Martine Mikolajczyk : Mathilde Girard, vous êtes psychanalyste, philosophe, essayiste, mais aussi co-scénariste et bien sûr, lectrice. Votre ouvrage, « Un personnage en quête de sublimations », piste, dans une écriture associative et intime, l’insaisissable concept de sublimation, en cherchant non seulement à « se tenir face [aux œuvres] alternativement des deux côtés : de la conception et de la réception », mais également en jouant de la ressemblance que vous décelez entre le psychanalyste et l’écrivain : « un analyste et son patient, un auteur et son personnage ». Croisement des regards, pluralité de vos expériences, c’est dès lors sur l’inhabituelle mise au pluriel du concept de sublimation, contenu dans le titre de votre livre, que j’aimerais d’abord vous interroger, les sublimations ?
Mathilde Girard : Oui, les sublimations plutôt que la sublimation : le passage au pluriel est venu presque à la fin du livre, comme une évidence, pour souligner des mécanismes, des solutions psychiques, mais aussi des différences entre la sublimation du psychanalyste et celle de l’écrivain, en effet. Je suis psychanalyste et j’écris ; ce sont des exercices de sublimation différents, je n’avais jamais observé ces différences auparavant, jamais précisément. J’ai voulu approfondir.
Par ailleurs l’écriture de la psychanalyse m’a toujours paru plus intéressante quand elle sort de l’espace restreint de l’analyse d’un concept – la sublimation – pour s’ouvrir à des questions plus générales, culturelles, anciennes, et qui concernent tout le monde. La sublimation renvoie à l’éducation, à l’apprentissage, à l’œuvre d’art, à la culture. C’est un concept très inscrit dans l’histoire de la culture européenne mais il renvoie à des expériences aussi concrètes que d’être capable de se concentrer pour lire ou écrire.
Martine Mikolajczyk : Précisément. Liée à la pensée, la sublimation est un destin pulsionnel dont le recours est universel mais singulier quant à ses productions. Or toute définition est par nature unifiante.
MG : Je ne crois pas qu’il faille chercher une définition, en effet, qui risquerait d’unifier et de dire : là il y a sublimation, bonne sublimation etc. C’est d’ailleurs un danger propre à l’usage des concepts en psychanalyse, on se met à les qualifier, à dire qu’il y a des refoulements de qualité, des sublimations en échec, etc. Alors que d’une certaine façon il ne peut y avoir que des échecs et des réussites en même temps. En psychanalyse, les concepts comme les mécanismes psychiques sont dynamiques, économiques, et donc dépendants des forces pulsionnelles qui les déterminent. Il n’y a que de la quantité, des réductions de quantité, des dérivations, des chemins possibles et d’autres impraticables, etc.
MM : Mais justement, la sublimation présente une forme de « monstruosité », entre mobilité de la sexualité infantile et fixité de la dimension narcissisme, chacune ayant sa part dans la production artistique. La sublimation serait-elle une chimère qui ne peut conduire qu’à l’aporie celui qui la veut la saisir ?
MG : En effet, vous dites bien : la sublimation (le jeu, on pourrait dire ici) est prise entre l’infantile et le bastion narcissique, les deux garantissant une certaine endurance. Ce qui est peut-être monstrueux, en tout cas aux yeux de Freud à la fois complexe, impossible, désirable, c’est le génie. Le concept de sublimation appartient vraiment au Siècle de Freud, qui a produit les plus grandes rencontres entre la science et l’art (le romantisme), mais aussi la critique en art et en littérature. On sait aujourd’hui que quelque chose ne fonctionne pas lorsqu’on tente, comme analyste, de faire l’analyse d’une œuvre d’art ; on sait aussi qu’on ne peut pas confondre l’homme et l’artiste. Dans le parcours de Freud, ce geste est singulier parce que lui-même fait part d’une fascination, d’une admiration en tout cas pour les œuvres de la culture. Freud les place au-dessus de tout, et cela soutient pour lui sa démarche dans l’analyse. De là que s’établit un vis-à-vis très fort entre la psychanalyse et les œuvres, et les artistes, dans le Siècle. Ce rapport est concrètement impossible mais il dessine deux chemins parallèles qui chacun opèrent de la même façon – celui de la psychanalyse, celui de et l’art (et je vais un peu vite) : en créant des chemins, des déviations, des déplacements. Deux façons de rallonger le trajet entre un point et un autre.
MM : En effet, articulée à la règle d’abstinence, la sublimation est également ce qui permet l’analyse. En ce sens, vous montrez à travers les exceptions (à la cure) que son recours n’est pas également partagé…
MG : J’ai voulu, dans le livre, insister sur la règle d’abstinence parce qu’elle me fascine et parce qu’elle est aussi impossible à employer, en grande partie elle a disparu – sauf pour l’essentiel (qui prend aujourd’hui un aspect définitif) : l’interdit de toucher et de se toucher (d’avoir des rapports sexuels avec les patients). Dans une moindre mesure, elles concernent les satisfactions que l’analyste et le patient seraient susceptibles de s’accorder l’un à l’autre ou en séance. La règle n’est pas également partagée des deux côtés, et pour certains patients elle tombe comme une injustice qui touche au vif l’infantile. Le silence qu’on oppose au patient qui nous demande des nouvelles par exemple. D’autres au contraire vont se conformer de façon presque masochique à la structure d’interdit de la séance. C’est un travail avec la quantité d’excitation, l’analyse et l’analyste ne peuvent pas se l’épargner. C’est ce qui fait de l’analyse un espace de sublimation, ou d’éducation disait Freud (dans lequel parfois les deux parties peuvent aussi trop s’installer et produire des nouveaux infantilismes transférentiels).
MM : La sublimation a ceci de paradoxal, qu’elle apparaît comme possibilité de se détourner du sexuel et aussi comme possibilité de le vivre, comme moyen de faire une analyse, et possibilité de ne pas y recourir…
MG : Historiquement la sublimation comporte la désexualisation en effet ; mais c’est aussi ce qui lui a valu ses reproches de moralité. Finalement il y aurait plutôt lieu d’élargir le mécanisme à de nouvelles possibilités pulsionnelles ; la sublimation comme ouvrant de nouveaux accès. Dans la cure cela passe par un resserrement temporaire sur un objet et des frustrations liées à des déclarations d’amour répétées (le transfert) ; dans la vie cela se traduit par la possibilité de faire plusieurs choses, sexuelles à des degrés différents.
Quand les gens – et les patients – disent aujourd’hui qu’ils n’arrivent pas à travailler ou à se concentrer, c’est peut-être justement parce que cette plasticité de l’investissement libidinal est entravée ; on mesure alors le lien qui existe entre toutes les activités pulsionnelles, leur dépendance les unes aux autres, et leur effet en termes de sublimation.
MM : Ce qui me conduit à aborder ces personnages, sources et illustrations de vos réflexions, et que vous choisissez de ne pas distinguer entre réels et fictifs, artistes et œuvres, psychanalyste et écrivain.
Tout d’abord un plaisir de lecture : combien votre écriture « incarne » le sujet dont elle s’empare : joueuse et mobile avec le Léonard de Freud, aride et exigeante à propos du Monsieur Teste de Valéry, poétique et imagée quand elle rencontre Rilke et Lou Andreas-Salomé…
MG : Je crois que c’est le jeu d’un certain transfert de lecture : on aime ce qu’on lit, on se reconnaît à ce qu’on aime. Et comme Roland Barthes écrivait : je lis et j’écris ce que je lis. Cette rencontre est essentielle, elle contribue aussi à l’apprentissage de la littérature – et chez Lou et Rilke en effet elle prend des tournures vertigineuses.
MM : Votre pensée chemine à travers des rencontres réelles et imaginaires, que vous faites comme psychanalyste et comme lectrice. Elles offrent à votre lecteur une alternance de portraits de patients, d’œuvres et d’artistes. Les concernant, ce qui domine est du côté du renoncement, du retrait, de la solitude, voire d’une certaine désincarnation et d’une souffrance. Vous faites part de votre affection pour ce type de personnages, mais vous posez aussi la question de leur bonheur, de leur retour à la vie « quand est donnée à l’existence une condition d’écart, sinon d’exception, par le biais de l’œuvre ou du transfert ». La sublimation contre la vie ?
MG : Chez certains – la plupart, en fait – de ces personnages, c’est en effet le risque.
Parce que l’œuvre n’a presque jamais été possible sans cette sorte d’extraction du monde.
Mais on peut prendre les choses dans l’autre sens : quand le psychanalyste s’intéresse à l’artiste ou à l’écrivain ex-nihilo, sans que l’un ou l’autre ne vienne le consulter, il les produit comme symptômes. Alors que, dans un sens, l’exception n’est pas une maladie pour l’écrivain, mais une sorte de choix, à la fin, une condition – comme l’analyse en est une.
Winnicott disait que vivre et penser n’allaient pas bien ensemble ; il s’agit du même problème, il n’est pas question de le résoudre mais seulement d’essayer de rendre les deux possibles, et parfois en même temps.
MM : On aimerait alors poser la question de l’excès, et du corps, on pense à Picasso ou à l’intérêt de Paul Valéry pour cet art proprement physique qu’est la danse mais dont on doute qu’il ait jamais été pensé comme sublimation.
MG : J’ai travaillé longtemps – et encore aujourd’hui – sur Georges Bataille, et aussi avec des artistes qui empruntent de toutes autres voix, beaucoup moins « élevées » dirait Freud.
La danse en effet, mais plus globalement l’art moderne et contemporains ont fait exploser ce rapport, cette tradition de la sublimation contre la sexualité. Elle reste effective, en un certain sens, mais des artistes comme Picasso ou des écrivains comme Bataille indiquent que la sublimation à cette condition d’exception quasi ascétique est restrictive, et insuffisante.
A la fin, elle risque de devenir idéologique.
Bref, il y a aussi, comme Picasso, des artistes en très bonne santé.
MM : Si la question de la sublimation ne se posait que du côté du renoncement, encore faudrait-il ne pas le confondre avec la défaite qu’est la résignation. Ce renoncement appelle, par association, les très belles pages que vous consacrez à l’abstinence de l’analyste, condition pour qu’advienne autre chose.
MG : Je ne dirais pas que la question de la sublimation doive se poser du côté du seul renoncement ; c’est le lien par lequel on peut rapprocher en effet le travail de l’analyse de celui de la création (les deux, activités libidinales), mais il faut l’entendre plus largement comme la possibilité de repérer des chemins où l’on peut aller, et d’autres pas, ou moins.
La règle d’abstinence m’a obligé à penser que je ne savais pas de quoi le transfert était fait, pas plus que la sorte d’amour que le patient m’adressait ; que la liberté vient d’une aptitude à reconnaître, à établir des distinctions si possible entre des évidences et des malentendus…
En un sens, la règle d’abstinence, la frustration sont aussi avant tout une façon sage de gagner du temps devant l’inconnu.
MM : La question de l’absentisation vous apparaît comme ce qui rapproche le psychanalyste de l’écrivain, et singulièrement avec Monsieur Teste, personnage fictif de Paul Valéry, en qui vous reconnaissez « l’étrangeté du psychanalyste, qui comme l’écrivain se sépare, le temps de la séance, de la vie – qui a toujours l’air un peu ailleurs, et qui n’entend pas les choses qu’on dit comme on a voulu les dire ». De fait, le personnage de Monsieur Teste occupe une place particulière dans la genèse de ce livre…
MG : Pour plusieurs raisons, j’ai mis du temps à aller vers Valery, à le lire. Quand j’ai découvert Monsieur Teste j’ai trouvé une force surréaliste que je ne pensais pas trouver chez Valery. Sans répéter ce que j’écris dans le livre, Teste a posé pour moi la figure et le concept en même temps, la possibilité d’écrire à la fois un fantasme (celui du personnage de l’écrivain, du penseur plus exactement) et le mécanisme de la pensée elle-même. C’était assez vertigineux.
Par ailleurs, c’est un des plus anciens textes du livre, en effet. Un des premiers que j’ai écrit en pensant à la sublimation et au sentiment d’exception.
Teste, lui, est monstrueux.
MM : Le psychanalyste et l’écrivain ont sans doute également en partage le mystère de leur vocation…
MG : Dans le meilleur des cas, on arrive à faire un métier de ce qui nous anime et qu’on ignore…
MM : Même si, écrivez-vous, « la psychanalyse opposera toujours aux destins exceptionnels et à la vie d’artiste la banalité de la vie ». Sur ce point, comment articuler la pratique de l’analyse en séance, et une certaine créativité de l’analyste, celle à laquelle il recourt pour construire, un cas ou un concept ?
MG : La créativité de l’analyste a lieu avant tout, je crois, pendant la séance. C’est là que l’analyste est le plus créatif. Écrire en analyse c’est autre chose, une élaboration secondaire, issue de la première expérience. Les deux sont des étapes créatives, mais je crois qu’il est plus difficile d’être créatif, comme analyste, quand on écrit. Moi je n’y arrive qu’en devenant un peu écrivain ; ou quelqu’un qui se poserait simplement des questions sur le fonctionnement des êtres humains. Si je n’adresse pas ces questions dans une certaine langue, dans un transfert donc, quel qu’il soit, le désir ne passe pas, les questions tombent à plat. Ou alors j’ai l’impression de répéter, ou qu’on se répète.
MM : On aimerait vous questionner sur la dimension technique, comment travailler avec les artistes qui se risquent à l’analyse ?
MG : Il n’y a pas de bonne façon de faire, puisque chaque analyste travaillera avec un artiste à partir de sa propre histoire infantile avec la pratique artistique (en tout cas au départ) ; moi j’ai décidé sans m’en apercevoir que je ne touchais pas au travail en cours ; c’est-à-dire que je ne dis rien, ou presque, de ce que le patient me dit de son travail artistique ou littéraire du moment. Je tiens les ingrédients du chaudron créatif à l’écart ; dans la séance, mais à l’écart de l’interprétation. Je n’y touche pas. Je les remobilise plus tard, après coup, après qu’ils aient servi à l’auteur lui-même. Ils restent non analysés, ou parfois seulement par fragments.
MM : Pour finir, j’aimerais inviter les lecteurs à poursuivre le cheminement sur ces questions à vos côtés, à travers l’article que vous consacrez au film de Justine Triet, Sybil, l’histoire d’une psychanalyste et écrivain, séduite par une histoire d’actrice…
MG : Oui, j’ai beaucoup aimé ce film, et écrire dessus. Il pointe, par la fiction et un scénario très bien tenu, l’histoire d’une relation entre le cinéma et la psychanalyse à travers le transfert. Ce pourrait être une suite à la question de la sublimation, en tout cas son revers, son ressort en même temps si complexe : la séduction.