Covid-19 : Les mains sales

La réflexion qui suit tente d’in­ter­ro­ger l’ir­ra­tion­nel à l’œuvre et donc les fan­tasmes sous ten­dant nos réac­tions face à l’é­pi­dé­mie. A tra­vers les mots qui cir­culent et déter­minent (ou peut-être  conta­minent ?) notre façon de pen­ser tout en étant le reflet de nos fan­tasmes et de nos pro­jec­tions, qu’am­pli­fie ou induit la caisse de réson­nance des médias.  Et à tra­vers la ques­tion sui­vante : quid de la part des pul­sions de vie et de mort dans la réac­tion à l’é­pi­dé­mie.

His­toire d’un chan­ge­ment de nom.

Depuis le début de la mala­die, je me demande pour­quoi cer­taines épi­dé­mies ain­si que leurs agents patho­gènes n’ont plus de noms (comme la grippe, la peste, la dengue etc) mais des déno­mi­na­tions asep­ti­sées à l’al­lure scien­ti­fique don­nant l’im­pres­sion de se trou­ver dans un mau­vais film de SF. En lisant les jour­naux, j’ap­prends qu’une cer­taine forme de diplo­ma­tie est à l’o­ri­gine de ce choix. Diplo­ma­tie ou langue de bois ? La déno­mi­na­tion ini­tiale « virus de Wuhan » aurait mécon­ten­té Son Altesse Xi Jin­ping, qui aurait deman­dé qu’on change tout de suite ce nom accu­sa­teur. Accu­sa­teur non parce que le virus vient de Chine, mais (voir plus loin) pro­vient de mar­chés d’a­ni­maux sau­vages, (les pan­go­lins en l’oc­cur­rence mais déjà les civettes à l’o­ri­gine du SRAS en 2003). Ce tra­fic est en prin­cipe stric­te­ment inter­dit mais conti­nue d’être pra­ti­qué impu­né­ment – un laxisme qui n’est pas sans éton­ner de la part d’un régime aus­si dic­ta­to­rial. Nous nous sommes exé­cu­tés. On retrou­ve­rait sans doute la même ori­gine aux autres SARS-COV et MERS-COV, tan­dis qu’E­bo­la étant une rivière cou­lant en Afrique, aucune menace cré­dible n’est venue faire pres­sion sur l’OMS de ce côté-là.

Ce n’est pas juste anec­do­tique, puis­qu’au­jourd’­hui le gou­ver­ne­ment chi­nois, fort d’a­voir for­cé le lan­gage pour pro­cla­mer son absence de res­pon­sa­bi­li­té dans la crise actuelle, vient faire la leçon à l’Oc­ci­dent en déver­sant son aide et ses conseils, notam­ment en Ita­lie. Une aide vec­teur cette fois non pas de coro­na­vi­rus mais de condes­cen­dance et de pro­pa­gande poli­tique – les armées de soi­gnants en tenue rouge, pan­da en peluche dans une main et sans doute petit livre dans l’autre, débarquent ain­si que les mil­lions de masques que nous ne pou­vons pas fabri­quer. On peut au pas­sage relier cette inca­pa­ci­té à la délo­ca­li­sa­tion de la pro­duc­tion occi­den­tale, entre autres dans une Chine où des ouvriers exploi­tés et mal­trai­tés, tra­vaillent pour que nous puis­sions payer moins cher des pro­duits de moins bonne qua­li­té qui iront rapi­de­ment gros­sir les conti­nents de déchets qui pol­luent le monde.

Outre les consi­dé­ra­tions sur les­dits masques que selon lui tout le monde devrait por­ter, le pou­voir chi­nois cri­tique aus­si notre pra­tique du confi­ne­ment. Je ne sais pas ce que valent les témoi­gnages de chi­nois confi­nés recueillis dans Le Monde, mais leur lec­ture donne froid dans le dos. Sans être com­plè­te­ment para­noïaque on peut se rap­pe­ler que confi­ner (c’est-à-dire enfer­mer), sépa­rer et iso­ler, sont peut-être des mesures inévi­tables mais évoquent aus­si  les stra­té­gies de toute dic­ta­ture pour assu­rer son emprise sur la popu­la­tion. Georges Gao, grand scien­ti­fique chi­nois inter­viewé par un jour­na­liste de Science dit d’ailleurs à pro­pos de l’u­sage des masques : « par­ler peut trans­mettre le virus », for­mu­la­tion qui laisse son­geur.
On a peut-être eu tort de céder sur le nom. Les mots sont impor­tants. Et si par « diplo­ma­tie » on se sou­met au déni de réa­li­té d’un régime dic­ta­to­rial, il faut s’in­quié­ter de ce qui va suivre. La dic­ta­ture chi­noise va-t-elle nous envoyer aus­si des ren­forts poli­ciers ? Ils savent tel­le­ment mieux faire que les occi­den­taux mous que nous sommes ! D’ailleurs, comme toute bonne dic­ta­ture, la chi­noise connaît à fond son manuel du petit per­vers : puisque le coro­na­vi­rus n’est pas de Wuhan, ne serait-il pas plu­tôt venu d’A­mé­rique ? On retourne la situa­tion et hop ! Ni vu ni connu ou plu­tôt trop bien connu… Non seule­ment la pan­dé­mie ne vient pas de Chine mais elle vient de l’Oc­ci­dent. Cet Occi­dent qui ne sait pas prendre les mesures qu’il faut. Oui, les mots sont impor­tants et la neu­tra­li­té scien­ti­fique si elle est  com­pli­ci­té avec une volon­té de men­songe éhon­té n’est pas neutre.

Une mère me dit que son fils de onze ans, grand défen­seur des pan­go­lins depuis avant la pan­dé­mie, l’a appe­lée « la mala­die du pan­go­lin ». Un nom un peu triste qui rend hom­mage à l’a­ni­mal bra­con­né et per­sé­cu­té, por­teur du virus. Mais qui me fait aus­si pen­ser en termes de retour­ne­ment per­vers à une phrase lue dans un jour­nal : « la Chine sus­pecte  le pan­go­lin d’être à l’o­ri­gine de la mala­die ». Cette phrase sans doute n’en­gage que son auteur et pas for­cé­ment le pou­voir chi­nois mais quand même. Le pan­go­lin, c’est de sa faute. On avait bien rai­son de l’ex­ter­mi­ner, non ?

La dis­tance de sécu­ri­té

Tout en sachant per­ti­nem­ment que ni l’une ni l’autre posi­tion n’est juste, je m’a­vise que j’os­cille entre deux extrêmes : un « on va tous y pas­ser » qui me réveille au milieu de la nuit et un « mais c’est du délire col­lec­tif, on est tous deve­nus fous, pour­quoi le monde s’ar­rête-t-il devant une espèce de grippe pas si maligne que ça ? » Avec dans la deuxième hypo­thèse, la ques­tion de savoir si les mesures prises, leur radi­ca­li­té, leur mas­si­vi­té ne vont pas entraî­ner plus de dégâts que le virus lui-même, ques­tion que beau­coup se posent et à laquelle per­sonne n’a de réponse.
Nous avons à faire à une épi­dé­mie dont la crois­sance expo­nen­tielle jour après jour, semble jus­ti­fier la mas­si­vi­té de ces mesures. La pente des courbes est d’une rai­deur ver­ti­gi­neuse. La réa­li­té de la situa­tion dra­ma­tique dans les hôpi­taux nous inter­pelle puis­sam­ment. Tout cela rend dif­fi­cile de pen­ser les choses autre­ment que de façon fac­tuelle et actuelle, comme s’il était cou­pable de ques­tion­ner la mobi­li­sa­tion géné­rale sur le ver­sant de celle de fan­tasmes qui pour­raient nous conduire à adop­ter des conduites irra­tion­nelles. Cepen­dant, tout en res­pec­tant scru­pu­leu­se­ment les consignes don­nées pour enrayer la pro­pa­ga­tion du virus, rien n’in­ter­dit d’é­cou­ter injonc­tions et consignes avec l’at­ten­tion flot­tante de l’a­na­lyste, ni de pen­ser et d’as­so­cier sur la fan­tas­ma­tique à laquelle tout cela peut nous ren­voyer. Ce que je me pro­pose de faire.

Se pro­té­ger pour ne pas deve­nir posi­tif.

Si on en revient au voca­bu­laire de l’é­pi­dé­mie et à la nature des injonc­tions qui nous sont faites de nous pro­té­ger, cela ne réveille-t-il pas les fan­tômes de la pan­dé­mie de SIDA dans les années quatre vingt ? Comme à l’é­poque on est posi­tif ou pas et il faut se pro­té­ger d’un enne­mi invi­sible dont il est impos­sible de savoir qui l’a ou pas en rai­son de la lon­gueur de l’in­cu­ba­tion. Ces termes ampli­fient-ils l’an­goisse liée à la conta­mi­na­tion, évo­quant impli­ci­te­ment les dizaines de mil­lions de morts que cette pan­dé­mie a occa­sion­née ?

 Pas touche !

Dans le même ordre d’i­dées, le cata­logue des « gestes bar­rière », même si ces gestes sont logi­que­ment jus­ti­fiés, laisse son­geur : ne pas s’embrasser, ne pas se ser­rer l’un contre l’autre, se laver les mains, éter­nuer dans son coude (les éter­nue­ments, ces petites décharges paroxys­tiques et si satis­fai­santes sont en effet hau­te­ment toxiques), res­ter à une cer­taine dis­tance, la dis­tance de sécu­ri­té, y com­pris avec ses proches. Covid 19 serait-elle une mala­die sexuel­le­ment trans­mis­sible ? Les rela­tions char­nelles sont-elles pro­hi­bées ? Doit-on faire l’a­mour avec un masque ou avec un pré­ser­va­tif ? Y a‑t-il der­rière les fan­tasmes en rap­port avec la conta­mi­na­tion, de secrètes théo­ries sexuelles infan­tiles ?
Plus pro­fon­dé­ment (et cela rejoint les inter­ro­ga­tions sur la façon dont pul­sion de vie et de mort sont en jeu dans cette his­toire) ce sont les gestes de ten­dresse et d’a­mour qui deviennent poten­tiel­le­ment dan­ge­reux. L’en­ne­mi n’est pas seule­ment invi­sible, il se cache au cœur de ce qui est habi­tuel­le­ment por­teur de désir et de vie.

Les vieux parents

Voi­sine de celle-ci est l’in­jonc­tion de ne pas aller voir ses vieux parents pour ne pas les conta­mi­ner, pour leur sau­ver en quelque sorte pré­ven­ti­ve­ment la vie. Très bien, c’est du pur bon sens dira-t-on,  mais s’ils en crèvent qu’on n’aille plus les voir ? Dans les suites récentes, l’en­trée du SARS COV 2 dans les EHPAD a pu don­ner à pen­ser s’il en était besoin que l’a­mour filial n’é­tait pas fina­le­ment le plus dan­ge­reux vec­teur de l’é­pi­dé­mie. Mais qui sait, d’autres vieux parents soli­taires chez eux auront peut-être été épar­gnés ? On le sau­ra plus tard.

Mar­ke­ting 

Il est à noter en pas­sant que les publi­ci­taires et conseillers en com­mu­ni­ca­tion se sont empa­rés sans attendre de tout le voca­bu­laire lié à la pro­tec­tion et au soin. Que ce soit Nes­pres­so, Nico­las, Bouygues, Orange ou n’im­porte qui d’autre : ils nous assurent par mail qu’ils sont tou­jours là pour nous et nous enjoignent de nous pro­té­ger et de prendre soin de nous et de nos proches.  On par­lait de pro­pa­gande : la poli­tique comme le mar­ke­ting pour les objets de consom­ma­tion ne seraient-elles que deux façons sem­blables de vendre ses pro­duits grâce à une langue de bois fal­si­fi­ca­trice qui dévoie le sens des mots en les ins­tru­men­ta­li­sant ?

Le confi­ne­ment

Il s’a­git enfin non seule­ment de ne pas se ras­sem­bler, de res­ter sépa­rés les uns des autres mais de res­ter chez soi : se confi­ner.

Pre­mier point : les pho­biques de la rela­tion et du dehors, sont contents. Ou plus exac­te­ment, le pho­bique en cha­cun de nous. Plu­sieurs patients me le confirment : les règles à appli­quer les sou­lagent en « légi­ti­mant » leur pho­bie. Ils peuvent s’en­fer­mer, évi­ter les contacts, ils ne sont plus seuls à être seuls, c’est au contraire une injonc­tion. Ils n’ont plus à se sen­tir cou­pables de ne pas sor­tir, de ne pas faire la fête. En séance, on tra­vaille cet aspect des choses et c’est plu­tôt fruc­tueux. Mais parce qu’on peut le tra­vailler. Sinon qu’en est-il ? Qu’est-ce que cette injonc­tion pro­voque ? On ne le sait pas encore.

Dans une télé dis­cus­sion récente entre col­lègues, à pro­pos de notre pra­tique par temps d’é­pi­dé­mie, l’un de nous nous informe qu’il n’est pas pas­sé aux télé­con­sul­ta­tions. Il tra­vaille dans un cabi­net de groupe avec des géné­ra­listes qui voient leurs patients sans spé­cia­le­ment  se pro­té­ger et ne sont pas malades. Du coup, il fait pareil. Et il nous ques­tionne, nous ses col­lègues momen­ta­né­ment deve­nus télé ana­lystes : est-ce que le fait de ne plus voir les patients en pré­sen­tiel ne serait pas l’in­dice d’une pho­bie, d’un évi­te­ment ? D’une déro­bade ?
Même s’il semble mal­ve­nu de faire cou­rir à nos patients des risques inutiles et de contri­buer à la pro­pa­ga­tion du virus alors qu’il nous est clai­re­ment deman­dé de faire le contraire, et même si dans les cir­cons­tances actuelles on peut pen­ser qu’elle est sous ten­due par des méca­nismes de déni et d’om­ni­po­tence plus volon­tiers mis en œuvre chez les méde­cins que dans la popu­la­tion géné­rale, la ques­tion est inté­res­sante. Elle inter­roge en effet la dimen­sion pho­bique de l’être ana­lyste à la suite de Freud qui ne sup­por­tait pas d’a­voir à regar­der ses patients à lon­gueur de séance (caché, silen­cieux, écou­tant l’autre s’ex­po­ser et se débattre dans les affres du trans­fert depuis son fau­teuil). Comme les mau­vais enfants de vieux parents inter­dits de visites, pro­fi­tons nous, nous aus­si, en cati­mi­ni de ces semi vacances qui nous sont octroyées par une écoute à dis­tance, nous lais­sant plus libre de nos mou­ve­ments, de nos expres­sions et nous libé­rant peut-être de la ten­sion et de la charge émo­tion­nelle liées à la pré­sence de l’autre ? À voir.

Une patiente me dit que ce confi­ne­ment lui rap­pelle les trois mois qu’elle a pas­sés, ado­les­cente, enfer­mée dans sa chambre, n’en sor­tant pour aller aux toi­lettes et se nour­rir, qu’à la nuit tom­bée ou à l’aube quand elle était sûre de ne croi­ser per­sonne dans la mai­son. Confi­ne­ment est bien le terme qu’on emploie à pro­pos du repli psy­cho­tique ou de celui de la dépres­sion pro­fonde.
On peut consi­dé­rer l’au­to-confi­ne­ment volon­taire comme lié à un fan­tasme de dan­ge­ro­si­té du monde exté­rieur, dans lequel est pro­je­tée la des­truc­ti­vi­té interne. La peur de l’autre, consé­cu­tive à cette pro­jec­tion conduit à fer­mer les fron­tières, autre déci­sion mon­dia­le­ment appli­quée.  Le pays entier se confine. L’é­tran­ger ne doit pas péné­trer dans notre ter­ri­toire, l’é­tran­ger (le voi­sin, le bou­cher, le type qui fait la queue der­rière nous au super­mar­ché et qui nous serre d’un peu près) est poten­tiel­le­ment por­teur. Il faut évi­ter tout contact. Vite : chez soi. Cette fois on est plu­tôt du côté d’un vécu para­noïde dont la vali­da­tion offi­cielle, apporte un sou­la­ge­ment secret – c’est bien de l’autre que vient le dan­ger, pas de moi. D’ailleurs le port abu­sif de masques dans la rue par des gens qui ne sont ni malades ni expo­sés direc­te­ment au virus vise avant tout à se pro­té­ger soi.

Enfin, on peut se poser la ques­tion de savoir pour­quoi à de rares excep­tions près, nous nous lais­sons enfer­mer dans notre chambre du jour au len­de­main comme ça, sans dis­cu­ter. Ce sont les enfants et les ados cou­pables que les parents envoient dans leur chambre – tu y res­te­ras jus­qu’à l’heure du dîner ! De quoi nous sen­tons-nous cou­pables incons­ciem­ment ? Est-ce que ce serait de notre faute si cette épi­dé­mie est arri­vée ? Là, ce ne sont pas les défenses para­noïdes qui sont en jeu mais la culpa­bi­li­té, le besoin de puni­tion.

Les mains sales

Reve­nons encore une fois aux gestes bar­rière. Le virus se trans­met par les mains dit-on, ce qui est un rac­cour­ci à la fois juste et inexact puisque le virus est conte­nu dans nos pos­tillons, notre res­pi­ra­tion en fai­sant un aéro­sol. Les mains sales ? Qu’ont-elles tou­ché ces mains ? Il faut les laver toutes les heures, geste magique qui évite la conta­mi­na­tion. Cette fois ce sont les obses­sion­nels qui sont contents. Ou l’ob­ses­sion­nel en cha­cun de nous. Encore une fois il n’est pas ques­tion de mettre en doute la vali­di­té de l’ob­ser­va­tion ni celle des consignes qui en découlent, mais d’in­ter­ro­ger la charge affec­tive et la place don­née par­tout à ce lavage des mains, nou­veau rituel obses­sion­nel éle­vé au rang de conduite ver­tueuse et sal­va­trice.
Qu’ef­fa­çons nous, que lavons nous en lavant nos mains cin­quante fois par jour ? Le même sang que celui qui souille les mains de Lady Mac­beth (est-ce celui des vieux parents aban­don­nés dans leurs EHPAD pour évi­ter de les conta­mi­ner ? La trace d’un par­ri­cide non seule­ment réus­si mais accom­pli sur ordre ?). Un liquide sémi­nal sus­pect ? Des sécré­tions, des traces d’ex­cré­ments ? Avons-nous mis les doigts dans notre nez, crime conta­mi­nant suprême évo­quant d’autres voies non moins cri­mi­nelles ?
Ce qui rejoint la ques­tion évo­quée plus haut de la part de culpa­bi­li­té en cha­cun de nous, qui fait que nous accep­tons d’être enfer­més dans notre chambre. Sûr que nous avons tous fait des choses sales et/ou méchantes qui font que nous ris­quons d’être conta­mi­nés et malades. Sûr que c’est de notre faute tout ce qui arrive.
Ce en quoi nous n’a­vons peut-être pas tout à fait tort.

Pul­sion de vie ou pul­sion de mort ?

Pays figé, éco­no­mie gelée, rues désertes, villes mortes… On dirait que la bombe H est pas­sée par là dit mon mari. Seuls vacillent ici et là quelques zom­bies en manque ou au bord de la sur­dose, on ne sait pas bien, don­nant le sen­ti­ment que la fin du monde est pas­sée par là. « Un monde déshu­ma­ni­sé, déréel », me dit une de mes patientes méde­cin qui se rend tous les jours à l’hô­pi­tal où elle tra­vaille. A Paris, l’exode mas­sif des habi­tants des quar­tiers riches accen­tue le phé­no­mène et les super­mar­chés déva­li­sés au pre­mier jour du confi­ne­ment pour faire des stocks évoque une popu­la­tion divi­sée, cha­cun pour soi, l’autre étant un enne­mi.

Dans la rue, où on se croise au mètre cin­quante régle­men­taire de dis­tance, j’ai vou­lu tes­ter mon impres­sion de ten­sion, de méfiance et d’hos­ti­li­té ambiantes. J’emploie la stra­té­gie que je mets en œuvre quand, en dehors de toute épi­dé­mie, j’ai l’im­pres­sion que « les gens dans la rue sont agres­sifs ». C’est-à-dire quand je me demande à quel point c’est pro­jec­tif et que du coup je cherche leur regard et sou­ris quand je les croise, pour voir ce qui se passe. En géné­ral, ça marche : sou­rire et regard en retour, comme si l’autre n’at­ten­dait que ça. Majo­ri­tai­re­ment. Là, c’est car­ré­ment plus dif­fi­cile. La pre­mière fois où j’ai ten­té le coup, en une demi heure de sor­tie de mon chien, une seule per­sonne a répon­du à mon regard et à mon sou­rire. La deuxième fois la pêche était un peu plus sub­stan­tielle. Mais ça ne marche pas bien. Majo­ri­tai­re­ment. Regards fuyants et visages fer­més. Méfiance ? Peur ? On sait bien pour­tant que le virus ne saute pas d’une per­sonne à l’autre sauf pos­tillons longue por­tée à tête cher­cheuse. On sait bien mais quand même.
Bien pires sont l’os­tra­cisme et le rejet dont plu­sieurs soi­gnants tra­vaillant dans des ser­vices rece­vant des patients atteints de Covid, semblent avoir fait l’ob­jet de la part de leurs voi­sins : « pou­vez vous garer votre voi­ture plus loin ? » « Pou­vez vous démé­na­ger le temps de l’é­pi­dé­mie, vous ris­quez de nous conta­mi­ner ? » « Est-ce que vous pou­vez sor­tir votre chien ailleurs ? ». Post-it, billet glis­sé sous l’es­suie glace ou col­lé sur la porte… Dans le genre ren­ver­se­ment de situa­tion, mon­sieur Jin­ping a de la concur­rence.
Quoique… quand un col­lec­tif d’in­ternes demande au Conseil d’E­tat un confi­ne­ment total de la popu­la­tion et harangue celle-ci en disant : « si vous vou­lez nous aider res­tez chez vous ! » ce qui n’est pas sans vio­lence, même si on ima­gine très bien l’an­xié­té, l’é­pui­se­ment et l’exas­pé­ra­tion qui com­mandent cette démarche, on peut se deman­der si c’est juste d’un ren­ver­se­ment qu’il s’a­git. Cette réac­tion me rap­pelle mon pas­sé d’ur­gen­tiste quand pom­piers et samu­tards fai­saient honte aux badauds qui ten­taient de s’a­mas­ser autour d’un acci­dent spec­ta­cu­laire : un « cir­cu­lez il n’y a rien à voir » qui pro­jette la dimen­sion voyeu­riste, la trau­ma­to­phi­lie et le goût du drame (incons­cients) sur les citoyens pro­fanes tout en les légi­ti­mant chez soi.

Faut-il recon­naître dans cet ensemble pas très plai­sant, l’ef­fet déliant de la pul­sion de mort, véhi­cu­lé par les consignes de prise de dis­tance don­nées au nom de la pré­ser­va­tion de la vie ? Sûre­ment, mais même si on connaît ses ruses, à la pul­sion de mort, ce n’est pas si simple et c’est dif­fi­cile à pen­ser.

Dans cer­tains pays, comme par exemple l’A­frique du Sud, la « pro­tec­tion » de la popu­la­tion semble mal­heu­reu­se­ment s’in­flé­chir du côté de la des­truc­ti­vi­té de façon plus uni­voque.  Un article dans Le Monde évoque la sidé­ra­tion des habi­tants du town­ship de Deps­loot, où s’en­tassent deux cent mille per­sonnes lar­ge­ment en des­sous du seuil de pau­vre­té, qui sur­vivent à grand peine au jour le jour et à qui on annonce un confi­ne­ment total. Ils ne pour­ront pas se nour­rir ? Gagner de quoi sub­sis­ter ? Qu’im­porte. C’est pour le bien de tous, là encore. Peut-être le gou­ver­ne­ment aurait-il pu envi­sa­ger de mettre le feu pour sau­ver la popu­la­tion ?

Pour en reve­nir à l’Eu­rope où tout est plus mélan­gé, on ne peut s’empêcher de faire des cal­culs, de recher­cher des chiffres.  En France, si le carac­tère expo­nen­tiel de la courbe épi­dé­mique glace le sang, le nombre de morts reste très faible en regard de la grippe sai­son­nière (2 à 8 mil­lions de per­sonnes sont tou­chées en France, avec un excès de mor­ta­li­té attri­buable à la grippe de 10.000 décès en moyenne, prin­ci­pa­le­ment chez les sujets fra­giles), des méfaits du tabac ou de l’al­cool (cin­quante mille et soixante dix mille morts annuels), de la cani­cule de 2003 (entre 20 000 et 25 000 selon les sources), de la mor­ta­li­té quo­ti­dienne « nor­male » (1700 envi­ron). Par ailleurs, tout le monde, n’é­tant pas tes­té et les formes asymp­to­ma­tiques étant très fré­quentes, le taux de mor­ta­li­té ne repré­sente pas la réa­li­té, qui est pro­ba­ble­ment bien infé­rieure. Enfin, la mort par Covid atteint prin­ci­pa­le­ment des gens âgés, avec une comor­bi­di­té très impor­tante (2,7 à 3 patho­lo­gies graves conco­mi­tantes pour presque 100% des sujets selon une étude ita­lienne men­tion­née dans le Quo­ti­dien du Méde­cin, por­tant sur 355 patients décé­dés dont l’âge moyen était de 79 ans et demi) des per­sonnes dont on ne peut pas dire que l’es­pé­rance de vie était très grande, quoi qu’il arrive. Faut-il vrai­ment (presque) tout arrê­ter et que s’a­git-il de sau­ver ? Notre fan­tasme d’im­mor­ta­li­té ? L’i­dée que la pan­dé­mie ou la mort sont des acci­dents et que si on fait ce qu’il faut on pour­rait les empê­cher ? L’ef­fet délé­tère de ces mesures pro­tec­trices est cer­tain. Elles isolent encore plus les gens pré­caires psy­chi­que­ment, socia­le­ment et maté­riel­le­ment et elles vont bri­ser des vies, par l’in­ter­mé­diaire des faillites, des licen­cie­ments et de la crise éco­no­mique qui semble inévi­table, mal­gré toutes les mesures prises et annon­cées. Cepen­dant per­sonne ne peut répondre à la ques­tion du rap­port bénéfice/risque de ces mesures et les pays qui choi­sissent de ne pas confi­ner n’en sont qu’au début de l’é­pi­dé­mie (Suède, Pays Bas) ou ont pris un virage à 180° quand ils ont com­men­cé à être atteints sérieu­se­ment (Royaume Uni). Je ne vou­drais pas être à la place de nos diri­geants et de nos experts mais à quel point ces mesures ne sont-elles pas celles qui vont nous tuer plus sûre­ment que le virus ? Chi lo sa ?

Bien sûr, ce sont les aspects poten­tiel­le­ment nocifs de la pro­tec­tion mus­clée qui a été ins­tau­rée, qui sont inter­ro­gés ici et cela ne doit pas faire pas­ser au second plan le puis­sant mou­ve­ment contraire d’u­nion, de soli­da­ri­té, d’en­traide que la crise a sus­ci­té. Dans les hôpi­taux bien sûr, mais aus­si à tra­vers toutes les ini­tia­tives asso­cia­tives ou gou­ver­ne­men­tales, régio­nales, locales ou per­son­nelles qui se mettent en place. Le seul fait de conti­nuer à assu­rer les acti­vi­tés essen­tielles comme le soin ou l’a­li­men­ta­tion et tout ce qui leur per­met de pou­voir se pour­suivre, témoigne de cette soli­da­ri­té. Une explo­sion des com­mu­ni­ca­tions vir­tuelles, la mise en place aus­si expo­nen­tielle que l’é­pi­dé­mie d’a­pé­ro-skype et de visio-tout ce qu’on veut ensemble, témoigne aus­si de la volon­té de main­te­nir les liens ou même de recréer des liens per­dus. Les réflexions sur les ques­tions de fond se mul­ti­plient. De même que l’é­clo­sion sur Inter­net de mille pho­tos, vidéos et mes­sages de toutes sortes témoi­gnant d’une créa­ti­vi­té, d’une vita­li­té et sur­tout d’un humour plu­tôt récon­for­tants. De ce point de vue, la contrainte semble fer­ti­li­ser les esprits, atti­ser l’ap­pé­tence pour l’autre, favo­ri­ser l’ex­pres­sion du désir de vie (peut-être jus­te­ment parce que cet autre est à dis­tance ? Il fau­drait aus­si y réflé­chir).

Alors quid des pul­sions de vie et des pul­sions de mort à l’œuvre dans ces mesures pour jugu­ler l’é­pi­dé­mie ? Sont-elles jus­te­ment intri­quées, dans ce tis­su de pro­blé­ma­tiques com­plexes et contra­dic­toires que le gou­ver­ne­ment tente d’é­la­bo­rer dans l’ur­gence pour prendre les bonnes ou les moins mau­vaises déci­sions ? Dans cha­cune de nos réac­tions indi­vi­duelles et col­lec­tives face à ce qui nous arrive ? Oui sans doute.

A un poli­cier qui me contrôle pour me dire que le vélo va être désor­mais inter­dit, je dis qu’il va y avoir des meurtres en série dans les familles si ça conti­nue comme ça, ce à quoi il répond que ce sera peut-être un pic de nais­sances. Autant pour moi. Alors, vie ou mort ? Une de mes patientes qui cherche à être enceinte table sur un coro­na-baby-boom, don­nant rai­son au poli­cier. Mais d’un autre côté, la recru­des­cence des vio­lences conju­gales (en Chine comme en France appa­rem­ment) semble aller dans le sens de l’hy­po­thèse pes­si­miste, même si ça n’empêchera pas l’autre de se véri­fier éga­le­ment. Vie et mort ?

Dépla­ce­ment d’une angoisse cli­ma­tique déniée ?

« C’est peut-être juste la Terre qui com­mence sa chi­mio » me dit ma fille aînée méde­cin, un jour où elle était excé­dée pour diverses rai­sons en rap­port avec l’é­pi­dé­mie et les com­por­te­ments qu’elle sus­cite. La Terre peu à peu détruite par la pro­li­fé­ra­tion anar­chique des petites cel­lules can­cé­reuses humaines qui se dédif­fé­ren­cient et agressent aveu­glé­ment l’or­ga­nisme qui les abrite. Elle fait impli­ci­te­ment réfé­rence à la crise envi­ron­ne­men­tale dans laquelle nous sommes entrés et vis à vis de laquelle les mesures prises sont incom­men­su­ra­ble­ment plus timides et la réac­ti­vi­té incom­pa­ra­ble­ment moindre.
Il existe pour­tant bien une urgence cli­ma­tique, cela nous est dit depuis des années déjà, une urgence à réagir avant que l’ir­ré­mé­diable n’ait lieu. Pour­quoi ne sommes-nous pas capables de réagir face à cette urgence aus­si rapi­de­ment et mas­si­ve­ment que face à ce virus por­teur d’une sorte de grippe mor­telle par­fois, mais bénigne jus­qu’à nou­vel ordre dans 98% des cas ?
D’où nous vient, ain­si que se le demandent beau­coup d’entre nous, cette réac­ti­vi­té excep­tion­nelle, avec les mou­ve­ments de sou­tien, de soli­da­ri­té qui vont avec, alors que nous renâ­clons tant à prendre les mesures qui s’im­po­se­raient d’ur­gence pour essayer d’en­rayer le chan­ge­ment cli­ma­tique et la crise qui va avec ? Quand notre pré­sident fait un virage à 180° et nous explique qu’il va fal­loir chan­ger de sys­tème de valeurs et de mode de vie radi­ca­le­ment, on se demande pour­quoi c’est cette épi­dé­mie qui lui fait dire ça, alors qu’il aurait eu l’oc­ca­sion de le dire en réac­tion aux menaces cli­ma­tiques (et sociales et éco­no­miques indis­so­cia­ble­ment liées) depuis bien long­temps déjà (ain­si que ses pré­dé­ces­seurs et ses contem­po­rains d’ailleurs).

Si on met en pers­pec­tive cette réac­ti­vi­té avec la ques­tion de notre iner­tie cli­ma­tique et avec notre rela­tive indif­fé­rence devant les autres réa­li­tés meur­trières que j’ai men­tion­nées plus haut, on ne peut s’empêcher de se deman­der s’il n’y a pas une part un peu déli­rante dans la réac­tion à l’é­pi­dé­mie, une dis­tor­sion per­cep­tive, voire une forme, comme le disent cer­tains, d’hal­lu­ci­na­tion col­lec­tive.  Qui serait favo­ri­sée par le fait qu’en cer­tains lieux clef, la situa­tion est plus ou moins apo­ca­lyp­tique (les hôpi­taux) et auto confir­mée par le sen­ti­ment de fin du monde que donnent les villes mortes où n’errent plus que des zom­bies et des jog­geurs angois­sés.
On peut alors se deman­der si cela ne pour­rait pas avoir aus­si pour fonc­tion de mas­quer notre secrète angoisse concer­nant les dan­gers cli­ma­tiques et envi­ron­ne­men­taux. Un dépla­ce­ment en quelque sorte, expli­quant pour­quoi nous réagis­sons dans une situa­tion don­née (l’é­pi­dé­mie) comme nous devrions réagir face à une autre que nous vivons aus­si (le chan­ge­ment cli­ma­tique) et qui nous angoisse beau­coup plus. Le Covid 19 serait la sou­ris de la pho­bie en quelque sorte. Ce dépla­ce­ment serait faci­li­té par le fait que l’é­pi­dé­mie de coro­na­vi­rus pro­vient de nos pra­tiques humaines, qu’on peut la consi­dé­rer comme une mala­die de l’an­thro­po­cène de même que ses moda­li­tés de trans­mis­sion (en effet la trans­mis­sion du virus à l’être humain est une consé­quence, d’une part de la défo­res­ta­tion qui amène les chauves sou­ris aux abords des villes et, d’autre part, de pra­tiques dou­teuses met­tant en jeu bra­con­nage, mal­trai­tance et tra­fic d’a­ni­maux qui n’ont fait de mal à per­sonne) et de pro­pa­ga­tion (la crois­sance elle aus­si expo­nen­tielle du tra­fic aérien aux lati­tudes des pays les plus riches).

Une épi­dé­mie dont on peut pen­ser soit qu’elle ne fait qu’i­nau­gu­rer une longue série de désastres annon­cés (ce peut-être si on reste dans une pers­pec­tive de mélan­co­lie auto puni­tive, de maso­chisme moral et de besoin de puni­tion) soit qu’elle va per­mettre d’a­mor­cer un tour­nant dans nos exis­tence indi­vi­duelles et col­lec­tives comme le disent cer­tains, à l’ins­tar de notre Pré­sident, un tour­nant du côté de la vie, où l’a­mour serait plus fort que la mort.

Notre épi­dé­mie serait-elle en train de pro­duire un de ces cas de figure où, comme le dit Freud je crois dans Malaise, l’in­tri­ca­tion de la pul­sion de vie et de la pul­sion de mort abou­ti­rait à ce qu’E­ros arrive à mettre cette der­nière à son ser­vice, comme un bon judo­ka qui sau­rait nous sau­ver ?
Pen­sons et espé­rons.