Serge Poliakoff, Composition abstraite (1968)

Tryptique romanesque

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En ce retour esti­val, la pro­me­nade nez au vent n’a pas bonne presse à Paris, j’ai donc entre­pris une flâ­ne­rie lit­té­raire avec une ren­trée foi­son­nante. « Cha­vi­rer » de Lola Laf­font a été le pre­mier ; his­toire d’un sys­tème bien rodé de pré­da­tion de jeunes ado­les­centes. Cette lec­ture a tiré un fil asso­cia­tif en moi, j’ai alors repris « La petite fille sur la ban­quise » d’Adelaïde Bon (2018), roman auto­bio­gra­phique d’un long che­min de « recons­truc­tion »  à la suite d’un viol à l’âge de 9 ans. Enfin cette déam­bu­la­tion m’a conduite vers « Sept gin­gembres » de Chris­tophe Per­ru­chas : là c’est le har­ce­leur qu’il nous est pro­po­sé de suivre. Trois his­toires, trois angles de vue mais dans tous le cli­vage opère en maître !

La petite fille sur la ban­quise , Adé­laïde BON

C’est l’histoire d’Alelaïde, petite fille de 9 ans éle­vée dans un milieu aisé et vic­time d’un viol dans l’escalier de son immeuble. Ici il n’est pas ques­tion de silence, de non-dit puisque très vite elle en fait part à ses parents les­quels l’accompagnent au com­mis­sa­riat pour por­ter plainte contre cet incon­nu. Chro­nique d’un long par­cours écrit sans pathos, la défla­gra­tion qu’opère sur le psy­chisme un vécu trau­ma­tique. Une par­tie du champ des pro­ces­sus de défense s’expose là : cli­vage, déper­son­na­li­sa­tion, refou­le­ment… il s’écrit en mots simples dans ce récit de vie d’une petite fille, d’une jeune adulte, d’une femme. Expro­priée d’elle même, elle nous emmène sur les che­mins de son errance phy­sique et psy­chique. Son état de dis­so­cia­tion est tel qu’elle met­tra des décen­nies à faire le lien entre ses symp­tômes et ce funeste dimanche de Mai. Le lec­teur voit bien, lui, d’où vient le mal et presque comme les enfants au spec­tacle de gui­gnol on a envie de crier qu’il est là der­rière elle, à côté d’elle, en elle.

Cha­vi­rer, Lola Laf­font

Ici on suit Cléo de ses 13 ans jusqu’à la qua­ran­taine. C’est un ensemble de voix qui brosse son por­trait, la sienne et celles des per­sonnes qui ont croi­sées son che­min. Cléo, jeune dan­seuse, est repé­rée puis embri­ga­dée dans un réseau de pré­da­teurs d’enfants. D’abord vic­time, elle en devient peu à peu l’un des bras droits. Roman cho­ral qui s’étire dans le temps, le livre des­sine, par la par­ti­tion des per­son­nages secon­daires, ce qui fut alors un évé­ne­ment trau­ma­tique pour Cléo ; le refou­le­ment a été opé­rant mais peu à peu le voile se lève. Il fau­dra pour cela 30 ans ! Le pro­cé­dé lit­té­raire du roman cho­ral s’offre comme une méta­phore des par­ties dis­lo­quées de Cléo, à l’image du corps de cer­taines dan­seuses, des par­ties cli­vées d’un Moi écla­té. Cet ensemble la ras­semble.
Roman sur l’emprise avec un sub­til cres­cen­do, où Cléo passe de vic­time à bour­reau…, le récit offre un véri­table tableau d’identification à l’agresseur. C’est aus­si un roman sur le silence avec cette culpa­bi­li­té dont on sait qu’elle tenaille les vic­times. Ici, elle est por­tée à son point d’orgue puisqu’elle a elle-même ten­du à d’autres jeunes filles ce même miroir aux alouettes.

7 gin­gembres, Chris­tophe Per­ru­chas

Là, c’est Antoine S. dont on suit les jour­nées, les #, les fan­tasmes…. Pre­mier roman dont je suis sor­tie sans savoir s’il me plai­sait mais avec la cer­ti­tude qu’il ne me déplai­sait pas ! Sen­sa­tion étrange/Objet bizarre ?
Incon­tes­ta­ble­ment, il s’agit d’un roman très construit qui des­sine une fresque sociale, celle du monde de la pub, de ses codes et de ses tra­vers, avec aus­si une sub­tile des­crip­tion d’un épi­sode psy­cho­tique et de quelques visites à Saint-Anne, on s’y croi­rait ! Le héros, un qua­dra haut pla­cé dans une boite de pub « jeune », nous pro­mène dans son monde, ses ren­contres, ses amis, ses diver­tis­se­ments, ses blagues lourdes de cou­reur de jupon…tout cela nous offre une gale­rie de por­traits au vitriol. Notre publi­ci­taire semble avoir une posi­tion de dis­tan­cia­tion par rap­port à ce monde qu’il fré­quente et ali­mente par ailleurs, ce qui peut le rendre par­fois sym­pa­thique. Pour­tant la ten­sion monte, l’étau se res­serre, nous sommes dans l’ère post #metoo.
C’est aus­si la des­crip­tion d’une orga­ni­sa­tion en cli­vage , celle qui per­met de ne pas se rap­pe­ler ce que l’on a fait la veille… de pas­ser tran­quille­ment d’une case à l’autre en étant chaque fois cer­tain de son bon droit. L’émotion est écar­tée, para­mé­trée par l’émoji, nou­veau mètre éta­lon de cet espé­ran­to moderne. Et puis, il y a la pul­sion, celle avec laquelle on bataille ou pas, celle que l’on intrique ou pas…

Pas­cale Devil­lard, psy­cha­na­lyste SPP