La question religieuse a très tôt intéressé la psychanalyse. Freud avec, entre autres, Totem et Tabou, L’avenir d’une illusion et L’homme Moïse et le monothéisme articulera croyances, totémismes, mythologies, religions, avec la découverte de l’inconscient et le recours structurant à un système de croyances pour encadrer la pulsion, passer de la nature à la culture. Ainsi le commencement du religieux fait émerger la moralité, la société, l’art, concordance que Freud souligne dès Totem et Tabou, avec sa théorie du complexe d’Oedipe. Freud en accomplissant son ouvrage centre sa théorie autour de la place considérable donnée au père.
Aujourd’hui pour un psychanalyste, si la référence a Freud reste essentielle, cette prédominance du père interroge et questionne. » Dieu le père », toute puissance du père dans le religieux comme ailleurs. Bref, on peut se poser légitimement la question : Alors quid des mères ? C’est d’ailleurs le travail qui anime Patrick Merot qui piste les traces du maternel dans le religieux dans son dernier ouvrage « Dieu la mère « .
Dans Totem et Tabou, Freud va montrer comment dans le mouvement vers les monothéismes la place du père va occuper le devant de la scène, il n’en pose pas moins la question : » Où se trouve dans cette évolution la place des divinités maternelles, qui ont peut être précédé partout les dieux-père ? Je ne saurai le dire. »(p.223). Par cet aveu d’impuissance qu’il nous propose au service de sa démonstration autour du complexe paternel, il renforce l’envie de questionner ce champs laissé en friche. Alors comment comprendre cette éviction du maternel tant dans les religions monothéistes que dans l’ensemble théorique freudien sur le religieux ?
Michel Fain et Denise Braunschweig font paraître en 1971 leur théorie de la sexualité humaine, « Éros et Antéros » . Il s’y cache un chapitre intitulé » de l’histoire de la genèse à la préhistoire du désir ». Il s’agit pour eux de rechercher à l’arrière plan de l’histoire d’Adam et Ève , comme cela pourrait être fait avec l’interprétation de rêves, une autre version du récit pouvant éclairer la sexualité humaine.
Voici l’histoire qu’ils nous racontent : Adam et Ève ce couple fondateur qui sera chassé du paradis après avoir consommé le fruit défendu – consommation qui les conduit à la conscience de leurs désirs sexuels – s’opposent à la puissance divine. De là naît la loi et la morale, le surmoi. Le monde extérieur perçu auparavant comme une source de satisfaction devient hostile et doit être dominé pour assurer survie de l’individu et de l’espèce. » Ce qui était un grand parc zoologique est devenu la jungle. »
L’histoire de la création ainsi énoncée, ce récit légendaire, peut être considéré comme l’histoire manifeste dans laquelle apparaît nettement la notion de l’ignorance de la différence des sexes avant la consommation du fruit défendu. L’ordonnancement du monde commence là.
A la découverte du sens caché, la poursuite du raisonnement de Michel Fain et Denise Braunschweig va faire alterner sens manifeste des récits mythologico-religieux et sens latent et proposer des interprétations de l’expression symbolique des tendances inconscientes dissimulées en arrière-plan du récit légendaire.
La question posée est, si Dieu créa l’homme à son image, alors de quelle image se sert-il pour la femme ? Cette réduplication de l’homme à l’image de Dieu, signifiant nettement la préexistence du sexe mâle, du pénis, primauté du mâle constamment soulignée.
Qui dit primauté du mâle, dit que c’est lui qui ouvre la voie de la sexualité. Or dans le récit le serpent se révèle à Ève. Et c’est Ève qui, avertie de la potentialité de faire des choses « diablement » intéressantes, s’en ouvre à Adam. C’est donc elle, la femme qui fait découvrir la sexualité à l’homme. Tout en le dissimulant dans le récit, car elle s’organise pour que ce soit lui, Adam qui commette le péché, mais c’est la femme, Ève qui (lui) montre…
Si c’est la femme qui fait découvrir à l’homme la sexualité, vu sous cet angle, la femme serait la mère d’Adam. Mais dans le récit encore, ce qui ne colle pas c’est qu’elle est issue de l’homme, issue d’une côte de l’homme… Ève en étant l’initiatrice, précède Adam dans la connaissance des désirs sexuels et apparait en ce sens comme très maternelle, à moins qu’il n’existe une autre femme, mère d’Adam, mais là cela devient plus complexe et vient bouleverser la version officielle ! Implicitement la mère d’Adam est la terre avec laquelle Dieu l’a fait. Des savants ont montré à partir de lectures issues de la Kabbale que Dieu créa en même temps et de la même manière que pour Adam, soit de la terre, une femme, Lilith. Elle est à l’égal du premier homme, mais elle abuse de cette égalité, elle est difficile et exigeante. Adam s’en plaint auprès de Dieu qui la fit disparaître et créa Ève en la faisant naître d’Adam assurant ainsi la prédominance de l’homme.
Il y aurait donc eu un premier objet d’amour pour Adam, qui lui a révélé son sexe provoquant un intense investissement ce celui-ci (insupportable et exigeante). Cet investissement le contraindra à ne plus se souvenir d’elle (tu quitteras ton père et ta mère …).
Adam est une partie masculine de Dieu, celle faite à son image ; Ève n’en est quant à elle, non pas à l’image de la partie féminine de Dieu, mais à l’image de la version châtrée. Il subsiste une représentation égarée, celle de la moitié féminine.
Cette partie féminine de Dieu, cette Lilith, qui prit conscience de son sexe de la même manière que la partie masculine, offre une conception originale mais totalement interdite, où il y aurait une sexualité totalement féminine sans empreinte masculine. Celle-ci aurait fait un enfant, Adam. Avec lui, elle se débarrasse du géniteur encombrant puis accablée par la culpabilité, elle n’a de cesse de le recréer dans toute sa force, une force supérieure à celle de Lilith. (On retrouve l’idée de Totem et Tabou : les fils se liguent pour tuer le père peut être aidés par les femmes qui se mettent à refuser la tyrannie…). Cette relecture du récit légendaire cherche à démontrer comment le désir se constitue. Le paradis pourrait symboliser le stade de la satisfaction automatique des désirs et être le symbole du temps où la mère est tout pour son bébé, où elle l’investit totalement, veille à ses besoins et les prévient. Ce tout n’est que partiellement vrai, le bébé compense cette perte par l’hallucination. C’est le jour où il ne peut plus la compenser qu’il est chassé du paradis. Ainsi le paradis perdu serait une certaine représentation de la chambre des parents, à l’intérieur de laquelle furent connus des délices et désormais fermée et interdite.
Comment interpréter cette fiction et l’articuler au désir ? Quelque chose comme le paradis perdu, ce lieu de délices inaccessibles est créé par le refoulement, la restitution de la puissance ( masculine) et en conséquence la disparition symétrique de Lilith, figure féminine omnipotente, maintiennent l’illusion de la primauté du masculin mais surtout assurent la reconnaissance de la différence des sexes. Quant à Ève, elle n’est qu’une réduplication d’Adam mais châtrée, elle conserve donc en elle-même la menace de castration.
Pour que le désir advienne il faut donc pouvoir refouler la figure maternelle, toute puissante, derrière chaque Adam. Habiller Ève et la parer, c’est masquer la crainte de la castration que sa nudité suscite. La liaison du fétichisme normal au vêtement trouve là son sens latent. Quant à Adam lorsqu’il se couvre ça n’est pas pour masquer sa nudité mais par peur de la punition.
Un retour du refoulé est à lire dans le Nouveau Testament. Les femmes y prennent une place que Ève n’a pas pu incarner et l’amour maternel de Marie domine. La sexualité de l’Ancien Testament est sublimée dans le second. Mais attention si Marie reprend une première place et la revendication phallique lui reste possible, le principe de silence de son sexe reste maintenu, sans quoi Marie ne serait plus La vierge !
Cette histoire – fiction au même titre que Totem et Tabou – effectuée comme une démonstration mathématique et somme toute assez jubilatoire est probablement très lacunaire au regard des exégètes. Néanmoins le développement de Fain et Braunschweig permet de penser ce qui pourrait constituer une préhistoire de l’éviction d’un maternel comme un refoulement nécessaire que l’on retrouve dans les monothéismes et que Freud reprendra, alimentera, lui aussi fruit de son époque et de ses impératifs.
Alors Adam avait-il un nombril ? Dans la peinture classique, les corps élégamment dénudés d’Adam et Ève ont toujours été pourvus d’ombilics. En 1717, un peintre Jean Baptiste Santerre a fait une proposition scandaleuse. En présentant son tableau » Adam et Ève au milieu du paradis terrestre » il fait apparaître le couple fondateur sous les traits du Duc d’Orléans débauché et de sa maîtresse Marie Madeleine de la Vieuville. De cela personne ne s’offusque, en revanche ce qui produit un scandale et est perçu comme un sacrilège c’est qu’ils seront dépourvus d’ombilics. Le scandale fut tel que l’œuvre dû être retouchée, l’église affirmant que le premier homme et la première femme étaient bel et bien dotés d’un nombril, le chapitre 35 de l’Evangile apocryphe de Barnabé explique même que le nombril d’Adam serait la trace du crachat de Satan sur la glaise dont Dieu se servit pour façonner le corps du premier homme!..
Depuis l’origine de l’humanité, les mythes de la création vont donner une représentation du monde, une union entre une Gaia (terre) et un Ouranos (ciel) en constituant un point de départ fondateur très souvent retrouvé dans de nombreuses mythologies (Le Monde Culture et Idées du 13 Mars 2014). Mais c’est dans l’absence de représentation d’une divinité maternelle que s’est constituée la révolution des monothéismes. Faut il y voir le traumatisme qu’a pu engendrer le mystère du féminin, celui de la maternité et de l’origine du monde, tant la représentation de cette potentialité créatrice pouvait apparaître source d’une toute puissance du féminin qu’il fallait à tout prix, dompter, refouler et peut être effacer ? Cette trace du maternel laissée en creux, exacerbée par l’absence, ne porte-t-elle pas en elle-même la marque d’une représentation indépassable d’une fusion primaire à l’objet , fusion qui doit être rompue, dépassée, sous peine d’un enchainement mortifère ? Autant de questions qui deviennent parfois brûlantes d’actualité dans la clinique et aussi dans les débats qui animent nos sociétés contemporaines.
Amélie de Cazanove, psychanalyste.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES :
BRAUNSCHWEIG Denise et FAIN Michel, Éros et Antéros (1971), Éditions in press, 2013.Citations et références pages 129 à 140.
FOUCART Stéphane, Le Monde Culture et Idées 13 mars 2014,
http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/03/13/il-etait-une-fois-les-mythes_4382701_3246.html
FREUD Sigmund, Totem et Tabou (1923), Editions Payot, 1965.
MEROT Patrick, » Dieu, la mère » ‑Trace du maternel dans le religieux, PUF, le fil rouge, 2014.
MULISCH Harry, La Procedure ( roman) , Editions Gallimard, 2001.