Billet d’humeur

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Dans ma rue, comme dans d’autres à Paris, on a ten­té d’assassiner la joie de vivre. Quelques minutes après être ren­trée chez moi, j’ai enten­du le bruit métal­lique, dis­tinct, répé­té des fusils, presque dans ma cour, sans d’abord com­prendre ce que j’entendais. Je n’ai sai­si ce qui se pas­sait que quelques temps plus tard, qu’en répon­dant à mes proches, dont la ronde affo­lée des appels télé­pho­niques, a com­men­cé à son­ner. En de mul­tiples endroits dans ce quar­tier, et  au stade de France la mort était dis­tri­buée au même moment, froi­de­ment, méca­ni­que­ment, à visage décou­vert.
Ven­dre­di noir a t’on dit, ven­dre­di rouge, ven­dre­di sang, celui qui imprègne la ter­rasse ou j’avais mes habi­tudes d’un petit café chaud, avant ou après le mar­ché, ouvrant mon regard à la rêve­rie des badauds qui passent, à la lec­ture d’un bon roman, à l’écriture d’un texte qui me venait, mes sens impré­gnés de cette paix de vivre envi­ron­nante.

Ce café ou la vie met­tait sa patte tendre, a été souillé du sang d’innocents. Tués parce qu’ils aimaient les soi­rées, les ren­contres, les dis­cus­sions et les rêve­ries. Parce qu’ils se tolé­raient dans leurs dif­fé­rences sociales, raciales, reli­gieuses, géné­ra­tion­nelles.
J’ai tra­ver­sé les trois jours de deuil natio­nal, suite à ce ven­dre­di noir ou rouge, tenue par ma colère. Colère sans haine, mais colère face au carac­tère ins­tan­ta­né, rapide et radi­cal du mas­sacre, de la ter­reur, et du meurtre. Il faut tel­le­ment de temps et de patience pour géné­rer une vie, pour répa­rer une bles­sure ou une dou­leur phy­sique ou morale. Mes pleurs ne sont venus que lors de la minute de silence.
Je n’ai pu dor­mir ces trois jours, qu’assommée de cette fatigue qui étreint celui qui vient de vivre un cau­che­mar sans som­meil, dans la cru­di­té que pro­voque la réa­li­té de la mort col­lec­tive orches­trée, pro­vo­quée.
Matin et soir depuis ce ven­dre­di, je passe devant ces lieux  qui sont deve­nus les mémo­rials de vies volées, fau­chées, assas­si­nées. La mort de proches a tou­ché des cen­taines, peut-être des mil­liers de per­sonnes dans Paris et en France. Tou­chés par la perte d’êtres chers,  voi­sins, col­lègues, enfants, amis, époux, épouses. Confron­tés par le deuil, à la rage d’extermination de ces meur­triers.

Ils n’auront pas notre haine. Dans les groupes humains, la dif­fé­rence, la liber­té de pen­sée et l’altérité sont rare­ment accep­tées d’emblée, sans peur. Le risque de som­brer dans la bar­ba­rie nous guette tou­jours. Vivre une vie authen­ti­que­ment humaine signi­fie dès lors avoir le cou­rage d’accepter sa fra­gi­li­té et ses failles, les dif­fé­rences et les nuances. Et faire place à l’amour, qui seul nous révèle à nous-mêmes et aux autres. Han­nah Arendt écri­vait : « C’est dans le vide de la pen­sée que s’inscrit le mal » et «  Réflé­chir, c’est agir ».
La peur et l’ignorance génèrent la haine. La haine clive, sépare, divise en soi, autant qu’à l’extérieur de soi.
Cette réson­nance trau­ma­tique dans mon quar­tier et dans l’après-coup de ces assas­si­nats, je l’ai retrou­vé chez mes patients petits et grands, dans la jour­née de consul­ta­tions qui a sui­vi.

Nous ne sommes pas tou­jours selon les moments de notre his­toire et selon notre consti­tu­tion, selon la tra­ver­sée ou non d’épreuves anté­rieures, égaux dans la capa­ci­té à faire quelque chose d’organisable et de construc­tif face à l’horreur. Il faut des chaînes de soli­da­ri­té, une dimen­sion col­lec­tive sou­vent, avant de pou­voir faire un retour sur soi, en réflexi­vi­té au tra­vers d’une éla­bo­ra­tion psy­chique plus indi­vi­duelle.
Ce que cherchent ces extré­mistes, c’est d’abord à sus­ci­ter notre effon­dre­ment, à tuer notre pen­sée et par des­sus tout à tuer notre insou­ciance, en pro­vo­quant la haine ou pire, le vide de la pen­sée.

Ce café s’appelait la belle équipe et por­tait bien son nom. Ils ont vou­lu tuer l’insouciance et la joie de vivre, le goût du par­tage et l’acceptation des dif­fé­rences. Ils ont tué des vies dans leur folie ven­ge­resse et mor­ti­fère.
Ils n’auront pas notre haine.  Notre colère cou­plée à notre tris­tesse, notre luci­di­té alliée à notre liber­té de pen­ser  nous per­met­tront juste de relier, en nous mêmes et avec les autres, sem­blables ou étran­gers à ce que nous sommes, ce trau­ma­tisme du mal, à notre  capa­ci­té d’aimer, de com­prendre, de connaître, de s’étonner et de rêver.

Fran­çoise Coin­tot, psy­cha­na­lyste SPP.