« Crocodile ». Extrait de Le non-moi. Entre stupeur et symptôme

« Je reprends pour la com­men­ter une bande magné­tique que j’ai sou­vent uti­li­sée. C’est une consul­ta­tion avec un enfant autiste de sept ans. Il parle peu. Tan­dis qu’elle se déroule, je m’efforce de mon­trer com­ment cer­taines de mes inter­ven­tions conduisent à un échange avec lui tan­dis que d’autres échouent. J’insiste sur le néces­saire cal­cul de l’écart qui per­met de faire déri­ver le jeu répé­ti­tif que l’enfant pra­tique en soli­taire. Si l’on va trop loin, qu’on s’efforce par exemple de l’entraîner dans un jeu sym­bo­lique avec des figu­rines alors qu’il joue à ali­gner des bar­rières, on risque de le voir bru­ta­le­ment se reti­rer de l’échange pour se refer­mer. Ou bien au contraire il va tout envoyer pro­me­ner. J’insiste sur la néces­si­té de cal­cu­ler l’écart que l’on intro­duit, pour le main­te­nir entre le trop et le trop peu. Il y a une varia­tion heu­reuse qu’il faut ten­ter de sai­sir. L’interprétation ne fait pas autre chose.

Et puis tout à coup, alors que l’enfant est tran­quille­ment en train de jouer avec des petites voi­tures pour les mettre les unes der­rière les autres, je me vois prendre des bar­rières, les dis­po­ser en car­ré pour for­mer un enclos et y pla­cer un cro­co­dile. Aupa­ra­vant, l’enfant a joué avec les bar­rières. Elles ont même été l’enjeu de quelques échanges entre nous. Mais à aucun moment en revanche il ne s’est mon­tré inté­res­sé par le cro­co­dile. Qu’est-ce qui m’a pris ? Tout à coup, ce que j’ai été conduit à faire me semble aber­rant. Je ne m’y recon­nais pas. Bien que j’aie regar­dé et com­men­té cette bande à de nom­breuses reprises, c’est la pre­mière fois que la chose me frappe avec une telle évi­dence. Faute de mieux, je sou­ligne aux col­lègues qui sont là que c’est typi­que­ment ce qu’il ne faut pas faire. Mais cette exhi­bi­tion de ma culpa­bi­li­té ne mène à rien sinon à recon­naître quelque chose que j’aurais dit ne pas être moi. Quelqu’un insiste pour savoir ce qui s’est pas­sé en moi à ce moment-là. Comme le groupe est sou­te­nant, je me sens en mesure de prendre la ques­tion en compte, de me lais­ser aller à me défaire de ce que je crois savoir de ma manière. Je reste d’abord un moment dans l’embarras, sans rien dire. Puis je m’avise que si j’ai eu recours au cro­co­dile, c’est que quelque chose de mon agres­si­vi­té a été mobi­li­sé. Il s’agit bien d’une figu­ra­tion de ce que je res­sens. J’ai dû avoir envie de mordre, de le mordre. Pour­tant, si l’on m’avait deman­dé com­ment je me sen­tais avec cet enfant-là à ce moment-là, j’aurais dit que je me sen­tais bien et tran­quille, ce qui n’est pas néces­sai­re­ment ma réponse en toute cir­cons­tance. Dans la mise en repré­sen­ta­tion que j’opère, tou­te­fois, je prends soin de mettre la figu­rine agres­sive du cro­co­dile dans un enclos. Mais dans le fil de l’échange qui pré­cède immé­dia­te­ment, qu’est-ce qui a déclen­ché chez moi ce pro­ces­sus de figu­ra­tion impro­bable ? Là, quelque chose sur­git : l’enfant vient d’avoir deux mou­ve­ments suc­ces­sifs remar­quables. Dans un pre­mier temps, il s’est sai­si de petites figu­rines repré­sen­tant un papa, une maman et un bébé pour enta­mer un jeu sym­bo­lique. Mais ça n’a pas tenu. L’instant d’après, il a mis les figu­rines côte à côte, ajou­tant à celles-ci celle du grand-père et de la grand-mère pour construire une ligne com­pa­rable à celle qu’il a faite au début de notre échange avec les bar­rières. Il a esquis­sé un mou­ve­ment vers le jeu sym­bo­lique, puis sa ten­ta­tive s’est déli­tée et il en est reve­nu à la mani­pu­la­tion et à une géo­mé­trie sans âme. Il a lâché les figu­ra­tions inté­rieures qui sont celles des enfants bana­le­ment névrosés.J’ai été atteint par cet affais­se­ment psy­chique. Puis, pour faire pièce à la dépres­sion qui me gagnait, j’ai conver­ti mon vague à l’âme en agres­si­vi­té. Je montre les dents du cro­co­dile pour oublier mes larmes. Mais ce qui fait défaut à l’enfant autiste, c’est jus­te­ment la capa­ci­té d’être suf­fi­sam­ment agres­sif pour mettre son ima­gi­naire interne en forme et en repré­sen­ta­tion conflic­tuelles. Il ne dis­pose pas d’une agres­si­vi­té suf­fi­sam­ment tem­pé­rée et sym­bo­li­sable. Certes, il peut mordre ou se taper la tête contre un mur, mais cette décharge des­truc­tive demeure sans modu­la­tion. Il peut aus­si orga­ni­ser sans fin des acci­dents de voi­ture, mais il est alors pris dans une sté­réo­ty­pie qui éteint la signi­fiance de son jeu. Le reste du temps, ses mani­pu­la­tions ludiques ne signi­fient aucun conflit. À ce moment, il me devient clair que le cro­co­dile que j’ai pla­cé der­rière les bar­rières incarne éga­le­ment l’agressivité heu­reuse qui lui fait défaut. En posant ain­si le cro­co­dile face à lui, je mets à sa dis­po­si­tion ce qui lui manque, sans tou­te­fois le lui impo­ser. Il est libre d’en dis­po­ser comme il l’entend.
Ce qui se passe alors est sin­gu­lier. Car l’enfant retire le cro­co­dile de l’enclos où je l’ai pla­cé, le remet dans la boîte à jouets, puis le rem­place par une petite voi­ture. Ensuite, il ouvre l’enclos, sort la voi­ture qu’il vient d’y mettre, et la fait rou­ler vers la ligne des petits per­son­nages. « Atten­tion ! Il ne faut pas faire d’accident avec le bébé », lui dis-je. Il obtem­père et contourne soi­gneu­se­ment les figu­rines. Mais dans un second temps, il revient, vise le bébé avec sa petite voi­ture et le fait chu­ter. Il est bles­sé ! Je l’emporte vers l’hôpital où un doc­teur va le soi­gner. Retour au jeu sym­bo­lique, par­ta­gé, de sur­croît.

Engen­dré par ma décon­ve­nue face à son repli vers le jeu autis­tique après une esquisse de figu­ra­tion plus évo­luée, mon recours au cro­co­dile fait donc fina­le­ment effet. Mon éprou­vé dépres­sif demeu­ré sans mots, incons­cient, a engen­dré un mou­ve­ment de figu­ra­tion agres­sive qui four­nit à l’enfant quelque chose de visible, de tan­gible, d’extérieur à lui sur quoi il peut prendre appui. Il opère un dépla­ce­ment (le cro­co­dile devient une petite voi­ture dan­ge­reuse) et confirme son accès à une sym­bo­li­sa­tion par­ta­gée qui peut inclure la prise en compte de l’agressivité. »

Laurent Danon Boi­leau, psy­cha­na­lyste SPP.
Copy­right Gal­li­mard, 2017
A lire aus­si la cri­tique en ligne du livre de Laurent Danon-Boi­leau par Jean-Yves Tamet