La danse du cheval : un rituel indien de guérison et ses rapports avec le psychodrame

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« …Ce que nous étions en train de faire en ce moment était comme l’ombre pro­je­tée sur la terre de la vision qui se pas­sait là-haut dans le ciel, tel­le­ment claire et brillante. Et j’ai su que la réa­li­té était là-bas et qu’ici était son rêve assom­bri. »
A par­tir du récit, en 1930, de la mise en acte et en repré­sen­ta­tion, sous forme de céré­mo­nie et dans un but de gué­ri­son, de la vision oni­rique d’un jeune indien sioux, pré­sen­tant des symp­tômes psy­cho­tiques, plu­sieurs réflexions rela­tives au psy­cho­drame me sont appa­rues. L’a­ni­misme, l’o­ni­risme, la pen­sée magique ain­si que le jeu des repré­sen­ta­tions en sont les prin­ci­pales sources.

« Je crois vous l’avoir dit mais si je ne l’ai pas fait vous l’aurez com­pris, un homme qui  a eu une vision n’est pas apte à se ser­vir du pou­voir de cette vision tant qu’il ne l’a pas repré­sen­tée sur terre pour être vue par le peuple…

L’homme qui parle ain­si est un vieil indien Lako­ta, Elan Noir, grand prêtre et gué­ris­seur qui raconte à John Nei­hardt, en 1932, l’his­toire de sa vie.1 Il donne ici un aper­çu sai­sis­sant des pro­duc­tions de la pen­sée ani­miste dont nous pou­vons pen­ser qu’elle est une com­po­sante impor­tante à l’œuvre au psy­cho­drame.

Il pour­suit :

« Et si la grande peur ne m’avait pas sai­si comme elle l’a fait, me for­çant à faire mon devoir, j’aurais été moins utile au peuple qu’un homme qui n’aurait jamais fait le moindre rêve, et quand même j’aurais gar­dé en moi la mémoire d’une aus­si grande vision. Mais la peur est venue et je suis sûr que si je ne lui avais pas obéi elle m’aurait rapi­de­ment tué. »

Mais l’in­té­rêt de ce récit tient aus­si à son point de départ oni­rique.
A l’âge de neuf ans en proie à une forte fièvre qui manque de l’emporter, il tra­verse un pro­fond état oni­rique qu’il n’aura de cesse par la suite de repré­sen­ter et mettre, en quelque sorte, en scène sous forme de céré­mo­nie, en fai­sant par­ti­ci­per dans cette réa­li­sa­tion de sa vision la com­mu­nau­té Lako­ta. Le but en devien­dra de gui­der et sau­ver la tri­bu indienne len­te­ment déci­mée par les sol­dats blancs, mais elle est à l’o­ri­gine indis­so­ciable d’une ten­ta­tive de gué­ri­son du mal qui le frappe, alors qu’adolescent il est en proie à des hal­lu­ci­na­tions et des ter­reurs effroyables, s’isole, ne sup­porte plus aucune pré­sence.
Il est conduit à un vieux méde­cin indien par ses parents, qui assistent impuis­sants à la pro­gres­sion de la mala­die vers la « folie ». Il a alors 17 ans, son état ne cesse d’empirer, il court d’un lieu à l’autre jus­qu’à l’é­pui­se­ment pour fuir ses peurs. Il se sent har­ce­lé, atta­qué par les bruits de la nature, les cris des oiseaux, qui lui semblent s’a­dres­ser à lui, com­men­ter ses actes.
C’est le vieux sor­cier indien qui pres­crit ce trai­te­ment à valeur sacrée et qui orga­nise sa mise en scène sur les indi­ca­tions de l’adolescent. Le trai­te­ment néces­site beau­coup de par­ti­ci­pants, de che­vaux, d’ac­tions sym­bo­liques, et tend à la repro­duc­tion la plus fidèle de la vision qu’il a eu, des mou­ve­ments, des paroles, et des sons qui l’accompagnaient :

« Il y avait quatre che­vaux noirs pour repré­sen­ter l’ouest, quatre che­vaux blancs pour le nord, quatre ale­zans pour l’est, quatre fauves pour le sud. Pour cha­cun d’eux de jeunes cava­liers avaient été choi­sis. Il y avait un che­val bai pour moi comme dans ma vision, quatre par­mi les plus belles jeunes filles du vil­lage étaient prêtes à jouer leur rôle et il y avait six vieillards pour les grands-pères…« 1

La des­crip­tion de la « grande vision » à laquelle se réfère la céré­mo­nie est longue et détaillée. J’en choi­sis de courts extraits :

« … Nous sommes arri­vés au des­sus d’un endroit où trois cours d’eau en for­maient un grand, un flot d’eaux puis­santes, et il y avait là quelque chose de ter­rible. Des flammes s’é­le­vaient des eaux et un homme bleu (un sol­dat des enva­his­seurs blancs) vivait dans les flammes. Une pous­sière flot­tait autour de lui, l’herbe était courte et fanée, les arbres se des­sé­chaient, les êtres vivants, bipèdes et qua­dru­pèdes, étaient cou­chés là, hale­tants et les ailes étaient trop faibles pour voler.
Puis les cava­liers des che­vaux noirs ont crié « hoka hey ! » et ont char­gé sur l’homme bleu, mais ils ont été repous­sés. Et les troupes blanches ont crié en char­geant, et ont été bat­tues. Puis les troupes rouges, puis les jaunes.
Et après qu’elles eurent toutes échoué, elles ont crié ensemble : « Aigle étends ton aile ! »… Et le monde a été rem­pli de toutes sortes de voix qui m’ont accla­mé. Alors j’ai char­gé, j’a­vais la coupe d’eau dans une main et dans l’autre l’arc qui est deve­nu une lance, et j’ai fon­cé et la pointe de la lance a jeté un violent éclair. L’é­clair a poi­gnar­dé le cœur de l’homme bleu, et tan­dis qu’il était frap­pé j’ai enten­du rou­ler le ton­nerre et de nom­breuses voix ont crié « Un-hee ! » signi­fiant que j’a­vais tué. Les flammes se sont éteintes…« 1

Il pour­suit plus loin, en reliant la mort du des­truc­teur de la nation indienne à celle de tous les dis­pa­rus indiens, le tra­vail de deuil étant enfin ren­du pos­sible par la recon­nais­sance de la dis­pa­ri­tion des anciens objets d’at­ta­che­ment, et condui­sant à la renais­sance  des familles déci­mées :

« … et bien­tôt j’ai vu devant moi le cercle d’un vil­lage… Je suis entré dans le vil­lage, che­vau­chant avec les quatre troupes de che­vaux der­rière moi, les noirs, les blancs, les ale­zans et les fauves. Et cet endroit était plein de lamen­ta­tions et de cha­grin à cause des morts… et quand j’ai regar­dé autour de moi j’ai vu que presque dans chaque tente les femmes et les enfants et les hommes étaient cou­chés mou­rant par­mi les morts… et tan­dis que je che­vau­chais j’a­vais envie de pleu­rer.
Mais quand j’ai regar­dé der­rière moi, les femmes et les enfants et les hommes étaient en train de se lever et s’a­van­çaient avec des visages heu­reux.

Et une voix a dit :  » Vois, ils t’ont don­né le centre du cercle de la nation pour la faire vivre.« 1

On peut pen­ser que s’ac­com­plit là en même temps, un deuil d’une autre nature, un pas­sage, bou­le­ver­sé par les vio­lences trau­ma­tiques, un pas­sage de l’é­tat d’en­fance à un pos­sible deve­nir, une pos­sible matu­ri­té. L’en­trée dans le vil­lage, les morts qu’il voit se lever quand il regarde der­rière lui, et l’ac­ces­sion à ce sta­tut de sau­veur de la nation, peuvent être lus comme la réso­lu­tion, offerte par le rêve, des thé­ma­tiques œdi­piennes pro­je­tées dans la culture et l’his­toire dans laquelle il se meut. Ces thé­ma­tiques sont trans­cen­dées par la mis­sion gran­diose et sacrée qui lui échoit de s’op­po­ser à la mort et la des­truc­tion, d’of­frir à la vie la pos­si­bi­li­té de renaître de ses cendres.
On peut noter au pas­sage, l’acte de se retour­ner alors qu’il s’a­vance, de regar­der der­rière, pré­sen­té dans les mythes comme dan­ge­reux, inter­dit (Orphée, la femme de Loth chan­gée en sta­tue de sel…) pro­ba­ble­ment parce qu’il repré­sente alors la valence mor­telle du lien aux dis­pa­rus, au pas­sé, à ce qu’on ne peut et donc ne doit plus voir, le désir véhi­cu­lé par le regard, caché, cou­pable, des­truc­teur, ce qui est der­rière. Ce n’est nul­le­ment le cas ici : au contraire le regard pro­tège, fait renaitre, il emporte vers l’a­ve­nir ou relie à l’a­vant de la catas­trophe. Conti­nuer d’a­van­cer et regar­der der­rière, c’est construire un nou­veau pas­sé.
Enfin on voit plus loin, com­ment l’o­ni­risme est por­teur d’une dan­ge­reuse folie ren­dant le monde par­fai­te­ment intel­li­gible dans une forme de fusion aux élé­ments, mais indi­quant déjà la mis­sion sacrée qui redon­ne­ra sens à sa propre vie face à l’hor­reur et la dis­pa­ri­tion annon­cée :

… Puis je me suis trou­vé sur la mon­tagne la plus haute de toutes, et tout autour en des­sous de moi était le cercle com­plet du monde. Et durant le temps que je me trou­vais là, j’ai vu plus que je n’en puis dire, et j’ai com­pris plus que je n’ai vu. Car je voyais les formes de toutes choses en esprit, d’une manière sacrée, et la forme de toutes les formes telles qu’elles doivent vivre ensemble comme étant un seul être… »

Elan Noir gar­de­ra long­temps secrète cette vision dans laquelle il voit à la fois le signe d’un pou­voir qui lui aurait été don­né et le poids ter­rible, voire malé­fique, d’une mis­sion trop immense pour lui si elle ne prend pas sens sous le regard et par la connais­sance des autres. Par leur par­ti­ci­pa­tion dans une mise en acte qui per­met que cha­cun en intègre des frag­ments, y joue un rôle, et que tous ensemble réunissent.
La valeur réso­lu­tive de la vision tient à son par­tage et sa repré­sen­ta­tion. La mise en acte en consti­tue le trait d’u­nion. Hors le par­tage et la réunion c’est la charge mor­telle de la vision qui enva­hit le sujet. L’am­bi­va­lence, le cli­vage, prennent le des­sus. Il est le meur­trier qu’il pré­tend com­battre. L’ex­po­si­tion de la vision et l’ap­pro­ba­tion par la tri­bu qu’elle implique, désa­morcent la charge trau­ma­tique, en la « dis­sol­vant » et l’é­le­vant dans l’i­déal du moi.

Le dévoi­le­ment pul­sion­nel, la des­truc­ti­vi­té et la réa­li­sa­tion œdi­pienne meur­trière qui y est conte­nue, recèlent une charge interne insou­te­nable qui peut faire voler en éclat le moi. La mise au dehors, dans les condi­tions décrites, la trans­forme en pro­jets altruistes, en mis­sion sacrée. Elle est un don, le sacri­fice d’une part intime de soi dans une visée altruiste et y puise sans doute une part de sa valeur thé­ra­peu­tique.

Le récit rap­porte qu’Elan noir est gué­ri ensuite et accède à une iden­ti­té stable.

 » Le jeu du psy­cho­drame met en exté­rio­ri­té un drame d’in­té­rio­ri­té qui ne se jouait plus, dans la bri­sure nar­cis­sique »  (Jean Gil­li­bert)2

Au psy­cho­drame, c’est le jeu, le jeu par­ta­gé, qui pré­side à cette mise au dehors et qui rap­pelle à bien des égards les élé­ments qui semblent les plus signi­fi­ca­tifs du céré­mo­nial mis en place autour du récit d’Elan noir.

Repre­nons un par un ces élé­ments :

- La repré­sen­ta­tion sous le regard de tous, de cette expé­rience interne qui est ain­si mise au dehors, comme pour réta­blir un lien au monde, une cir­cu­la­tion.
– le fait que cette repré­sen­ta­tion passe par une mise en acte et en scène, accom­pa­gnée de chants et de paroles.
– Tous les membres de la tri­bu sont à la fois acteurs et spec­ta­teurs, avec cepen­dant un ordon­na­teur qui observe. La vision n’est pas consi­dé­rée comme un délire, un phé­no­mène mor­bide à évin­cer, mais est recon­nue et por­teuse d’un sens pro­fond, même si c’est ici dans un sens plus col­lec­tif qu’in­di­vi­duel, plus sacré que psy­cho­lo­gique.
– Il y a ten­ta­tive de repro­duc­tion exacte de la vision, sans sur­prise, mais à tra­vers une éla­bo­ra­tion com­mune sur son sens (le récit, la mise en scène). Tout ce qui est à décou­vrir est dans la vision ini­tiale, mais on le ver­ra, elle n’est elle-même qu’une par­tie d’un ensemble plus vaste. De plus, elle subit un tra­vail de ré – énon­cia­tion par­ti­cu­lier, cer­taines parts plus sombres n’en étant pas direc­te­ment repré­sen­tées, et fai­sant l’ob­jet de ce qu’on pour­rait appe­ler un « tra­vail de culture » au sens de Freud, un tra­vail de secon­da­ri­sa­tion, et de subli­ma­tion.
– Cette vision et sa mise en repré­sen­ta­tion, se rap­portent à un au delà, hors du temps, un ailleurs non alté­ré, un ailleurs qui gou­verne, déten­teur de véri­té abso­lue, dont elles ne sont qu’une per­cep­tion affa­die. De par la « mise en scène », la mobi­li­sa­tion de la com­mu­nau­té indienne qui signi­fie impli­ci­te­ment que tous sont impli­qués, à la fois « soi­gneurs » et « soi­gnés », de par l’ef­fort de repré­sen­ta­tion se réta­blit la rela­tion entre le monde d’en bas et celui d’en haut.
– La vision repro­duite est en soi une inter­pré­ta­tion don­née au peuple qui passe par la média­tion de l’homme « malade ». Le trau­ma­tique, le géno­cide pro­gres­sif, phy­sique et cultu­rel, le mal­heur de la nation indienne déci­mée, est sou­la­gé par le tru­che­ment de cette repré­sen­ta­tion col­lec­tive.

Ce qui, de la vision ini­tiale, n’est pas repré­sen­té

Dans la vision ini­tiale figu­rait le meurtre de l’a­gres­seur dési­gné : « …j’ai fon­cé et la pointe de la lance a jeté un violent éclair. L’é­clair a poi­gnar­dé le cœur de l’homme bleu, et tan­dis qu’il était frap­pé j’ai enten­du rou­ler le ton­nerre et de nom­breuses voix ont crié : « un hee », signi­fiant que j’a­vais tué. Les flammes se sont éteintes. Les arbres et les plantes n’é­taient plus des­sé­chées et bruis­saient joyeu­se­ment…
Et une voix a dit : « Vois, ils t’ont don­né le centre du cercle de la nation pour la faire vivre.« 1
Ce meurtre, effa­cé de la céré­mo­nie, est le point de départ de la réso­lu­tion trau­ma­tique, qui dans la mise en scène est figu­rée par le réta­blis­se­ment de tous les liens à l’in­té­rieur de la nation indienne et avec les élé­ments natu­rels et leurs dieux : ancêtres et géné­ra­tions à venir, points car­di­naux vers les­quels se dirigent les che­vaux et qui repré­sentent éga­le­ment les sai­sons, jeunes filles les plus belles, objets de désir et pro­messes de fécon­di­té…
Il est remar­quable que l’en­ne­mi blanc ne soit pas repré­sen­té, n’ait aucun rôle, aucune place dans la céré­mo­nie, comme on aurait pu l’i­ma­gi­ner d’une psy­cho­ma­chie oppo­sant bien et mal en les met­tant en scène. Il y a là une visée étran­gère à ce type d’op­po­si­tion mani­chéenne, idéa­li­sa­tion et puri­fi­ca­tion ne s’embarrassant pas de ce qui est fina­le­ment consi­dé­ré comme tem­po­raire et négli­geable (la pré­sence de l’en­va­his­seur blanc oppo­sée à la péren­ni­té de la nature du monde).
Mais la vio­lence reste figu­rée dans l’as­pect à la fois magni­fique et effrayant des guer­riers et dans la mise en mou­ve­ment des charges et des assauts que com­porte cette « danse du che­val », qu’E­lan noir doit réa­li­ser sous le regard du peuple pour gué­rir de son trouble, ses hal­lu­ci­na­tions, et ses peurs ter­ri­fiantes.
La puis­sance réso­lu­tive de ce dis­po­si­tif, qui va de l’in­di­vi­duel au col­lec­tif, est impres­sion­nante : la gué­ri­son se pro­duit en effet. Elle n’é­tait sans doute pas cer­taine.

Il faut bien sou­li­gner la dif­fé­rence constam­ment main­te­nue entre l’o­ni­risme et le réel.  Il n’y a pas là de conti­nui­té entre l’hal­lu­ci­na­tion oni­rique et le mode de pen­sée psy­cho­tique à l’é­tat de veille.
La vision oni­rique d’E­lan Noir, dans l’é­tat par­ti­cu­lier qui la pro­duit est plu­tôt un rem­part contre l’hal­lu­ci­na­tion psy­cho­tique qui ris­que­rait de gou­ver­ner la vie psy­chique. Mais cela requiert cer­taines condi­tions d’é­coute et d’ac­com­plis­se­ment.
Et cela n’est pas sous la seule dépen­dance des « croyances indiennes », mais paraît rele­ver de méca­nismes à l’œuvre dans toutes les cultures.

La ques­tion du jeu

C’est bien la dif­fé­rence essen­tielle avec le psy­cho­drame et la limite de notre com­pré­hen­sion dans ce qui consti­tue le repé­rage d’un dis­po­si­tif à valeur thé­ra­peu­tique. Dans « la danse du che­val », et la pré­ci­sion avec laquelle elle est ordon­née, il n’y a en prin­cipe pas place pour les varia­tions, la sur­prise et les créa­tions  inat­ten­dues dans les­quelles entraine le jeu. Il n’y a pas place pour l’im­pro­vi­sa­tion, l’ins­pi­ra­tion qui découle d’un éprou­vé, d’une com­pré­hen­sion nou­velle dans l’i­ci et main­te­nant et entraine un ré – ordon­nan­ce­ment du « maté­riel ».
Le jeu peut exis­ter cepen­dant à deux niveaux, même si cela n’est pas pris en compte par le nar­ra­teur :
– dans l’é­cart entre le récit qu’a fait Elan Noir et sa « mise en scène » qui en est une inter­pré­ta­tion don­née par le vieux méde­cin et sans doute à tra­vers plu­sieurs éla­bo­ra­tions suc­ces­sives de cha­cun des deux, et qui résultent de leurs échanges.

- dans ce que va com­por­ter l’exé­cu­tion même de la mise en scène, avec ses inévi­tables impré­vus, et ce que res­sentent et pensent les pro­ta­go­nistes en y assis­tant tout en la fai­sant. Quelque dévoués qu’ils soient à cette exé­cu­tion, ils ont leur vie propre, tout comme Elan Noir, et leur vision n’est pas la sienne.

L’a­ni­misme

En dépit des notables dif­fé­rences que cette céré­mo­nie pré­sente avec le psy­cho­drame que nous pra­ti­quons, ce récit recueilli en 1930 par John Nei­hardt nous per­met de nous arrê­ter briè­ve­ment sur l’animisme et la pen­sée magique, la mise en acte, et la place du visuel dans un dis­po­si­tif thé­ra­peu­tique.
De par la pro­jec­tion qui per­met de com­prendre et d’animer le monde, l’animisme déploie un moyen de conju­rer l’impuissance, la menace et le vide. L’inconnaissable devient fami­lier, le loin­tain acces­sible, l’inexplicable inten­tion­nel. Ce ne sont pas seule­ment les motions internes d’hostilités qui sont pro­je­tées dans le monde exté­rieur. Il y a une mobi­li­té de ce qui anime, habite les êtres et les choses et qui peut se trans­po­ser, cir­cu­ler, se trans­for­mer.
Il est clair que la dyna­mique même du psy­cho­drame puise dans la dimen­sion ani­mique, laquelle est inti­me­ment liée à la cir­cu­la­tion des repré­sen­ta­tions et éga­le­ment à l’hypothèse ou à l’intuition d’une autre pré­sence, une autre conscience à l’intérieur du sujet qui assiste, qui accom­pagne tout jeu de la pen­sée. Mais on voit aus­si le risque à déjouer, d’une croyance erro­née, fixée et réi­fiée, d’une action magique excluant un pro­ces­sus pre­nant sens, d’une expan­sion déli­rante détour­nant le sens dans la dis­tor­sion du réel.
Selon Freud3 l’accent psy­chique se trouve dépla­cé « des motifs de l’action magique, sur les moyens de celle-ci et sur l’action elle-même… »
Il y aurait conti­guï­té entre l’action effec­tuée et l’évènement sou­hai­té.
« Les rela­tions qui existent entre les repré­sen­ta­tions sont pré­sup­po­sées éga­le­ment entre les choses, et l’image en miroir du monde inté­rieur ne peut, à l’époque ani­miste que rendre invi­sible cette autre image du monde que nous croyons connaître ».
Dans la sur­es­ti­ma­tion de l’acte psy­chique, les choses s’effacent der­rière les repré­sen­ta­tions qu’on en a. Et le rôle du psy­cho­drame sera de déjouer la toute puis­sance de la repré­sen­ta­tion lors­qu’elle asser­vit en direc­tion de la croyance, et réduit la liber­té de l’être, qui est jeu avec son monde interne et ses impasses, en même temps que recon­nais­sance de l’al­té­ri­té, et de l’ir­ré­duc­ti­bi­li­té de « la chose ».
Dans l’animisme, ce qui se situe du côté de la croyance, la pro­jec­tion et la toute puis­sance de l’acte de pen­sée se trouve cor­res­pondre à des exi­gences du registre nar­cis­sique, qui expo­se­raient à de consi­dé­rables dérives au psy­cho­drame.
Mais c’est la ques­tion de l’ac­tion et sa valeur réso­lu­tive, dans son expo­si­tion au regard et ses liens au registre oni­rique, sym­bo­lique et hal­lu­ci­na­toire qui retien­dra mon atten­tion.

Repré­sen­ta­tion, jeu, dis­po­si­tion à l’ac­tion

Dans ce qui suit je m’ap­puie­rai essen­tiel­le­ment sur l’ar­ticle de Marie Leclaire et Domi­nique Scar­fone : « Epreuve de réa­li­té et jeu« 4. J’y ai trou­vé des réflexions tout à fait éclai­rantes sur la place de la mise en acte au psy­cho­drame.
Freud pose au départ l’hypothèse de l’hallucination pri­mi­tive comme moyen de satis­fac­tion pour l’enfant inca­pable d’action, mais ajoute ensuite une autre voie, celle des hal­lu­ci­na­tions motrices qui nous inté­ressent dans le psy­cho­drame.
En effet, serait posée ain­si une contri­bu­tion motrice au déve­lop­pe­ment des repré­sen­ta­tions. L‘expérience de satis­fac­tion abou­ti­rait au frayage de deux images, à la consti­tu­tion de deux types de traces mné­siques : les pre­mières se rat­ta­chant à l’image de l’objet, les secondes de nature motrice : images motrices des mou­ve­ments asso­ciés à la satis­fac­tion, ayant pro­vo­qué de nou­velles exci­ta­tions sen­so­rielles de la peau et des muscles.
Ain­si sou­lignent les auteurs : « l’hallucination pri­mi­tive réac­tive le sou­ve­nir de l’objet lié à la satis­fac­tion, l’hallucination motrice réac­tive le sou­ve­nir du mou­ve­ment lié à la satis­fac­tion », après avoir pré­ci­sé : « A l’o­ri­gine, un frayage étroit s’é­ta­blit entre l’i­mage de l’ob­jet, l’i­mage motrice, et la satis­fac­tion ».
Dans le pas­sage de la pas­si­vi­té à l’ac­ti­vi­té, dès que les sou­ve­nirs moteurs sont acti­vés, la satis­fac­tion se trouve pré­sen­tée, sans se pré­oc­cu­per de l’objet auquel elle était ini­tia­le­ment asso­ciée.
Ain­si l’hallucination motrice trouve dans la per­cep­tion un objet et réin­ves­tit à par­tir de lui des images motrices.
Et les auteurs concluent : « la repré­sen­ta­tion est, en ver­tu de cette connexion ori­gi­naire entre image de l’ob­jet et image motrice, d’emblée et tou­jours une dis­po­si­tion à l’ac­tion ».
Le concept de repré­sen­ta­tion cor­po­relle d’action de Phi­lippe Clau­don5, me semble rejoindre à tra­vers la cli­nique ces réflexions. Chez cer­tains enfants ayant un recours pré­fé­ren­tiel à la moti­li­té, la repré­sen­ta­tion de soi pas­se­rait par une repré­sen­ta­tion d’action  étroi­te­ment liée à un halo pro­prio­cep­tif. Une sorte d’enveloppe motrice se consti­tue­rait comme un repère de conti­nui­té de soi devant un flou des objets internes, une dif­fi­cul­té à habi­ter le corps propre, une angoisse de mort asso­ciée à la pas­si­vi­té.
Ces consi­dé­ra­tions ouvrent des pistes de réflexion par­ti­cu­lières, mais concernent des aspects géné­raux de ce qui s’actualise des motions incons­cientes dans le jeu psy­cho­dra­ma­tique et le mou­ve­ment des corps. Dans cette pers­pec­tive on voit l’in­té­rêt du psy­cho­drame dans les états limites et les troubles de l’at­ten­tion avec hyper­ac­ti­vi­té6.

On mesure éga­le­ment com­bien « l’ex­pé­rience » psy­cho­dra­ma­tique, dans son effet d’ac­tua­li­sa­tion, pro­duit une acti­va­tion d’i­mages et d’i­mages de mou­ve­ments, qui peuvent se retrou­ver dans le mou­ve­ment même de la parole qui cir­cule et rebon­dit entre les pro­ta­go­nistes.

Si nous reve­nons à « la danse du che­val » d’E­lan Noir, nous nous trou­ve­rions dans un champ très dif­fé­rent de celui du psy­cho­drame, de par la fixi­té annon­cée de la mise en scène de la vision et la valeur sacrée qui lui est confé­rée.
Mais dans la mise en acte, le rap­port au visuel et au rêve, le par­tage des figu­ra­tions et leur mise en com­mun, avec la prise de risque nar­cis­sique ou la confir­ma­tion nar­cis­sique inhé­rentes au dérou­le­ment, on se retrouve très près des effets de psy­cho­drame.
Se conjuguent ain­si le regret d’un rap­pro­che­ment idéal aux pre­miers objets per­dus, d’une uni­té fan­tas­mée retrou­vée, et dans le jeu la prise de mesure de l’al­té­ri­té, là où les mou­ve­ments d’i­den­ti­fi­ca­tion nar­cis­sique tirent leur force mimé­tique dans les jonc­tions corps /psyché.
Ain­si le « tra­vail » du psy­cho­drame confirme bien cer­taines ana­lo­gies avec le tra­vail du rêve. Un rêve éveillé et par­ta­gé.
Reste bien sûr toute la ques­tion de l’in­ter­pré­ta­tion et celle du trans­fert. Nous voyons là que d’autres res­sorts, pro­fonds confèrent au dis­po­si­tif son pou­voir de gué­ri­son, lequel va bien au delà du sujet lui même, qui est en quelque sorte por­teur de la mala­die de la com­mu­nau­té indienne, face aux menaces de géno­cide.

La fin de l’his­toire est triste.

Elan Noir assis­te­ra impuis­sant à l’ex­tinc­tion de la nation indienne. Peu avant la paru­tion du livre, il adres­se­ra une der­nière sup­plique au Grand Esprit, maître de la terre et des étoiles, du haut du pic Har­ney :  » Une fois encore, peut être la der­nière fois sur cette terre, je rap­pelle la grande vision que tu m’as envoyée… Ecoute moi, non pour moi même, mais pour mon peuple… Ecoute moi, afin qu’ils puissent reve­nir dans le cercle sacré et trou­ver la bonne route rouge, l’arbre pro­tec­teur!« 1
Par cette jour­née enso­leillée, sèche et claire, une petite pluie gla­cée et un gron­de­ment de ton­nerre vinrent se mêler à ses larmes.

Mais les notions de « mise en com­mun », de « rééla­bo­ra­tions suc­ces­sives », et d” « inter­pré­ta­tion » à tra­vers le tra­vail de psy­cho­drame, per­mettent de mieux appro­cher ce qui a été opé­rant dans l’his­toire étu­diée : effet anti trau­ma­tique dans un contexte his­to­rique de nature géno­ci­daire, redé­cou­verte de la capa­ci­té d’être face à la vio­lence ins­tinc­tuelle et la confron­ta­tion à l’al­té­ri­té.

Ber­nard   TOUATI, Psy­cha­na­lyste, Psy­cho­dra­ma­tiste, Centre Alfred Binet, Paris.

NOTES :

  1. Nei­hardt J., Elan Noir, Mémoires d’un sioux, (1932), Ed Stock 1977.
  2. Gil­li­bert J.(1985), Le psy­cho­drame de la psy­cha­na­lyse, Ed.Champ Val­lon.
  3. Freud S. (1913), Totem et Tabou, in OC, Vol XI, Paris, puf, 1998.
  4. Leclaire M., Scar­fone D., Epreuve de réa­li­té et jeu, in RFP, 2004, 1, p.19–37, puf.
  5. Clau­don P.(2007), Enfants hyper­ac­tifs, enfants instables, se repé­rer, com­prendre, pré­ve­nir, Ed.In Press.
  6. Toua­ti B. (2012), Exci­ta­tion, symp­tôme, psy­cho­drame, in Inhi­bi­tion, symp­tôme, psy­cho­drame, Spasm Etap, 31 rue de Liège, Paris 8è.