Prix de l’IJP- Acte I : Covid sur le divan ?

“Inédit” est cer­tai­ne­ment le mot le plus uti­li­sé dans les médias pour décrire ce qui relève de l’exceptionnel, de l’inattendu, nou­velle réa­li­té aug­men­tée d’un dan­ger sup­plé­men­taire et de pré­cau­tions pho­bo-obses­sion­nelles deve­nues règles. La pen­sée quant à elle se fait fra­gile, prise en tenaille entre l’actuel et les cer­ti­tudes scien­ti­fiques qui se récusent le len­de­main venu, quand un autre actuel apporte d’autres convic­tions péris­sables. Et les psy­cha­na­lystes dans tout cela, iden­ti­fient leur enne­mi de tou­jours : la tem­po­ra­li­té res­treinte et l’emprise de l’ici et du main­te­nant. Com­ment arti­cu­ler cet actuel au pas­sé et conti­nuer à entendre un écho du pas­sé dans les pré­oc­cu­pa­tions les plus opé­ra­toires qui soient, d’une sur­vie mena­cée ?

Covid les repré­sen­ta­tions 
Un haut degré d’alerte se fait entendre jusque dans nos cabi­nets, habi­tuel­le­ment plus pro­té­gés d’un socius en ébul­li­tion. Les gilets jaunes ne sont pas entrés mani­fes­ter leur colère pen­dant les séances, le covid si ! Et avec lui, son poten­tiel infec­tieux situant patient et ana­lyste dans une symé­trie des risques immé­diats et une incer­ti­tude sur celui qui pour­rait être l’agent de la conta­mi­na­tion. Une menace pos­si­ble­ment déjà là, même sous la forme de la bonne san­té, une récu­sa­tion des appa­rences habi­tuel­le­ment ras­su­rantes, les­quelles ne valent plus par ce qu’elles montrent, et sans inten­tion par­ti­cu­lière dis­si­mulent éven­tuel­le­ment le « mal ». La réponse venue par la télé­con­sul­ta­tion a per­mis une conti­nui­té des trai­te­ments en rajou­tant des ingré­dients nou­veaux au cadre cen­te­naire. Pour autant, cela n’a pas été comme on aurait pu le craindre, une atteinte pro­fonde de notre dis­po­si­tion thé­ra­peu­tique mal­gré le déman­tè­le­ment du dis­po­si­tif spa­tial. Reste que c’est bien une sorte d’écrasement de la séance par l’actuel qui inter­roge le pro­ces­sus… Et mal­gré l’information en conti­nu mar­te­lant le sujet sous tous ses angles, la part figu­ra­tive des fan­tasmes por­tant sur l’événement Covid demeure assez pauvre comme à la recherche d’un étayage sur le per­cep­tif. Tous les autres évè­ne­ments appar­te­nant à la caté­go­rie des drames humains média­ti­sés ont une « banque » d’images par­ta­gée : bom­bar­de­ments et frappes chi­rur­gi­cales, sol­dats, popu­la­tions bles­sées, cou­lées de lave, cen­trale nucléaire éven­trée par un tsu­na­mi, décombres que l’on fouille et tant d’autres… Pour le covid, les sup­ports visuels ne peuvent qu’être asep­ti­sés, puisque par bon­heur, on ne constate pas d’intrusion per­ma­nente de camé­ras dans un ser­vice débor­dé et ultra-tech­nique. Ce sont donc des cou­loirs d’hôpital bon­dés, des façades d’hôpitaux, des files d’attentes aux super­mar­chés, des blagues par cen­taines sur les réseaux sociaux, des pro­fes­seurs de Méde­cine sur les pla­teaux TV… Mais le dan­ger du virus, lui, semble suivre les logiques de l’irreprésenté à la mesure de l’invisible agent du pro­blème. Il s’avère alors que nous n’avons presque pas d’autres options que de nous étayer sur les sté­réo­types tous prêts des séries TV médi­cales, notre patri­moine ico­no­gra­phique est appa­ru res­treint, appe­lé à être une rus­tine aux pul­sions sco­piques frus­trées. Nous sommes réduits à une disette figu­ra­tive de ce qu’est une pan­dé­mie, laquelle s’exprime sous forme sèche de don­nées épi­dé­mio­lo­giques. Le reste est donc à construire tel un puzzle com­pli­qué qui n’épargne pas un tra­vail émi­nem­ment psy­chique et issu de l’infantile : se don­ner une repré­sen­ta­tion du monde à par­tir de la parole paren­tale.

Covid l’espace 
Pour­tant, la pen­sée en séance dans ce récent contexte donne lieu par­fois a des constats éton­nants, des patients tout à coup plus déliés, nous-mêmes plus actifs. Voi­là que plus rien n’est sûr, que les piliers de la séance ne nous per­mettent plus ce confort de l’anticipation auquel nous sommes habi­tués. Et quand nos ainés ain­si que cer­tains col­lègues en Israel ou au Liban, nous disaient devoir tra­vailler par­fois sous les bombes, le covid, avec sa pré­sen­ta­tion atone et sour­noise nous laisse à sa façon en situa­tion d’impréparation, sur­tout du savoir faire métho­do­lo­gique qu’il a fal­lu prio­ri­tai­re­ment résoudre, du moins essayer. En paral­lèle, c’est du côté des condi­tions du pro­ces­sus  ana­ly­tique confron­té à un actuel trau­ma­tique que nous sommes convo­qués, quand la régres­sion for­melle cède sa place à l’archaïque, quand la secon­da­ri­sa­tion échoue par­tiel­le­ment, l’angoisse ren­voie à la pen­sée magique et des for­ma­tions défen­sives à fonc­tion conju­ra­toire contre les monstres d’aujourd’hui et d’antan. Ces dif­fé­rents élé­ments se pré­sentent encore plus aujourd’­hui comme un défi aux capa­ci­tés trans­for­ma­trices de l’analyse.

Covid les poches
Le jeu­di noir de 1929 évo­qué par les jour­na­listes pour illus­trer la crise éco­no­mique pro­bable, pour­rait être à sa façon un autre cli­ché com­mun tiré des livres d’histoires, pho­tos d’hommes rui­nés qui sautent des grattes-ciels New-yor­kais et qui en rap­pellent d’autres simi­laires du 11 sep­tembre 2001 : ce qui était le lieu de la sécu­ri­té et de la pros­pé­ri­té se retourne comme un gant pour deve­nir brus­que­ment un espace du sui­cide. Cette faillite des conte­nants sociaux et psy­chiques, se com­prend entre autre par l’angoisse por­tant sur à la fois l’intégrité cor­po­relle super­po­sée aux annonces média­tiques d’une atteinte immi­nente du porte-mon­naie : les pola­ri­tés du dedans et du dehors subissent une menace simul­ta­née, ne pou­vant plus comp­ter que sur le pivot moïque qui en assure la régu­la­tion, en appui sur les capa­ci­tés géné­ra­tives incons­cientes rehaus­sées incon­tes­ta­ble­ment au rang d’une valeur sûre de notre sur­vie psy­chique.

Covid les pro­jets
Les congrès s’annulent les uns après les autres et nous privent de nos lieux d’échanges scien­ti­fiques, si impor­tants dans la ryth­mique d’une « sai­son » de tra­vail ana­ly­tique. Il en va de même des sémi­naires, et toute acti­vi­té consti­tuant notre rou­tine sou­vent immuable depuis des dizaines d’années. Ces annu­la­tions ont peu à peu lais­sé une place vacante d’autant plus signi­fi­ca­tive que le manque de ces ren­contres met en relief ce qu’elles nous apportent en temps nor­mal du côté des liens humains, et dont on a peut-être sous-esti­mé la force dis­crète agis­sant sur notre cohé­sion iden­ti­taire. Ce petit deuil, en regard du grand drame, par­ti­cipe sûre­ment à notre res­sen­ti d’une cer­taine soli­tude au tra­vail.

Covid et s’en va
Peut-être est-ce le moment d’une reva­lo­ri­sa­tion du pen­ser et de la para­doxa­li­té psy­chique sur une scène extra-ana­ly­tique… Quand les décharges motrices sont limi­tées voir pros­crites, tout comme les issues com­por­te­men­tales des petites jouis­sances de la consom­ma­tion, cette nou­velle manne pul­sion­nelle se des­ti­ne­rait idéa­le­ment aux subli­ma­tions. Cer­tains patients en montrent déjà des signes par la réorien­ta­tion des anciens moyens de décharge, repris par une ani­ma­tion psy­chique vécue comme nou­velle. Une patiente fait un rêve : « je lisais un livre à l’heure habi­tuelle de ma gym et je comp­tais les livres que j’ai tou­jours vou­lu lire dans ma biblio­thèque : deux, trois encore, celui-ci est per­du, et celui-là c’est mort, je l’ai déjà lu au col­lège. Je tourne les pages et des billets de 100€ sont inter­ca­lées dans la conclu­sion… » Cette patiente qui pri­vi­lé­giait d’autant que je me sou­vienne, les voies agies, spor­tives et pro­fes­sion­nelles, se sur­prend elle même de cette nou­velle éco­no­mie régis­sant son inté­rio­ri­té. Et mal­gré un vrai dan­ger por­tant der­niè­re­ment sur son acti­vi­té pro­fes­sion­nelle fra­gile, elle s’étonne d’un calme « à tout épreuve », ras­su­rée sans doute par la nou­velle forme de ses res­sources psy­chiques. L’expérience est tout de même riche en sur­prises, Covid menace le corps et pointe en marge l’importance de celui-ci en séance en tant que pré­sence et garan­tie du lien, per­çu depuis tou­jours dans ses aspects théo­riques, nous voi­là sur­pris de la fatigue res­sen­tie à la suite des télé­con­sul­ta­tions. Un cer­tain para­digme de la séance se révèle dans cette expé­rience de la dis­tance, contras­tée par la proxi­mi­té d’un qua­si chu­cho­te­ment à l’oreille, dans un casque audio, avant pour cer­tains col­lègues de remettre une dis­tance par un sys­tème plus éloi­gné reca­lant les espaces d’écoute dans ce qui nous est plus fami­lier. Les solu­tions de conti­nui­té se mettent en place en regard d’une menace de rup­ture, mais n’est-ce pas là un des aspects fon­da­men­taux de la cure et plus lar­ge­ment de la psy­cha­na­lyse tra­ver­sant les guerres et les crises ?…