Freud et l’au-delà

Démon­trer que Freud ne fut pas reli­gieux serait chose aisée, de même que suivre sa propre recon­nais­sance du rôle de l’esprit juif ou du carac­tère juif, comme il l’a pu l’écrire lui-même, dans la sur­dé­ter­mi­na­tion de son œuvre. Il nous suf­fi­rait de suivre ses propres décla­ra­tions. Mais nous ne serons pas éton­né si à la lec­ture de son œuvre et de son abon­dante cor­res­pon­dance (envi­ron 40 000 lettres) nous décou­vrons une plus grande com­plexi­té, faite de contra­dic­tions appa­rentes à pro­pos d’aspirations sinon de ten­ta­tions reli­gieuses ; ceci chez cet homme juif qui occupe une place sin­gu­lière et unique dans l’histoire des sciences et de la pen­sée humaine, du fait qu’il a éla­bo­ré de toute pièce une nou­velle dis­ci­pline, por­tant certes en elle l’héritage de toutes les ten­ta­tives qui l’ont pré­cé­dée, et qu’il a offert à l’humanité une nou­velle intel­li­gi­bi­li­té du monde, tant psy­chique que sociale, ain­si qu’un outil thé­ra­peu­tique qui est uti­li­sé de nos jours par des mil­lions de per­sonnes.

Freud s’est très tôt recon­nu un tem­pé­ra­ment de conquis­ta­dor et d’aven­tu­rier, plu­tôt que d’homme de science et de pen­seur, et a remis sa déter­mi­na­tion à pour­suivre son œuvre au compte de sa curio­si­té, sa témé­ri­té, sa téna­ci­té  («  En réa­li­té, je ne suis pas du tout un homme de science, un obser­va­teur, un expé­ri­men­ta­teur ni un pen­seur. Par tem­pé­ra­ment, je ne suis rien de moins qu’un conquis­ta­dor – un aven­tu­rier, si vous pré­fé­rez, avec toute la curio­si­té, la témé­ri­té et la téna­ci­té carac­té­ris­tiques de ce genre d’hommes. » Sig­mund Freud, lettre à Wil­helm Fliess, 1er février 1900), qua­li­tés qu’il attri­bue­ra sans hési­ter à ses iden­ti­fi­ca­tions juives les plus pré­coces et les plus fon­da­men­tales.
C’est donc une iden­ti­té de scien­ti­fique quelque peu déca­lée de celle de son époque qu’il s’octroie, mal­gré ses iden­ti­fi­ca­tions à la rigueur, à l’objectivité et à la ratio­na­li­té des Lumières, au ser­vice du pro­grès, et contre les mys­tères éso­té­riques et l’obscurantisme du moyen-âge.
Mais il convo­que­ra aus­si l’amour de la véri­té, au point de lais­ser pla­ner une ambi­guï­té quant à son idéal, la même expres­sion étant uti­li­sée par toutes les reli­gions et idéo­lo­gies. Certes, il met­tra assez rapi­de­ment cet amour de la véri­té en posi­tion conflic­tuelle avec la recon­nais­sance de la réa­li­té, réfé­rant la pre­mière à l’historicité du psy­chisme, c’est à dire au refou­le­ment et à ses retours post­humes dégui­sés, la seconde à l’épreuve de réa­li­té per­met­tant d’accéder à une cer­ti­tude contre la convic­tion et la croyance. Tou­te­fois, il remit lui-même en cause régu­liè­re­ment ses propres ten­ta­tives de trou­ver une épreuve de réa­li­té assu­rant ladite cer­ti­tude ; et il per­ce­vra que ni la motri­ci­té, ni le lan­gage, ni l’interprétation ne peuvent offrir la garan­tie recher­chée et espé­rée.

Un exemple : com­ment ne pas être sur­pris quand Freud, admi­rant l’écrivain Joseph Pop­per-Lyn­keus, épouse son espoir de pou­voir « Rêver de même façon que veiller » (Fan­tai­sies d’un réa­liste), au nom de « la pure­té, de l’amour de la véri­té et la clar­té morale » qu’il lui attri­bue ? Com­ment peut-il renon­cer à toute sa doc­trine du rêve et à ce qu’il consi­dère comme sa seule et unique décou­verte, l’obligation pour la psy­ché de réa­li­ser un tra­vail de défor­ma­tion et de dis­si­mu­la­tion lors de la pro­duc­tion de for­ma­tions psy­chiques. Dans les deux textes qu’il consacre à Joseph Pop­per-Lyn­keus (1923 ; 1932), il semble regret­ter de ne pou­voir accé­der comme lui, direc­te­ment à la véri­té, et de devoir comp­ter sur son « cou­rage moral » et recou­rir à un tra­vail d’interprétation en contre-point de celui de défor­ma­tion, l’interprétation por­tant en elle un degré d’incertitude et d’incomplétude irré­duc­tible. Il nous dit alors son engoue­ment pour les ouvrages de son « frère juif » qui comme lui a du sup­por­ter la dou­leur liée à son iden­ti­té juive. Il n’aura pu ren­con­trer Joseph Pop­per-Lyn­keus de son vivant, mais seule­ment après sa mort, en allant saluer son buste dans le parc de l’Hôtel de ville de Vienne. Son trans­fert sur Joseph Pop­per-Lyn­keus est évident, cela ne lui a pas échap­pé, ses deux petits textes en témoignent ; tout comme ils témoignent, à tra­vers la pro­fonde humi­li­té dont il fait montre, de son renon­ce­ment per­son­nel à cette idéa­li­sa­tion de l’accès à une véri­té « nue », trans­po­sée sur Pop­per-Lyn­keus.

Freud ne s’est donc pas détour­né radi­ca­le­ment de l’attraction de la solu­tion reli­gieuse ou de celle mys­tique. Il s’est lais­sé inter­pel­ler par des idéaux contra­dic­toires. Il n’est pas un athée déniant la réa­li­té de ces expé­riences ; bien au contraire, elles lui per­mettent d’aborder la place du déni au sein du fonc­tion­ne­ment men­tal, et de recon­naître qu’elles sont issues d’éprouvés éma­nant des tré­fonds de nos êtres, aux­quels il recon­naît une véri­té. En 1938, il écrit cette petite phrase : « Mys­tique, l’auto-perception du royaume exté­rieur au moi, le ça » ( S. Freud (1938), Résul­tats, idées, pro­blèmes, OCF.P XX, Paris, PUF, 2010)
Il a donc su lais­ser se trans­fé­rer ses aspi­ra­tions reli­gieuses, via divers créa­teurs, les prin­ci­paux étant Pop­per-Lyn­keus et Romain Rol­land avec le « sen­ti­ment océa­nique ». Plu­tôt que d’établir un cli­vage entre ce qui serait digne d’intérêt et ce qui ne le serait pas, il a pré­fé­ré le schib­bo­leth de l’interprétation basée sur l’examen méta­psy­cho­lo­gique de toutes les pro­duc­tions des hommes, ici les « expé­riences vécues inté­rieures ».

Il suf­fit de relire l’avenir d’une illu­sion, mais bien plus encore le tout petit texte écrit juste après en 1928, Une expé­rience vécue reli­gieuse (S. Freud (1928 a),  Une expé­rience vécue reli­gieuse, OCF.P XVIII, Paris, PUF, 1994, pp. 201–204) , dans lequel il inter­prète un sen­ti­ment reli­gieux éprou­vé par un jeune méde­cin amé­ri­cain, dans une salle de dis­sec­tion, auprès du « cadavre d’une vieille femme » au « visage si aimable, si ravis­sant » (this sweet faced woman ; this dear old woman). Freud recon­naît dans cet éprou­vé, la rémi­nis­cence de l’amour infan­tile de son confrère pour sa mère ; et il lui rap­pelle au pas­sage que lui reste un juif infi­dèle, « an infi­del jew ».
De façon encore plus per­son­nelle, dans sa lettre à Romain Rol­land, il ana­lyse son propre trouble de mémoire sur l’Acropole, invi­tant ain­si son des­ti­na­taire à inter­pré­ter lui aus­si son sen­ti­ment océa­nique. Son trouble est appa­ru devant la gran­deur pas­sée et les ruines de l’Acropole, et il l’interprète comme un sen­ti­ment de pié­té envers son père, en lien avec sa culpa­bi­li­té d’avoir été plus loin que ce der­nier dans sa réus­site ; ce « plus loin que le père » n’est pas sans por­ter un double sens, entre s’affranchir des deuils com­man­dés par la fonc­tion pater­nelle, et uti­li­ser celle-ci au ser­vice de l’élaboration psy­chique.

Plus que l’absence évi­dente de reli­gio­si­té chez Freud, ce qui est remar­quable, c’est sa capa­ci­té à inter­pré­ter les endo-per­cep­tions don­nant lieu aux croyances étayées sur les­dites expé­riences vécues inté­rieures, les siennes en par­ti­cu­lier, à la base des sen­ti­ments reli­gieux ou du sen­ti­ment océa­nique ; de les inter­pré­ter en lien avec les rémi­nis­cences du puis­sant fac­teur affec­tif de la prime enfance. Freud est d’autant plus convain­cant, qu’il se laisse inter­pel­ler par ces expé­riences, qu’il ne se montre ni athéiste, ni posi­ti­viste ; et cela même devant la trans­mis­sion de pen­sée et la voyance. Son éthique scien­ti­fique est celle qui sous-tend l’écoute psy­cha­na­ly­tique, accor­der une égale valeur à tout ce que l’homme pro­duit, non pas pour lui réser­ver un accueil tolé­rant, mais pour l’interpréter au regard du fonc­tion­ne­ment men­tal, en tenant compte du refou­le­ment dis­si­mu­la­teur banal et du déni de réa­li­té le plus com­mun.
C’est en tant que laïque que Freud explore l’irrationnel, celui des rêves, des symp­tômes, des croyances et des idéo­lo­gies, mais aus­si l’animisme, la magie, la télé­pa­thie et la voyance, afin de dis­cer­ner la part de réa­li­té qui s’y exprime, mais aus­si de trou­ver la véri­té de ces croyances c’est-à-dire la place du déni au sein du fonc­tion­ne­ment psy­chique. Il défen­dra donc une posi­tion pro­fane sans pro­fa­na­tion, et sans évi­ter ses ten­ta­tions et leurs contra­dic­tions. C’est de cette capa­ci­té à lais­ser vivre en lui les contraires dont se sai­sissent ses détrac­teurs. Ils lui reprochent de nous mon­trer ses renon­ce­ments à ses idéa­li­sa­tions, ce qui lui vaut leur géhenne. Des contra­dic­tions, nous pou­vons en trou­ver de nom­breuses, mais aus­si les com­prendre à contre-sens. N’a‑t-il pas réuni, durant des années, un groupe d’élus, ana­lystes et sym­pa­thi­sants, lors des « séances du mer­cre­di soir » ; puis fon­der au sein même de ce groupe deve­nu Socié­té Psy­cha­na­ly­tique de Vienne, un « comi­té secret » aux allures de cercle éso­té­rique, ses membres étant liés par un pacte mes­sia­nique scel­lé par le port d’une intaille grecque mon­tée en anneau, cha­cun devant à par­tir de 1920, échan­ger des « rund­briefe », des lettres cir­cu­laires heb­do­ma­daires secrètes !

A ce point de nos réflexions, une remarque s’impose pour nous recen­trer sur notre thème. Tout en se libé­rant du reli­gieux et en uti­li­sant cer­taines logiques grou­pales pour défendre sa « cause », Freud reste fon­da­men­ta­le­ment fidèle à l’esprit juif, par le biais de l’outil prin­ceps qu’il uti­lise et qu’il offre au monde, l’inter­pré­ta­tion, en tant qu’outil thé­ra­peu­tique et pro­cé­dé d’investigation heu­ris­tique de l’ensemble des pro­duc­tions humaines. Cette opé­ra­tion per­met la révé­la­tion infi­nie de sens dis­si­mu­lés, et la recon­nais­sance de l’existence d’un tra­vail de défor­ma­tion impli­qué dans toutes les pro­duc­tions humaines, inter­pré­ta­tion com­prise, défor­ma­tion qui convoque en retour une telle dyna­mique inter­pré­ta­tive, avec la déduc­tion, l’inférence, le devi­ne­ment. Freud est ins­pi­ré par l’interprétation ; et son œuvre appelle à être inter­pré­tée ; elle nous ins­pire, et nous fait deve­nir inter­prète. Il porte en lui plus que tout autre, cette qua­li­té d’interprète par ses iden­ti­fi­ca­tions immé­diates juives, mais aus­si par celles plus loin­taines à l’herméneutique grecque et égyp­tienne. Joseph inter­pré­tant les rêves de Pha­raon fut, pour lui, un modèle iden­ti­fi­ca­toire puis­sant.
De fait, son œuvre ne cesse d’être inter­pré­tée. Son style même invite à de nou­velles lec­tures. Cette ori­gi­na­li­té témoigne cer­tai­ne­ment de ses ori­gines juives, de sa fami­lia­ri­té avec la méthode exé­gé­tique de lec­ture et de com­men­taire des textes, celle du Tal­mud  et du Midrash, mais aus­si des tra­di­tions kab­ba­lis­tiques juives, et de l’herméneutique grecque. Il a fon­dé une dis­ci­pline scien­ti­fique qui inclut un cor­pus de concepts, dont l’interprétation, un pro­cé­dé d’investigation, et une méthode thé­ra­peu­tique uti­li­sant tous l’interprétation. Cette doc­trine et ce savoir forment certes un cor­pus scien­ti­fique, mais aus­si une pen­sée inter­pré­tante qui ne cesse d’être sol­li­ci­tée. Ce fai­sant, c’est la défi­ni­tion même de la notion de science que Freud a fait évo­luer, en incluant l’acte d’interpréter en son sein.
Et c’est par l’interprétation que Freud est réso­lu­ment un laïque et un pro­fane. « Inter­pré­ter ! Voi­là un vilain mot. Je n’aime pas vous entendre par­ler ain­si, vous m’ôtez toute cer­ti­tude. Si tout dépend de mon inter­pré­ta­tion, qui me garan­tit que j’interprète cor­rec­te­ment ? Tout n’est-il pas alors livré à mon arbi­traire ? » (S. Freud (1926),  La ques­tion de l’analyse pro­fane, entre­tien avec un homme impar­tial, OCF.P  XVIII, p 44) . Freud est capable de sup­por­ter l’incertitude et les contra­dic­tions en lui ; de lais­ser en sus­pens l’épreuve de réa­li­té. Tout en deve­nant inévi­table, l’interprétation perd aus­si la fia­bi­li­té qu’il lui avait accor­dée dans la Traum­deu­tung ! L’épreuve de réa­li­té vacille du fait même de l’interprétation, alors qu’elle était cen­sée dans un pre­mier temps la ren­for­cer.

Pour­sui­vons avec le titre que j’a­vais choi­si pour cette confé­rence, « Freud et l’au-delà : ne pas res­ter pri­son­nier du sacré ».
Il n’est en effet pas invrai­sem­blable que ce soit ses ori­gines juives, voire même son « esprit juif », qui ai per­mis à Freud d’aborder la notion d’« au-delà » selon les sciences de la nature, alors qu’elle ren­voie clas­si­que­ment à la mys­tique et au reli­gieux, et de faire de cette notion une réa­li­té sinon tan­gible, per­cep­tible, une endo-per­cep­tion de l’existence d’un uni­vers incons­cient, au-delà du moi et du prin­cipe de plai­sir, donc une réa­li­té aux limites du psy­chique, et qui devien­dra pour lui, la qua­li­té pri­mor­diale de toute pul­sion.
Cette façon de ne pas res­ter pri­son­nier du sacré, de ne pas le reje­ter, mais de le pen­ser méta­psy­cho­lo­gi­que­ment, me semble repré­sen­ter l’homme juif en Freud.
Une telle approche s’accompagnera d’une consé­quence, la place qu’il accorde à la notion de « meurtre » au sein du psy­chisme, sa réa­li­té en tant qu’opération psy­chique et sa fonc­tion au ser­vice de la spi­ri­tua­li­sa­tion ; en par­ti­cu­lier le « meurtre fon­da­teur » (B. Cher­vet (2015), Le meurtre fon­da­teur ; l’acte psy­chique par excel­lence, Mono­gra­phie et débats de psy­cha­na­lyse, Paris, Puf)  tel qu’il est envi­sa­gé selon un double meurtre et leurs après-coups fon­da­teurs, dans L’homme Moïse.
Après un long che­mi­ne­ment durant lequel Freud a four­ni les pièces maî­tresses de la nou­velle science du psy­chisme, telles que la Traum­deu­tung et les nom­breux textes qui en consti­tuent les corol­laires, puis l’introduction du nar­cis­sisme et ses consé­quences dans l’approche d’un nou­veau champ immense de la psy­cho­pa­tho­lo­gie, il va mettre le monde des ana­lystes dans un grand désar­roi, sans récu­ser le moindre mot de ses éla­bo­ra­tions anté­rieures. En intro­dui­sant un au-delà du prin­cipe de plai­sir, tous ses tra­vaux pré­cé­dents peuvent être qua­li­fiés de posi­ti­vistes, puisqu’ils se révèlent après coup avoir par­ti­ci­pé à leur insu à tenir écar­tées les rai­sons intra­psy­chiques des vécus de manque. En fait, de telles éla­bo­ra­tions étaient néces­saires dans un pre­mier temps, afin de per­mettre dans un second, à la psy­cha­na­lyse de se confron­ter à la dimen­sion trau­ma­tique en tant que qua­li­té interne à elle-même.
La consis­tance du cha­pitre VI de la Traum­deu­tung, décri­vant un incons­cient fait de conte­nus et de méca­nismes, puis celle appor­tée par les pro­cès d’inscriptions intra­psy­chiques, sont, tout comme au cours d’une cure, des pré­li­mi­naires per­met­tant de trai­ter la ten­dance intra­psy­chique à effa­cer, sup­pri­mer, faire dis­pa­raître.
Avec l’Au-delà, Freud brise deux para­digmes, ses deux pre­mières concep­tions de la régres­sion. Dans sa pre­mière théo­rie, la régres­sion a pour but, les retrou­vailles avec les traces per­cep­tives et les pre­mières expé­riences de satis­fac­tion ; dans la seconde, il  envi­sage une régres­sion jusqu’au célèbre retour à la vie intra-uté­rine, fan­tasme d’un giron mater­nel exempt de tout rap­port au trau­ma­tique et à la cas­tra­tion.
La cli­nique trau­ma­tique des névroses de guerre et des rêves post-trau­ma­tiques, mais aus­si son iden­ti­té juive le met­tant en contact étroit avec cette réa­li­té trau­ma­tique, oblige Freud à ne pas se satis­faire de ce qui lui assu­rait pour­tant la pos­té­ri­té. Il lui faut recon­naître la dimen­sion trau­ma­tique à l’intérieur même de la psy­ché. Ses ori­gines juives ne lui don­naient guère la pos­si­bi­li­té de trou­ver dans l’érotisation de la culpa­bi­li­té, en iden­ti­fi­ca­tion avec la pas­sion du christ, ou dans l’érotisation de liens fra­ter­nels regrou­pant les fils autour de la mère, un conte­nu inter­mé­diaire cou­vrant les éprou­vés trau­ma­tiques. Le peuple juif n’a que son « élec­tion » pour répondre en direct à cette réa­li­té trau­ma­tique interne.
C’est donc par son « troi­sième pas » dans sa théo­rie des pul­sions, que Freud enlève aux humains toutes les illu­sions aux­quelles il avait lui-même par­ti­ci­pé en ali­men­tant l’espoir de retrou­vailles, puis celui d’une para­dis per­du, voire d’une terre pro­mise.
Qu’est-ce que l’Au-delà intro­duit dans l’œuvre de Freud ? En fait ce texte modi­fie la concep­tion de la pul­sion, enga­gée jusque-là dans la sexua­li­té infan­tile et le nar­cis­sisme, et recon­nait aux pul­sions une qua­li­té élé­men­taire pri­mor­diale, une ten­dance régres­sive au retour à un état anté­rieur jusqu’à l’inorganique, ce que j’ai nom­mé la régres­si­vi­té extinc­tive. Dès lors, les concep­tions pré­cé­dentes de la pul­sion peuvent être consi­dé­rées comme posi­ti­vistes, puisque l’activité pul­sion­nelle pos­sède en son sein des ten­dances favo­ri­sant sa propre dis­pa­ri­tion. C’est l’éprouvé de cette ten­dance à l’extinction, que Freud prend dès lors en compte. Et il décrit aus­si­tôt quelques solu­tions cher­chant à s’opposer à cette ten­dance et à ses éprou­vés, à dénier ce qui en témoignent ; la mas­si­fi­ca­tion des groupes (1921), l’appel au quan­ti­ta­tif (1922), l’aliénation à quelque idéo­lo­gie (1922) ou quelque lea­der (1921), la fixa­tion à la per­cep­tion d’une scène trau­ma­tique, etc. Mais la consé­quence majeure de cette dérou­tante recon­nais­sance d’une qua­li­té trau­ma­tique intra-pul­sion­nelle, sera la théo­ri­sa­tion par Freud d’une nou­velle ins­tance dont la fonc­tion est jus­te­ment de s’opposer et d’utiliser cette extinc­ti­vi­té afin d’inscrire les pul­sions dans le psy­chisme et de les orien­ter vers les objets ; donc de por­ter la mis­sion de la spi­ri­tua­li­sa­tion et de l’objectalité. Le sur­moi est cette ins­tance avec ses impé­ra­tifs de rete­nue et d’inscription. En tant que prin­cipe, il ne peut être rava­lé ni en quelque image, ni en quelque verbe. C’est ici que Freud retrouve au sein de la psy­ché les rai­sons d’être du mono­théisme, ses racines psy­chiques.
La ques­tion devient alors : com­ment ce prin­cipe idéal et impé­ra­tif inter­vient-il pour répondre aux ten­dances extinc­tives et à la néga­ti­va­tion, leur oppo­ser une rete­nue, et les retour­ner en ins­crip­tions psy­chiques, en inves­tis­se­ment de dési­rs et en créa­ti­vi­té ? C’est ici que l’endurance freu­dienne intro­duit à nou­veau un aspect très spé­ci­fique du peuple juif, ou plu­tôt de la men­ta­li­té juive, son rap­port au maso­chisme et à la men­ta­li­sa­tion. L’exigence du sur­moi est de pas­ser par le maso­chisme sans s’y ins­tal­ler, sans en faire une fixa­tion comme dans le chris­tia­nisme, le trau­ma­tique étant alors dis­si­mu­lé par le pas­sage maso­chique ; un maso­chisme joyeux qui se retrouve dans l’humour juif ; d’où la racine com­mune « ment » qui arti­cule, men­tir, men­ta­li­té, men­ta­li­sa­tion. Le contact avec le trau­ma­tique est ain­si main­te­nu, ses retours aus­si. En 1924, dans Le pro­blème éco­no­mique du maso­chisme, Freud modi­fie sa concep­tion du sadisme et du maso­chisme. Il envi­sage celui-ci comme pre­mier et gar­dien de la vie. Il en fait le nœud de toute men­ta­li­sa­tion, où se réa­lise un tra­vail, dit de coex­ci­ta­tion, qui tente d’utiliser les aspi­ra­tions extinc­tives au béné­fice des réa­li­sa­tions psy­chiques et de la spi­ri­tua­li­sa­tion de la psy­ché. C’est pro­ba­ble­ment au niveau de ce noyau que se dif­fé­ren­cient les mono­théismes et éga­le­ment au niveau d’une consé­quence qui sera le der­nier point que j’aborderai, le rap­port au meurtre.
Dès 1900, Freud avait intro­duit, par le biais du com­plexe d’Œdipe, un meurtre éli­mi­na­teur, le meurtre œdi­pien. Ce meurtre ouvrait sur les asser­tions logiques de la tra­gé­die par l’inceste et la cas­tra­tion. En 1911-12, il intro­duit le meurtre du Père pri­mi­tif, avec sa poten­tia­li­té fon­da­trice du nar­cis­sisme indi­vi­duel et des liens grou­paux par culpa­bi­li­té après coup, et par renon­ce­ment à prendre la place du père. Les débats sur la démo­cra­tie reflètent ce conflit entre ces deux pôles, puisque la démo­cra­tie ne peut se suf­fire des liens de fra­ter­ni­té, et qu’elle doit régu­liè­re­ment être réim­po­sée par un des fils repre­nant la place d’un père, avec la consé­quence obli­gée de répé­ter les logiques du meurtre du père.

Moïse et les tables de la Loi - Rembrandt (1659)
Moïse et les tables de la Loi – Rem­brandt (1659)

À par­tir de 1920 Freud per­çoit qu’un acte men­tal doit être réa­li­sé sur la régres­si­vi­té extinc­tive de la pul­sion, et il remet au sur­moi la charge de cette opé­ra­tion. Le meurtre devient une opé­ra­tion pre­mière, poten­tiel­le­ment fon­da­trice, civi­li­sa­trice. Elle ali­mente par contre une culpa­bi­li­té incons­ciente qui va trou­ver à se sou­la­ger par le ren­ver­se­ment et la des­truc­tion des réa­li­sa­tions de la civi­li­sa­tion, ou par des contraintes grou­pales dras­tiques cen­sées empê­cher de tels ren­ver­se­ments. Lors de ce par­cours, ce qui change c’est l’objet du meurtre. Désor­mais c’est la ten­dance extinc­tive qui est visée. Le meurtre de cette extinc­ti­vi­té pul­sion­nelle s’avère une exi­gence essen­tielle et fon­da­trice. Les impé­ra­tifs de rete­nue et d’inscription vont uti­li­ser l’opération de meurtre pour par­ve­nir à leurs fins. Il s’agit donc d’inscrire la pul­sion elle-même en l’empêchant de s’éteindre.

Toute la fin de l’œuvre de Freud porte sur les fluc­tua­tions du sur­moi, sur ce déli­cat ajus­te­ment entre un impé­ra­tif d’inscription et l’usage momen­ta­né du déni per­met­tant les oscil­la­tions entre les acti­vi­tés de jour et de nuit, entre celles de labeur et éro­tiques.
Freud ne déva­lo­rise aucune des solu­tions inven­tées par la psy­ché des hommes, il les embrasse lar­ge­ment afin de les mettre toutes au ser­vice de cet idéal de spi­ri­tua­li­sa­tion, et pour lui de concep­tua­li­sa­tion. C’est ce qui fait de Freud, un pen­seur de l’humanisme.

Ber­nard CHERVET