Covid-19 : A propos de l’analyse à distance

Le texte est ini­tia­le­ment écrit en anglais, la ver­sion anglaise est ici.

Paris, mer­cre­di 18 mars 2020
Un échange de témoi­gnages et un début de réflexion ont été ini­tiés au sein de l’IPA (avec ouver­ture d’un forum) entre des col­lègues qui tra­vaillent dans le monde entier, donc concer­nés de façon variable par l’épidémie selon le pays où ils vivent.

Bon­jour à tous
Paris est vide ; vrai­ment vide…
Une étran­ge­té por­tée déjà par le mot de confi­ne­ment et par sa pres­crip­tion, mais aus­si par les nom­breuses contra­dic­tions induites par l’ignorance dans laquelle nous sommes tous envers le Coro­na­vi­rus-19 ; les mes­sages dif­fu­sés par les scien­ti­fiques et les gou­ver­ne­ments portent ces contra­dic­tions. L’indulgence et la patience s’imposent.
Etran­ge­té du silence, des rues déser­tiques, de ces visions oni­riques et fil­mo­gra­phiques.
Etran­ge­té d’un vide qui n’est pas sans beau­té ; l’effet esthé­tique est convo­qué, à la hau­teur de la crainte dif­fuse qui a un objet dénom­mé mais insai­sis­sable.
Je n’avais jamais vu Paris ain­si.
Depuis mar­di midi, nous vivons dans un confi­ne­ment total.
Le stade 3 a été atteint.
Nous devons res­ter dans nos habi­ta­tions sans per­mis­sion de sor­tir hor­mis quelques déro­ga­tions.
En cas de sor­tie brève nous devons avoir sur nous un cer­ti­fi­cat qui expli­cite les rai­sons de cette sor­tie.
Depuis ce matin, la police dis­tri­bue des pro­cès-ver­baux aux contre­ve­nants.
Beau­coup de per­sonnes ont quit­té la ville et sont par­ties à la cam­pagne, espé­rant pou­voir sor­tir plus faci­le­ment et croyant qu’il y aura moins de virus. Le vieux mythe de l’air pur se réac­tua­lise.
Face à notre igno­rance, toutes les théo­ries médi­cales, tous les savoirs ani­mistes et popu­laires, de nom­breuses fausses infor­ma­tions cir­culent et sont dif­fu­sées lar­ge­ment ; voire même deviennent « virales ».
Les gou­ver­ne­ments délivrent des infor­ma­tions qui changent conti­nuel­le­ment au gré des publi­ca­tions scien­ti­fiques. Les cher­cheurs sont sous ten­sion. Les direc­tives évo­luent. L’insécurité s’éprouve de façon dif­fuse.
Heu­reu­se­ment, cer­tains d’entre nous ont des amis qui tra­vaillent dans les ser­vices d’infectiologie, en réani­ma­tion et dans les labo­ra­toires de recherche. Mais les annonces sont elles-mêmes vola­tiles et chan­geantes.
L’incertitude domine pour tous.
Toutes les pré­cau­tions de base (se laver les mains 10, 20 fois par jour, etc.), toutes les consignes et les direc­tives sont utiles pour dis­tri­buer dans le temps le nombre de patients atteints néces­si­tant des soins inten­sifs.
Elles n’ont pas pour but d’empêcher de tom­ber malade, ni de gué­rir. Elles sont utiles pour que dans les hôpi­taux, les équipes soi­gnantes puissent répondre à l’afflux de malades.
Dans l’est de la France, l’armée est en train de mon­ter un “hôpi­tal de cam­pagne” avec des lits de réani­ma­tion et des res­pi­ra­teurs arti­fi­ciels.
Le risque prin­ci­pal est la détresse res­pi­ra­toire en tant qu’effet secon­daire du virus, ou lié au virus lui-même. Là encore, les infor­ma­tions sont contra­dic­toires.
Après avoir réser­vé cette com­pli­ca­tion aux per­sonnes âgées de plus de 70 ans, nous avons appris que 50% des patients en réani­ma­tion ont moins de 60 ans.
Des cher­cheurs à Mar­seille ont mené des essais cli­niques proches de ceux réa­li­sés aus­si en Chine, et ont annon­cé hier des pos­si­bi­li­tés de trai­te­ments qui auraient une effi­ca­ci­té sur le virus et dimi­nue­raient de façon par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tive sa viru­lence et sa conta­gio­si­té. Mais ces trai­te­ments néces­sitent d’être confir­més par d’autres labo­ra­toires afin de s’assurer qu’il n’y pas d’effets secon­daires dan­ge­reux ; d’autres essais s’engagent immé­dia­te­ment.
En France, les pre­miers articles por­tant sur ces trai­te­ments sont publiés aujourd’hui dans les meilleurs jour­naux natio­naux.
Mais aus­si dans d’autres comme The Guar­dian https://www.theguardian.com/world/2020/mar/18/japanese-flu-drug-clearly-effective-in-treating-coronavirus-says-china

Actuel­le­ment deux méthodes et deux stra­té­gies s’opposent et/ou se com­plètent. Cela dépend des choix faits par les gou­ver­ne­ments
– le confi­ne­ment
– le dépis­tage à très grande échelle avec le trai­te­ment de tous les por­teurs même sains.
Dans ce cas le confi­ne­ment ne serait plus obli­ga­toire.
C’est la voie sui­vie par la Corée du Sud, Hong­kong, Sin­ga­pour, le Japon, cer­tains pays du Moyen-Orient, etc.
Cette méthode exige un dépis­tage à très grande échelle. 20000 tests par jour en Corée du Sud, 9000 par jour au Japon.

À pro­pos de l’analyse à dis­tance
Dans ces condi­tions, les psy­cha­na­lystes se retrouvent confron­tés au télé­tra­vail.
Des patients acceptent assez faci­le­ment ou après une hési­ta­tion, d’autres refusent de perdre les condi­tions habi­tuelles et pré­fèrent sus­pendre leurs séances. Le télé­phone, par divers canaux sécu­ri­sés, peut être uti­li­sé pour les patients sur le divan. Pour ceux en face à face, il est pos­sible d’introduire la vidéo. Chaque patient réagit avec sa sen­si­bi­li­té et ce chan­ge­ment actua­lise des rémi­nis­cences. Leur accep­ta­tion et leur refus sont sur­dé­ter­mi­nés.
J’ai per­son­nel­le­ment l’expérience des psy­cha­na­lyses « navettes » (Shut­tle ana­ly­sis). Entre les périodes de pré­sence aux séances, avec l’intensité liée à leur nombre en un temps court, je pra­tique les séances « à dis­tance », au télé­phone (Remote ana­ly­sis).
Depuis l’ordre de confi­ne­ment, il convient de réor­ga­ni­ser les horaires des séances.  Pour cer­tains patients, il n’est pas facile de trou­ver un temps et un lieu iso­lé, pro­té­gé des sti­mu­la­tions liées à la vie de couple, de famille, etc. un lieu favo­rable à la régres­sion de la libre asso­cia­tion.
La névrose trau­ma­tique est sol­li­ci­tée au pre­mier plan. Et nous aurons besoin d’un temps de latence pour que les logiques de l’après-coup puissent se réins­tal­ler. Pour l’instant tout ce que nous fai­sons s’inscrit dans les logiques anti-trau­ma­tiques du pre­mier temps, celui trau­ma­tique.
La conta­gion virale et ses consé­quences sont une grande source de peur et d’effroi res­sen­ti dans une atmo­sphère de menace.
Le trans­fert néga­tif irra­tion­nel est vive­ment sol­li­ci­té. L’appel se tourne vers la toute-puis­sance de la Grande mère et du Super père. Mais la croyance en ces ima­go est for­te­ment enta­mée. D’où les reven­di­ca­tions envers les gou­ver­ne­ments, les méde­cins et les scien­ti­fiques, et la psy­cha­na­lyse. D’où la colère, les reproches, la tris­tesse et les sen­ti­ments d’abandon, de désar­roi.
Heu­reu­se­ment, il est pos­sible de tra­vailler sur les impli­ca­tions de la vie psy­chique dans ces divers sen­ti­ments et éprou­vés. Aus­si l’intérêt pour notre tra­vail reste intact.
D’un autre côté, nous pou­vons recon­naître très concrè­te­ment l’écart qui existe entre les séances à dis­tance et celles en pré­sence ; en par­ti­cu­lier la réduc­tion des per­cep­tions sen­so­rielles, réduites à la seule voix, au sonore. Les effets de la pré­sence des corps et ceux de l’obéissance à un refu­se­ment qui sol­li­cite et exige la pen­sée, doivent pas­ser par le chas de l’aiguille du seul son.
Actuel­le­ment, dans de telles condi­tions, il est facile de com­prendre que, en France et en Europe, la réflexion théo­rique sur la « remote ana­ly­sis » n’est pas le sujet prin­ci­pal. Pro­ba­ble­ment parce que la mala­die a com­men­cé il y a déjà quelques semaines.
Mais plus par­ti­cu­liè­re­ment parce que le nombre de morts annon­cé chaque jour ne cesse de suivre une crois­sance expo­nen­tielle, aus­si bien en Ita­lie, en Espagne, en France, etc. Et ce n’est que le début.
Le nombre de morts va bien­tôt atteindre le pic de la courbe de crois­sance, pic qui dure­ra cer­tai­ne­ment plu­sieurs jours.
En Ita­lie le nombre de morts dépasse 400 chaque jour, en France il est en pleine crois­sance ver­ti­gi­neuse.
Et il conti­nue­ra ain­si pen­dant une ou deux semaines ou peut-être plus.
Aus­si, nous ne pou­vons avoir un débat à pro­pos de l’analyse à dis­tance dans ce contexte. Cette méthode de tra­vail nous est impo­sée.
Cha­cun est pré­oc­cu­pé par sa san­té et celle de ses proches ; et par celle de nos patients.
Les logiques de la névrose trau­ma­tique vont res­ter domi­nantes pour les jours et semaines à venir.
Juste une indi­ca­tion. Il existe deux réa­li­tés très dif­fé­rentes qui relèvent de contextes dif­fé­rents qui ne peuvent être confon­dus
– L’analyse à dis­tance en soi ; en tant que méthode qui dépen­drait d’un choix.
– L’analyse à dis­tance impo­sé par le contexte dra­ma­tique et d’effroi ; quand il n’y a aucune autre pos­si­bi­li­té. Soit nous arrê­tons les séances, soit nous les fai­sons par télé­phone ou par d’autres tech­niques avec ou sans la vidéo.
Pour l’instant, mes pen­sées concer­nant l’analyse à dis­tance ne peuvent igno­rer le fond trau­ma­tique sur lequel les séances se réa­lisent.
Jean Coc­teau a su trou­ver des mots : « Les miroirs sont les portes par les­quelles la mort va et vient » (Les mariés de la tour Eif­fel)
Pour nous c’est par le télé­phone que la menace et l’effroi vont et viennent… font retour ; et par­fois l’enjeu de notre propre dis­pa­ri­tion se déguise sous d’autres ori­peaux cli­niques. La coex­ci­ta­tion libi­di­nale liée au manque à per­ce­voir quand la per­cep­tion est réduite au seul son, est la voie par laquelle pour­ra renaître la pen­sée, et que l’infantile pour­ra retrou­ver sa place. Alors seule­ment cette nou­velle situa­tion pour­ra être pen­sée après coup.

Avec mes sou­haits de bonne san­té à tous.
Ber­nard Cher­vet

Lien vers le sui­vi du nombre de cas par pays https://www.arcgis.com/apps/opsdashboard/index.html#/bda7594740fd40299423467b48e9ecf6

English ver­sion

Paris 03/18/2020
An exchange of tes­ti­mo­nies and the begin­ning of a reflec­tion were ini­tia­ted within the IPA (with the ope­ning of a forum) bet­ween col­leagues who work around the world, the­re­fore affec­ted in a variable way by the epi­de­mic accor­ding to the coun­try where they live.

Dear all
Paris is emp­ty, very emp­ty
Very strange ; even it is pos­sible to feel a beau­ty in this emp­ti­ness !
I have never seen Paris this way and in this state
Since Tues­day, we live in a com­plete confi­ne­ment ; « lock­down ».
State 3 : confi­ne­ment.
We have to stay inside our house without per­mis­sion to go out
We need a cer­ti­fi­cate to go out and buy our food.
Since Wed­nes­day, the police issue fines if you do not have this cer­ti­fi­cate.
Many people have gone to the coun­try, hoping for less virus !
Lot of medi­cal theo­ries, good and bad know­ledge, fake news, etc.
Govern­ments change know­ledge and infor­ma­tion eve­ry day.
For­tu­na­te­ly, some of us are doc­tors and have friends who work in research labo­ra­to­ries. But dis­co­ve­ries change dai­ly.
We live all in great uncer­tain­ty.
All pre­cau­tions (washing hands 20 times a day etc.) and gui­de­lines are only use­ful for sprea­ding the num­ber of patients over a lon­ger per­iod of time ; That doesn’t stop you from get­ting sick ; no hea­ling yet. It is use­ful for the hos­pi­tal.
In eas­tern France, the army has crea­ted yes­ter­day a spe­cial hos­pi­tal with resus­ci­ta­tion equip­ment (arti­fi­cial res­pi­ra­tor). You know that the major risk is the res­pi­ra­to­ry com­pli­ca­tion ; not the coro­na­vi­rus but its conse­quences.
You know too that 50% of the people who have these com­pli­ca­tions are less 50 years old.
For two days, scien­tists in Mar­seille have dis­co­ve­red pos­si­bi­li­ties of care that would decrease the disease with drugs ; but this treat­ment must be confir­med because the pro­po­sed medi­cine could be dan­ge­rous on the other hand.
Articles were publi­shed Wed­nes­day on this way of trea­ting in one of the main news­pa­per in France Le Monde (Le Monde)
For example ; but many others :
https://www.theguardian.com/world/2020/mar/18/japanese-flu-drug-clearly-effective-in-treating-coronavirus-says-china
There are two methods and two stra­te­gies that could be mixed ; It depends on the choice of govern­ments.
The two methods
– confi­ne­ment
– pro­po­sal to test and cure all people who are car­riers of the virus
In this case, no confi­ne­ment but large-scale tests such as in South Korea, Japan, seve­ral coun­tries in the Middle East, etc.
This requires a lot of tes­ting for a lot of people (20,000 a day in South Korea ; 9,000 a day in Japan)

About remote ana­ly­sis
I have expe­rience for seve­ral years of Shut­tle ana­ly­sis and Remote ana­ly­sis for patients in Shut­tle ana­ly­sis. Bet­ween the per­iods of the ses­sions present in the cabi­net, I do ses­sions by What­sApp without video of course.
Since the begin­ning of this week it was neces­sa­ry to reor­ga­nize all the sche­dule of ses­sions. It is not easy for some patients to find a quiet space favo­rable to the regres­sion of free asso­cia­tion.
The trau­ma­tic neu­ro­sis is very soli­ci­ted at first ; and we need a second time to re-find the logics of après-coup.
The elu­sive viral disease is a great source of threat and nega­tive irra­tio­nal trans­fe­rence. The believe in the power of super mother super father is bro­ken ; the demand that the govern­ment and the psy­cho­ana­ly­sis offer this way come with great anger and sad­ness and reproaches.
For­tu­na­te­ly, it is pos­sible to work on the psy­chic impli­ca­tions ; so, the inter­est of the work is cer­tain.
On the other hand, it proves the great gap bet­ween ses­sion in pre­sence and remote ses­sions ; great lacks of the « body pre­sence effects”..But at the moment, in France, the ques­tion of « remote ana­ly­sis » is not the main sub­ject.
Maybe because the disease star­ted seve­ral weeks ago,
Espe­cial­ly because the num­ber of deaths increases eve­ry day in Ita­ly-Spain-Ger­ma­ny-France at high speed (expo­nen­tial­ly : twice as much eve­ry day)
The num­ber of deaths has rea­ched the peak of the curve since yes­ter­day ; but not the top of the peak !
In Ita­ly, yes­ter­day, more than 400 died during one day, each day.
And it will conti­nue during a week or two ; maybe more!So, we can­not have a debate on remote ana­ly­sis in this context. Eve­ryone is concer­ned with their health. And the logics of « trau­ma­tic neu­ro­sis » dominate.We can reco­gnize that there are two levels accor­ding to two contexts which we can­not confuse
– Remote ana­ly­sis per se ; as a method which could be chose if the ana­lysts reco­gnize it as a valuable method.
– remote ana­ly­sis in dra­ma­tic and sca­ry context ; when there are no other option nor choice ; either we stop the ses­sions or we do them by phone or video.
At the moment, all my thoughts about remote ana­ly­sis are based on the num­ber of deaths which is increa­sing each day.Jean Coc­teau found words : « Mir­rors are the doors through which death comes and goes » (The Wed­ding Par­ty on the Eif­fel Tower).
For us it’s by phone and sound that threat and dread come and go… come back as returns ; and some­times the issue of our own disap­pea­rance is dis­gui­sed in other cli­ni­cal forms. Libi­di­nal co-exci­te­ment and maso­chism of the renun­cia­tion lin­ked to the lack of per­cep­tion when per­cep­tion is redu­ced to sound only, are the way by which thought can be reborn, by which the infant can find his place. Only then this new situa­tion will be able to be thought, “après coup”.

Hoping for all of our health
Take care and stay safe
Ber­nard