sique et sexuelle » (Chian­ta­ret­to, 2020, p. 14). L’interlocution interne, c’est aus­si « un aspect cen­tral du pen­ser de l’analyste en séance : l’activité silen­cieuse – ni volon­taire, ni inten­tion­nelle – de mise en mots de ce qui échappe aux mots. Soit une matière incons­ciente hybride, mixant les affects contre-trans­fé­ren­tiels et les trans­ferts de l’analyste (sur la psy­cha­na­lyse, sur les ana­ly­sants). Est ain­si actua­li­sé chez l’analyste ce qui reste affec­ti­ve­ment agis­sant de ses propres pas­sés trans­fé­ren­tiels d’analysant et plus lar­ge­ment, des influences et/ou des liens iden­ti­fiants pro­cé­dant de toutes ses « ren­contres ana­ly­tiques » – c’est-à-dire toutes les ren­contres « ren­dant moins dif­fi­cile de trou­ver seul sa manière propre d’être ana­lyste, pen­dant les séances, et d’écrire dans la fidé­li­té et l’infidélité aux séances après » (Chian­ta­ret­to, 2020, p. 241). Dans la situa­tion ana­ly­tique, l’interlocution interne de l’analyste fonc­tionne comme une « écri­ture poten­tielle » (Chian­ta­ret­to, 2011), qui vient acti­ver la fonc­tion tier­céi­sante du pen­ser – d’un pen­ser se sub­sti­tuant à l’événement de la ren­contre indi­recte de deux scènes inté­rieures irré­mé­dia­ble­ment étran­gères. 

Inter­lo­cu­tion interne et tier­céï­té en quête d’incarnation

Les liens entre inter­lo­cu­tion interne et élé­ments contre-trans­fé­ren­tiels sont donc très pré­gnants. Se trouve ain­si inter­ro­gées la ou les définition(s) et conception(s) que l’on pro­pose du contre-trans­fert, comme l’usage que l’on peut en faire au cœur du pro­ces­sus ana­ly­tique. C’est à ce titre que les déve­lop­pe­ments de Ferenc­zi sont convo­qués par l’auteur puisqu’il est conve­nu aujourd’hui, sur un mode presque consen­suel, de consi­dé­rer Ferenc­zi comme le pre­mier théo­ri­cien du contre-trans­fert. « Là où Freud en reste à une exi­gence de maî­trise auto-ana­ly­tique du contre-trans­fert, Ferenc­zi fera de son éla­bo­ra­tion, non seule­ment une condi­tion de l’analyse, mais la source et le fon­de­ment de la méta­psy­cho­lo­gie. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 52) Est-ce que Freud se sera can­ton­né dans la seule mai­trise des élé­ments contre-trans­fé­ren­tiels ? Le juge­ment nous paraît un peu sévère, même si l’on peut avan­cer à juste titre que Ferenc­zi aura été le pre­mier à pen­ser « la trans­for­ma­tion du fonc­tion­ne­ment psy­chique du psy­cha­na­lyste par les asso­cia­tions énon­cées ou latentes du patient », tout en s’ouvrant, par le biais de son propre tra­vail asso­cia­tif, « à ce que le patient ne per­çoit pas de lui-même via les mots » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 71) Le pro­pos de Chian­ta­ret­to s’inscrit ici clai­re­ment dans la lignée des thèses de Gra­noff, lequel énon­çait, là encore de façon quelque peu dis­cu­table, « si Freud a inven­té la psy­cha­na­lyse, Ferenc­zi a fait de la psy­cha­na­lyse » (1961, p. 85), ce qui laisse déce­ler une réelle ten­dresse et une pro­fonde ami­tié de pen­sée et pour la pen­sée cli­nique de Ferenc­zi. 

Avec Ferenc­zi, comme ce fut le cas avec Fliess, Breuer, puis avec Jung, Freud cher­chait « la pro­messe d’une pos­sible incar­na­tion de l’interlocution interne » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 36) Aus­si, au fur et à mesure, qu’il rom­pra les liens avec cha­cun d’eux, Freud per­dra, non pas l’étayage pro­cu­ré par la pré­sence sécu­ri­sante de doubles nar­cis­siques, mais à chaque fois et dou­lou­reu­se­ment des garants de sa propre inter­lo­cu­tion interne. Ces pertes suc­ces­sives ayant pour effet de déflé­chir sur l’écriture le pen­ser freu­dien, comme s’il n’y avait plus alors de dif­fé­rences sub­stan­tielles entre pen­ser et écrire, Freud inven­tant la psy­cha­na­lyse en l’écrivant. Ain­si, à défaut de pou­voir se jouer dans une rela­tion ana­ly­tique et trans­fé­ren­tielle, eu égard aux achop­pe­ments de celle-ci, « entre Ferenc­zi et Freud, tout ten­dra à se dépla­cer du côté de l’affectation auto-ana­ly­tique de l’écriture – de l’écriture comme lieu de trans­for­ma­tion de l’attente trans­fé­ren­tielle. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 55). Tou­te­fois, au-delà de ces enjeux ana­ly­tiques et inter­per­son­nels, on peut se deman­der si ce n’est-ce pas là une façon d’avancer l’hypothèse que l’écriture, plus que la parole, aura été pour l’un comme pour l’autre, une moda­li­té d’accès plus aisé à l’infans, à l’inquiétante-étrangeté, à « l’hantologie » (Der­ri­da, 1993, p. 31) qui comme le pré­cise Der­ri­da, pré­cède l’accès à l’ontologie, c’est-à-dire pré­cède l’avènement de l’être par­lant ?   

Cris­pa­tions trans­fé­ren­tielles et contre-trans­fé­ren­tielles

Pour autant et même si l’écriture repré­sen­ta pour Freud « le lieu élec­tif du dédou­ble­ment de la sub­jec­ti­vi­té » et la mise à l’épreuve de l’étranger en soi, il n’en demeure pas moins que les ren­contres au fil du temps avec ces dif­fé­rents inter­lo­cu­teurs externes ont pu per­mettre que l’auto-analyse freu­dienne s’extirpe d’une cer­taine gangue et d’un auto-enfer­me­ment alié­nant fai­sant fi de l’épreuve de l’étranger en soi. Ain­si, cer­taines réorien­ta­tions de la théo­ri­sa­tion freu­dienne ou du pen­ser freu­dien n’auront pas été sans lien avec l’influence du dia­logue qu’il a pu entre­te­nir avec l’enfant ter­rible de la psy­cha­na­lyse, enta­mé dès 1908. Aus­si, au-delà de l’incitation très claire à nous lais­ser à pen­ser que les lec­tures croi­sées des textes freu­diens et ferenc­ziens sont incon­tour­nables pour accé­der à une réelle approche ana­ly­tique, Chian­ta­ret­to met à jour la forme psy­cha­na­ly­tique de cette ami­tié de pen­sée, qui repose sur « la puis­sance ami­cale du pen­ser comme dia­logue inté­rieur impli­quant le dia­logue avec l’autre et les autres. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 43) Pri­vi­lé­gier la phi­lia fait écho au sou­hait ferenc­zien d’atténuer l’aspect trop ver­ti­ca­li­sé de l’approche ana­ly­tique freu­dienne. Cer­tains pages de son Jour­nal, par­ti­cu­liè­re­ment acerbes sur ce plan, n’hésitent pas à dénon­cer chez Freud « une cris­pa­tion théo­rique exa­gé­rée pour se pro­té­ger contre son auto-ana­lyse » (Ferenc­zi, 1932, p. 147) et une méthode thé­ra­peu­tique deve­nant de plus en plus imper­son­nelle (flot­ter comme une divi­ni­té au-des­sus du pauvre patient, rava­lé au rang d’enfant). « Chez Freud cela cor­res­pond sans doute à la décou­verte que les hys­té­riques mentent. Depuis cette décou­verte, Freud n’aime plus les malades. Il est retour­né à l’amour de son Sur­moi ordon­né, culti­vé (une autre preuve en est son anti­pa­thie et ses termes inju­rieux à l’encontre des psy­cho­tiques, des per­vers, et en géné­ral contre tout ce qui est « par trop anor­mal », ain­si que contre la mytho­lo­gie hin­doue. » (Ferenc­zi, 1932, p. 148) Se vou­lant à l’opposé de cette pos­ture freu­dienne, il inci­te­ra à se défier d’un recours trop pesant à la tech­nique – dénon­çant l’hypocrisie pro­fes­sion­nelle trop fré­quente des cli­ni­ciens – et à se mon­trer sans fard, comme on le demande au patient, allant jusqu’à consi­dé­rer que « seule la sym­pa­thie gué­rit » (Ferenc­zi, 1932, p. 271) !  

Était-ce là, de la part de Ferenc­zi, l’expression d’un trans­fert « tra­ver­sé par une haine envieuse vis-à-vis du psy­cha­na­lyste pre­mier, seul à même de mettre en acte un fan­tasme d’auto-engendrement : fon­da­teur et seul garant des ori­gines d’une œuvre sor­tie de son psy­chisme. Ce trans­fert envieux ne peut avoir qu’un seul des­ti­na­taire, Freud, qui ne peut que s’y refu­ser. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 56). Freud n’ayant jamais don­né accès au sou­hait ferenc­zien d’une sorte d’analyse mutuelle, où ce der­nier aurait été tout à la fois l’analysant et l’analyste du père de la psy­cha­na­lyse. Si tout ana­ly­sant est à un moment ou à un autre, ame­né à fan­tas­mer d’occuper la place de l’analyste de son ana­lyste, Ferenc­zi n’aura jamais pu « renon­cer à être et l’un et l’autre, sauf à se perdre en per­dant l’espoir d’amener Freud à être pré­sent pour affron­ter et rendre éla­bo­rable le trans­fert sur lui d’une mère meur­trière. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 53). Si du côté de Freud les réti­cences et résis­tances recon­nues à occu­per une posi­tion trans­fé­ren­tielle mater­nelle peuvent rendre com­pré­hen­sible cette hos­ti­li­té et cette agres­si­vi­té de Ferenc­zi à l’égard de Freud, on peut aus­si subo­do­rer que l’analyse et l’élaboration, ne seraient-ce que par­tielles, des élé­ments contre-trans­fé­ren­tiels de la part de Freud, ont pu ren­for­cer chez lui l’idée qu’il n’était pas envi­sa­geable de céder aux exi­gences et à une cer­taine toute-puis­sance[1] ferenc­zienne, sans que celles-ci ne les entraînent dans une spi­rale des­truc­trice. Et cela même si les limites de l’auto-analyse freu­dienne pou­vaient rendre légi­times les vel­léi­tés ferenc­ziennes, confron­té qu’il était à un ana­lyste « répu­té inca­pable d’accueillir et d’aider à accueillir l’infans chez l’analysant Ferenc­zi – un Ferenc­zi de ce fait condam­né trans­fé­ren­tiel­le­ment à s’identifier à l’infans hiflos (sans-aide) que Freud ne sait pas entendre, avec pour seule issue de don­ner à cet infans, sinon la parole, du moins une écoute : à savoir sa théo­rie de l’infans dans l’adulte » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 72). Faute d’un tra­vail ana­ly­tique suf­fi­sant pour les deux pro­ta­go­nistes, une dimen­sion riva­li­taire semble s’être dépla­cée dans le champ méta­psy­cho­lo­gique et cli­nique. L’un s’accrochant à la défense de l’infantile, là où l’autre s’accrochait à l’infans et à sa situa­tion de désaide fon­da­men­tale requé­rant la pré­sence d’un Neben­mensch. Et cela, au prix d’occulter cha­cun la pré­sence d’un de ces pans du psy­chisme.

L’infans, l’infantile, l’enfant…

Ferenc­zi aura été celui qui a su le mieux entendre la plainte de l’infans dans l’adulte. Or, c’est bien cette dis­po­si­tion et cette facul­té sin­gu­lières qui confèrent aujourd’hui à l’œuvre de Ferenc­zi une actua­li­té et une moder­ni­té assez remar­quable. Plus qu’hier, il paraît impé­rieux de nos jours d’être en mesure de déve­lop­per cette atten­tion pour l’infans dans l’adulte, c’est-à-dire être à l’écoute de ces états sans aide (hiflos) et sans mots de l’infans réac­tua­li­sés dans le lien trans­fé­ren­tiel, quitte à occul­ter l’infantile. C’est un risque d’ailleurs auquel Ferenc­zi aura pu être expo­sé, à savoir une pro­pen­sion à se foca­li­ser sur l’infans, au point de négli­ger le rôle joué par l’infantile. On en trouve des traces dans son Jour­nal où cer­taines notes envi­sagent même une remise en cause de la notion d’infantile. Par exemple, avec la note sui­vante : « L’idée du dépla­ce­ment du haut vers le bas et l’accumulation de toute la libi­do dans les organes géni­taux est-elle donc fausse ? Et com­ment se consti­tue alors la géni­ta­li­té ? Qu’en est-il de la théo­rie du « réser­voir » ?

Nou­vel essai : la géni­ta­li­té se consti­tue loco pro­prio [en son lieu propre] comme une ten­dance spé­ci­fique toute prête des organes à fonc­tion­ner (méca­nisme sen­so­ri-moteur). Avant le déve­lop­pe­ment de ce méca­nisme, l’enfant n’a pas de sexua­li­té. Retour à la concep­tion géné­ra­le­ment admise : il n’y a pas de sexua­li­té infan­tile extra­gé­ni­tale, mais il y a bien une géni­ta­li­té pré­coce, dont la répres­sion sus­cite comme symp­tômes hys­té­riques

  1. Suço­ter ?
  2. Jeux anaux
  3. Jeux uré­traux
  4. Sado-maso­chisme
  5. Exhi­bi­tion­nisme-voyeu­risme
  6. Homo­sexua­li­té.

L’« orga­ni­sa­tion orale » est déjà secon­daire.

L’« orga­ni­sa­tion sadique-anale » l’est aus­si.

Suço­ter : à l’origine, n’a rien à voir avec la sexua­li­té – seule­ment après la répres­sion de l’onanisme qui com­mence très tôt. Le com­plexe d’Œdipe n’est-il pas une consé­quence de l’activité des adultes – la ten­dance pas­sion­nelle ? Donc, pas de fixa­tion par le plai­sir. Mais fixa­tion par la peur : Homme et femme vont me tuer si je ne l’aime pas. (si je ne m’identifie pas à ses dési­rs). » (Ferenc­zi, 1932, p. 241)

Une telle récu­sa­tion de l’existence de l’infantile – envi­sa­gé comme un pro­ces­sus secon­daire appa­raît ain­si gênante et pro­blé­ma­tique puisqu’elle tend à occul­ter ou à blan­chir toute la per­ver­si­té poly­morphe infan­tile. Aus­si, convient-il, contrai­re­ment à ce qui se des­sine par­fois dans l’optique ferenc­zienne, que cette mise en avant de l’infans ne s’opère pas au détri­ment d’une prise en compte de l’infantile et de la vie fan­tas­ma­tique. Tout comme la cris­tal­li­sa­tion de l’élaboration sur l’infantile ne doit pas être un motif d’occultation ou de sco­to­mi­sa­tion du rôle et des impli­ca­tions de ce qui s’est joué lors de l’infans. L’apport ferenc­zien enri­chit le sexuel infan­tile freu­dien, en octroyant une place signi­fi­ca­tive à l’infans, c’est-à-dire à ce qui ne peut se dire et qui est en souf­france chez le sujet.  

Tact empa­thique

En redé­fi­nis­sant et en rééla­bo­rant la notion d’empathie (à par­tir des thèses d’auteurs comme Theo­dor Lipps, Adams Smith, San­dor Ferenc­zi, Lau­rence Kahn, Jacques Hoch­mann ou Daniel Widlö­cher), Chian­ta­ret­to réta­blit tou­te­fois une dimen­sion plus contras­tée et plus ajus­tée de cette notion, en pré­ci­sant que contrai­re­ment à la sym­pa­thie, l’empathie « peut faire place à l’ambivalence, à la haine et à la conflic­tua­li­té. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 69) De fait, l’usage très en vogue de nos jours de la notion d’empathie, prête le flanc à des approches cli­niques où le « sen­tir avec » semble auto­ri­ser toutes les dérives et confu­sions pos­sibles. Or, le tact empa­thique ne vise donc pas à sen­tir comme ou pour le patient, en per­sonne, mais recherche avant tout un accor­dage suf­fi­sant avec le fonc­tion­ne­ment psy­chique du patient. De fait, « l’empathie n’est pas de l’ordre d’une convic­tion par­ta­gée avec le patient. Si l’empathie est bien à dis­tin­guer d’une iden­ti­fi­ca­tion incons­ciente au patient comme per­sonne, elle repose sur des moments d’identification, par­tiels et tran­si­toires. Ces moments d’identification – non pas à l’analysant comme per­sonne totale, mais à un élé­ment de son fonc­tion­ne­ment psy­chique (pen­sée ou fan­tasme) – per­mettent d’imaginer le contexte asso­cia­tif du patient et par là, le rap­port qu’il entre­tient à ce qui se passe en lui : à tra­vers ce qu’il (se) dit ou évi­té de (se) dire. De ce point de vue, si l’empathie ne se confond pas avec l’intuition, elle la per­met­trait et ren­drait ain­si pos­sible le tact, c’est-à-dire ce qui per­met de juger du moment oppor­tun, de la moda­li­té et du registre de l’interprétation. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 75) Cette façon d’appréhender l’empathie est ici très pré­cieuse pour pen­ser les moda­li­tés qui entrainent un risque de sur-iden­ti­fi­ca­tion au patient de la part de l’analyste, à par­tir d’une iden­ti­fi­ca­tion totale, s’inscrivant dans le registre des iden­ti­fi­ca­tions nar­cis­siques, les­quelles iden­ti­fi­ca­tions mas­sives entraînent ce risque de col­lu­sion et de confu­sion nar­cis­sique. L’analyse se four­voyant alors « dans un col­lage avec la demande nar­cis­sique de recon­nais­sance spé­cu­laire du patient (dis-moi qui je suis), laquelle peut don­ner lieu à des « erreurs d’empathie », ce que Widlö­cher nomme « néguem­pa­thie » – voire un délire à deux (…) » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 80). S’il faut se prê­ter au jeu des iden­ti­fi­ca­tions croi­sées, Win­ni­cott encou­ra­geant même la sélec­tion des pos­tu­lants à la place d’analyste à par­tir de leur facul­té à se prê­ter aux iden­ti­fi­ca­tions croi­sées, encore faut-il que celles-ci res­tent modu­lées et par­tielles pour évi­ter que la charge contre-trans­fé­ren­tielle ne devienne pas insur­mon­table et res­pon­sable, après des moments d’élation fusion­nelle par­ta­gés par l’analyste et l’analysant, du sur­gis­se­ment d’une haine contre-trans­fé­ren­tielle non contrô­lée et non contrô­lable. Ce type de réac­tions contre-trans­fé­ren­tielles et de pro­ces­sus se trouvent encore accen­tués par la cli­nique des patho­lo­gies limites ou des patho­lo­gies du Néga­tif qui se carac­té­risent par « l’adhésion à l’illusion, là où le sujet n’a pu se consti­tuer qu’à se trou­ver chez l’autre en se per­dant. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 84). Pour sur­vivre à cette perte, le sujet cher­che­ra alors à déployer « une emprise indif­fé­ren­ciante sur soi et l’autre » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 84), ce lien d’emprise étant l’expression d’une haine nar­cis­sique, laquelle occupe alors une fonc­tion vitale.       

L’intime et son alté­ra­tion

Chian­ta­ret­to s’attache donc au malaise de l’infans dans l’adulte, au malaise de sujets en proie à « une incor­po­ra­tion de l’autre pri­mor­dial à lui-même – une incor­po­ra­tion du dis­pa­ru, de l’autre comme ayant dis­pa­ru avant même qu’il soit repré­sen­table : donc en deçà de toute absence. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 80). Cette pré­sence exté­rieure vidée d’elle-même res­tant lit­té­ra­le­ment accro­chée à l’infans et empoi­son­nant toute son expé­rience. Si, à la suite de ce défaut d’introjection[2]lais­sant la place à l’incorporation d’une pré­sence vidée de sa sub­stance, les capa­ci­tés du sujet à construire l’absence ou la capa­ci­té d’être seul en pré­sence de l’autre ou encore la capa­ci­té à se tenir com­pa­gnie à soi-même, s’en trouvent for­te­ment trou­blées et mises à mal, cette dis­pa­ri­tion anti­ci­pée de l’autre pri­mor­dial – avant même qu’il ait pu être repré­sen­té – condamne éga­le­ment ou entame for­te­ment l’expérience de l’intime. Or, l’intime doit être dis­tin­gué de l’intériorité et même de l’intimité puisqu’il « ne ren­voie pas à une réa­li­té inté­rieure limi­tée à l’individu. C’est une expé­rience rela­tion­nelle sans objet, inter­ro­geant ce qui se situe dans l’entre-deux de soi et de l’autre, du corps et de la psy­ché ; et qui vient comme de l’extérieur trans­for­mer un sujet. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 94) L’intime n’est donc pas véri­ta­ble­ment loca­li­sable, sauf à le situer comme « expé­rience de l’Entre ; entre soi et l’autre – l’autre, c’est-à-dire les autres en soi (les iden­ti­fi­ca­tions), les autres en rela­tion (autrui), les groupes d’appartenance (les liens iden­ti­fiants) » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 91).

L’ère cultu­relle dans laquelle nous vivons pour­fen­drait ain­si cette expé­rience de l’intime au pro­fit d’une « pri­va­ti­sa­tion de l’intime », c’est-à-dire d’une pro­pen­sion à favo­ri­ser la consommation/consumation des indi­vi­dus dans l’exhibition de leur « inti­mi­té » ou de leur « vie pri­vée ».

Aus­si, pour rendre compte des dif­fi­cul­tés dans nos socié­tés contem­po­raines à construire le nar­cis­sisme pri­maire se trouve ain­si mise en avant cette alté­ra­tion pro­fonde de l’intime. Celle-ci étant à l’origine de la médio­cri­té qua­li­ta­tive de l’accueil fait à l’infans[3]. Là où d’autres ana­lystes invoquent à ce sujet la culture de la rapi­di­té, du résul­tat, de la per­for­mance – les­quelles laissent « peu de temps aux bébés pour être des bébés (…) C’est-à-dire plus le temps suf­fi­sant de mettre en œuvre leurs méca­nismes d’accès à l’intersubjectivité » (Golse, 2016, p. 398) –, Chian­ta­ret­to inter­roge davan­tage le rôle que nos socié­tés contem­po­raines octroient à cette pri­va­ti­sa­tion de l’intime et au culte de la trans­pa­rence. De fait, au-delà de ces cultures de la rapi­di­té, du résul­tat, de la per­for­mance qui imposent une auto­no­mi­sa­tion de plus en plus rapide de l’infans, comme un éloi­gne­ment pro­gres­sif mais rapide du corps du bébé et de celui de l’adulte, Chian­ta­ret­to émet, lui, l’hypothèse forte d’une déso­rien­ta­tion de l’infans qui inter­vient lorsque celui-ci « a été contraint à per­ce­voir trop tôt l’autre, du fait de son défaut de pré­sence psy­chique. Une déso­rien­ta­tion vouée à être éprou­vée sans jamais être repré­sen­table, pri­vant le sujet d’un usage rela­tion­nel suf­fi­sam­ment adap­té de ses res­sources fan­tas­ma­tiques. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 62). L’incitation à per­ce­voir l’autre trop tôt, de façon pré­ci­pi­tée, ne peut qu’avoir pour coro­laire une dif­fi­cul­té majeure du côté de l’Autre à s’effacer nar­cis­si­que­ment pour être en mesure d’accueillir et d’être récep­tif à ce qui émane de l’infans. Ces dif­fi­cul­tés liées à la pos­si­bi­li­té de pro­po­ser une dis­po­ni­bi­li­té psy­chique suf­fi­sam­ment enve­lop­pante pour l’infans ne seraient pas étran­gère à ce que Chian­ta­ret­to désigne comme injonc­tion de la trans­pa­rence ou ce que Win­ni­cott dési­gnait comme « cher­cher à être vu ». Or, cette injonc­tion de la trans­pa­rence – que ce soit au plan indi­vi­duel ou au plan col­lec­tif – qui règne dans nos socié­tés contem­po­raines favo­rise ain­si « l’exhibition et la pri­va­ti­sa­tion de l’intime ten­dant à effa­cer l’ambiguïté de la sub­jec­ti­vi­té, en rédui­sant le visible au vu. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 99). Notre auteur dénonce ain­si le déni de l’appel au regard de l’autre pri­mor­dial, sus­cep­tible de favo­ri­ser « l’intériorisation préa­lable chez l’infans d’une pré­sence psy­chique suf­fi­sam­ment par­lante – inter­pré­tante – et incar­née – dans le dia­logue aimant/animant des corps : la pré­sence de la psy­ché mater­nelle et des autres dans la psy­ché mater­nelle. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 106).

À défaut de pou­voir ins­tal­ler une alté­ri­té interne, à défaut de vivre une expé­rience intime comme expé­rience d’un dia­logue inté­rieur consti­tu­tif d’une capa­ci­té inté­rieure à se tenir com­pa­gnie et à être en com­pa­gnie d’autres sans se perdre, la fatigue d’être soi et une forme d’hyperlucidité s’imposent – Ferenc­zi par­lait lui de sujets extra­lu­cides –, ins­tau­rant non plus un dia­logue, mais une sorte de mono­logue inté­rieur sans adresse véri­table – un dis­cours dif­fi­ci­le­ment enta­mable, pro­non­cé par un être omni­scient et une intel­li­gence pure, cou­pée de tout éprou­vé, mesu­rant froi­de­ment l’étendue des dom­mages sub­jec­tifs subits par l’infans. « (…) la luci­di­té n’étant ni le sur­mon­te­ment, ni l’accomplissement de la psy­ché, mais seule­ment la conso­la­tion que per­met le tra­vail du néga­tif devant la jouis­sance impos­sible. » (Green, 1993, p. 67).

Si se par­ler consti­tue un enjeu déci­sif, asso­ciant dans l’intimité du rap­port à soi-même la sin­gu­la­ri­té d’être et la confir­ma­tion avec les autres d’une place inalié­nable dans le monde com­mun des sem­blables dif­fé­rents, « par­ler, se par­ler » sup­pose d’avoir été ori­gi­nel­le­ment par­lé : transformé/interprété. Se par­ler, que la pen­sée parle avec elle-même (comme avec un ami) tout en fai­sant une place à l’altérité interne, engage donc ce qui a pu se jouer pour l’infans, étant enten­du que celui-ci, comme le rap­pelle Pon­ta­lis (2007, p. 464), n’est pas à consi­dé­rer comme un stade de déve­lop­pe­ment mais comme un état de l’être. Un état d’être en attente de mots et tout autant de la chair des mots… 

Se par­ler, par­ler. À l’é­coute de l’infans dans l’a­dulte, Jean-Fran­çois, Paris, Édi­tions Cam­pagne Pre­mière, 2025



Biblio­gra­phie
Boka­novs­ki T. (1995), Le couple « trau­ma-cli­vage » dans le « Jour­nal cli­nique » de Ferenc­zi, Mono­gra­phies de la RFP, San­dor Ferenc­zi, Paris, Puf, 1995. 
Chian­ta­ret­to J.F. (2011), Trou­ver en soi la force d’exister. Cli­nique et écri­ture, Paris, Cam­pagne Pre­mière, 2011.
Chian­ta­ret­to J.F. (2020), La perte de soi, Paris, Cam­pagne Pre­mière, 2020.
Chian­ta­ret­to J.F. (2025), Se par­ler, par­ler, A l’écoute de l’infans dans l’adulte, Paris, Cam­pagne Pre­mière, 2025.
Der­ri­da J. (1993), Spectres de Marx, Paris, Gali­lée, 1993.
Ferenc­zi S. (1932), Jour­nal cli­nique, Jan­vier-octobre 1932, Paris, Payot, 1985, p.241
Golse B. (2016), Plus de sui­cide en pré­ado­les­cence ?, Ado­les­cence, 2016, 34, 1, 384–403
Gra­noff W. (1961), « Ferenc­zi : faux pro­blème ou vrai mal­en­ten­du ? », in Lacan, Ferenc­zi et Freud, Paris, Gal­li­mard, 2001.
Green A., Le tra­vail du néga­tif, Paris, Minuit, 1993.
Pon­ta­lis J.B. (2007), D’une voix l’autre, in Le royaume inter­mé­diaire, Paris, Gal­li­mard, 2007.


[1] Comme le sou­ligne Boka­nows­ki, « en rai­son de son immense talent d’analyste, San­dor Ferenc­zi était deve­nu, dans les quinze der­nières années de sa vie (1918–1933), celui à qui ses contem­po­rains, Freud le pre­mier, n’hésitaient pas à adres­ser les patients les plus dif­fi­ciles. Ceux qu’il accep­tait de prendre en charge, étaient ceux qui, aujourd’hui, seraient consi­dé­rés comme non-névro­ti­sés (états-limites), voire non-névro­ti­sables (psy­choses), et qui, pris dans de mul­tiples ten­ta­tives d’analyse, s’acheminaient iné­luc­ta­ble­ment vers l’analyse inter­mi­nable. » (1995, p.133) Aus­si, peut-on, tout en sou­li­gnant l’audace et la témé­ri­té cli­nique nova­trice dont il a pu faire preuve, se deman­der si ce posi­tion­ne­ment auprès de patients qui ne déve­lop­paient pas de véri­tables névroses de trans­fert, mais davan­tage une sorte de névrose nar­cis­sique inana­ly­sable n’aura pas par­ti­ci­per à une forme d’épuisement sub­jec­tif au regard des impli­ca­tions contre-trans­fé­ren­tielles en jeu, cet épui­se­ment étant sous-ten­du par un trans­fert sur l’analyse trop idéa­li­sé et les traits méga­lo­ma­niaques d’un Neben­mensch s’astreignant à épan­cher les souf­frances psy­chiques ou les dou­leurs d’être de ses ana­ly­sants.

[2] « Le pro­ces­sus intro­jec­tif pri­mi­tif serait lié à l’éprouvé inté­rieur, dans l’investigation auto-éro­tique du corps propre, d’une pré­sence étran­gère) – d’une pré­sence étran­gère cor­res­pon­dant à l’action du plaisir/déplaisir éprou­vé par l’autre dans la satis­fac­tion des besoins de l’infans, en état de dépen­dance vitale. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 83) 

[3] « Si l’enfant s’éprouve non bien­ve­nu, c’est qu’auparavant l’infans a été mal accueilli et contraint par là à incor­po­rer ce mal-accueil, ins­tal­lant chez le sujet un infans bles­sé, des­ti­né tout au long de sa vie, non pas tant à deman­der répa­ra­tion qu’à se plaindre auprès d’autrui de sa défec­tion comme autre secou­rable. » (Chian­ta­ret­to, 2025, p. 61).