Nous pourrions affirmer sans ambages que les psychanalystes n’ont aucune autorité pour parler de l’éducation. Du point de vue de leurs méthodes respectives, éduquer et psychanalyser semblent en effet s’opposer point par point. Essayons néanmoins de trouver au-delà de leurs différences ce qui peut réunir les deux disciplines.
La règle fondamentale qui régit l’ensemble d’une cure psychanalytique, le « tout dire » de séance, inverse radicalement les préceptes éducatifs, voire même son principe. Là où l’éducation réclame de penser avant de parler, de « tenir sa langue », de « la tourner sept fois dans sa bouche », la psychanalyse exige l’inverse, de laisser la parole suivre son cours spontanément, sans être régulée par une réflexivité accomplie au nom de valeurs éducatives, pédagogiques ou morales.
La précession se trouve donc inversée, et les visées de l’éducation, ce qui définit quelqu’un d’éduqué, de bien élevé, par exemple la prise en compte de l’autre, l’utilisation des codes relationnels locaux, les modulations de la vie sociale par la politesse, le respect et la diplomatie, n’ont pas lieu d’être dans la libre association. Là où la retenue est requise par l’éducation dans le but de soutenir une élaboration des motions pulsionnelles, de les mettre au service de la civilisation, la psychanalyse souhaite au contraire un acte mental très différent, régressif du point de vue de l’éducatif, laissant se dérouler une parole dite libre, libérée d’une part importante des contraintes du processus secondaire ; ce qui permet un travail sur les contraintes internes à la psyché, la cure ayant pour but de rendre plus efficients les procès de la mentalisation, en particulier ceux des activités psychiques régressives de la passivité dont le prototype est le travail de rêve.
Sous cet angle, la règle fondamentale est anti-éducative, et elle est ressentie comme une consigne, un message, allant à l’encontre de ceux historiques, prodigués naguère par les parents et les maîtres. Du point de vue éducatif, le psychanalyste est un personnage suspect qui manque totalement de jugement. Ce qui n’est pas sans rencontrer une forte résonnance avec les tendances à la rébellion, telle qu’elles animent l’adolescence de tout un chacun. Nous savons la valence positive de cette rébellion eu égard aux identifications inconscientes aliénantes et aux limitations imposées par toute psychologie collective conjoncturelle.
Bien sûr la pulsion peut être considérée comme inéducable ; et elle l’est. Toutefois, dans le meilleur des cas, elle participe à un conflit fondamental actif la vie durant au sein de la vie mentale, entre les aspirations à une satisfaction et les exigences de renoncement, ces dernières étant soutenues par le pôle éducatif qui cherche à établir de telles capacités de renoncement au service d’un idéal d’acquisition culturelle. L’éducation appelle l’inhibition quant au but, la désexualisation au service du labeur, voire la sublimation créatrice.
Eduquer doit donc reconnaître et prendre en compte cette conflictualité fondamentale indépassable ; et renoncer à tenter d’aboutir à une éradication des aspirations pulsionnelles, à leur répression au nom d’un quelconque idéal de culturation.
De ce point de vue l’éducation a toujours été sage, puisqu’elle n’a jamais cessé d’inclure une oscillation entre labeur et récréation ; l’éternelle question des vacances et des rythmes scolaires.
L’éducation participe ainsi à un objectif complexe, la fragile résolution de ce conflit fondamental par des oscillations entre les activités de civilisation et celles régressives diurnes dites de récréation laissant une place aux aspirations pulsionnelles, prélude à la future vie érotique.
L’éducation sait que le mieux est l’ennemi du bien ; qu’un excès de culturation s’accompagne peu ou prou à terme d’une haine de la culture, de la haine du travail qu’elle requière. Nous savons depuis longtemps quelles atrocités ce renversement peut déclencher, puisqu’il a les capacités de sortir de la conflictualité que nous venons de décrire, celle entre érotique et culture, au profit de la recherche d’une extinction du pôle culturel ; ce but pouvant être poursuivie, paradoxe, au nom même d’une culture idéalisée. La quête du mieux génère alors l’atroce.
Dans le contexte d’une telle conflictualité indépassable, l’aporie pour l’éducation est de ne pouvoir offrir qu’un modèle groupal butant obligatoirement sur les oscillations singulières, variables et instables, d’un individu.
L’existence dans la vie sexuelle, des préliminaires, témoigne de l’implication d’un tel jeu oscillatoire régressif subtil qui consiste à mettre les acquis éducatifs progressivement en latence au profit de la sexualité ; ce qui est très différent des logiques de la crudité, et de la cruauté, qui voudraient purement et simplement se débarrasser de l’éducatif. Dès lors le meurtre rôde, sinon trône.
Le principe de la cure, tel qu’évoqué par la règle fondamentale, privilégie la parole aux actes, exige en fait que l’agir du transfert soit inscrit dans le dire, dans la verbalisation et son style ; qu’il soit un acte de mentalisation.
Le transfert est un acte mental faste et prometteur, ouvert sur les potentialités d’avenir, mu par les propensions de la psyché à se déployer, à « grandir » comme nous le dirions pour l’enfant en pleine croissance. L’existence du transfert nous apprend que toute croissance se fait par le détour d’un autre, qui est appréhendé, à tort ou à raison, comme ayant des capacités mentales enviables, favorables aux aspirations d’acquisition et de progression d’un sujet. Ce transfert, nous pouvons le qualifier de transfert d’autorité, au sens où une autorité est octroyée à un autre et permet la construction d’une identification au service de certaines acquisitions. Il s’accompagne d’un transfert de l’historicité, qui est la réminiscence agie des solutions psychiques historiques élaborées auprès des supports identificatoires de l’enfance, les parents bien sûr, mais aussi tous les autres maîtres en éducation.
Cet idéal tout théorique d’un transfert d’autorité faste et promoteur, porteur de riches potentialités d’acquisition et d’avenir, se rencontre chez des patients éduqués et pour lesquels régresser en deçà de l’éducatif a une signification conflictuelle, est l’objet d’un conflit interne, d’où un certain degré de résistance.
Malheureusement, la clinique n’est pas aussi schématique que la théorie. Nous rencontrons chez tout patient des logiques pulsionnelles ayant échappé à l’éducation et se révélant hors conflit de régression. Des points, que nous pourrions qualifier d’incorrection, apparaissent alors, et échappent totalement au patient. Ce qui rejoint un propos de Freud qualifiant la cure, à trois reprises dans toute son œuvre, de post-éducation.
Cette dénomination qui rapproche éduquer et psychanalyser, a encore d’autres raisons d’être. Eduquer et psychanalyser participent par des voies très distinctes que nous venons de rappeler brièvement, à la construction et au développement du psychisme, à la mise en place des processus psychiques impliqués dans le travail mental. L’éducation participe à cette visée de façon indirecte. En exigeant une maturation des investissements tournés vers le monde et un enrichissement en acquisitions, elle fournit à la psyché, sans le savoir, des matériaux qui ne seront pas que des instruments du processus secondaire, mais seront dans le même temps utilisés par le psychisme pour réaliser ses missions régressives (jeux, rêveries, fantaisies, imaginaire, rêves). La psychanalyse, quant à elle, a pour but de développer les voies internes régressives, de telle façon que dans l’après-coup de ce travail psychique intime, les possibilités d’investissement des objets soient renforcées. Son effet éducatif relève de l’après-coup et non d’une mission première.
Si les chemins semblent opposés, la finalité, voire la cause dernière qui détermine ces deux disciplines, et qui subsume toutes leurs différences, la capacité d’investir le monde, les rapproche dans une visée humaniste commune. Dans les deux cas, il s’agit du même objectif, installer les capacités d’investir le monde ; pour éduquer, en soutenant le différemment et le renoncement, pour psychanalyser, en exploitant le détour et l’enrichissement des voies régressives.
Du fait de ce but partagé, et malgré leurs méthodes différentes, les deux disciplines se doivent de ne pas méconnaitre l’objet de l’autre. Tout forçage éducatif ne serait que vanité, et tout refuge dans le régressif consisterait à écrire dans l’eau.
Un autre point mérite notre attention qui rapprochent et différencient éduquer et psychanalyser ; le transfert d’autorité. La croissance psychique repose sur lui ; par voie de conséquence, la demande d’analyse aussi, ainsi que le choix de l’analyste. Ensuite, ce transfert entretient tout au long de la cure un fond de confiance ambivalente accordée à l’analyste et à l’analyse.
Les apprentissages reposent également sur un tel transfert, qu’il s’agisse des règles de socialisation, des instruments de la connaissance, mais aussi de l’émergence des valeurs morales.
Ce transfert d’autorité s’avère être la substantifique moelle d’où enseigner, éduquer et psychanalyser tirent leur pouvoir et leur efficience. Tous trois sont animés par un tel transfert, dans le sens où une autorité est conférée à un autre pour des raisons qui dépassent tous critères institutionnels, mais reposent sur le fait de reconnaître à cet autre, une capacité, un savoir ; pour le psychanalyste, la capacité à guérir les souffrances psychiques par un fonctionnement mental estimé plus élaboré, et auquel le sujet espère accéder grâce à cet autre.
L’approche psychanalytique permet d’anticiper la notion d’autorité exercée par un sujet, par celle d’autorité octroyée à un sujet par un autre sujet, qui devient de fait, l’auteur de l’autorité reconnue à cet autre.
Se dessine un véritable besoin précoce d’accorder une telle autorité à un autre qui doit l’endosser, et surtout ne pas se défausser devant cette responsabilité. Ceci situe l’autorité au-delà de tout modèle éducatif. Ce qui apparait essentiel, c’est la recherche d’une autorité incarnée par une personne, dont les progrès à venir d’un sujet dépendent.
Le transfert d’autorité est au fondement des identifications indispensables aux acquisitions quelles qu’elles soient, psychiques, instrumentales, morales. Il permet la croissance, fonde le désir de grandir ; tel que nous l’apprend aussi l’étymologie du terme autorité ; du latin auctoritas, de augerer, augmenter, c’est à dire réaliser un acte créateur, fondateur. On retrouve, émanant de la même racine, l’auteur (auctor), qui est celui qui fonde un acte, une parole.
Tout cela a déjà fait couler beaucoup d’encre, et a été exploré par de nombreux penseurs à la suite de Socrate et de sa maïeutique tel que abordé par Platon dans le Théétète, le dialogue sur la science ; en passant par la célèbre parabole soufi , l’implacable dialectique hégélienne sur l’aliénation, jusqu’au principe de dissymétrie au fondement de toutes méthodes initiatiques, psychanalyse comprise.
Selon cette valence positive, le transfert d’autorité semble favorable tant à éduquer qu’à psychanalyser. Toutefois rien n’est simple. Si nous ajoutons gouverner à éduquer et psychanalyser, se présente la notion d’ « impossible » ; le célèbre trio des « trois métiers impossibles » ; cet impossible qui tient justement au rapport à l’autorité du fait de la haine qui l’accompagne. La pratique analytique nous familiarise avec l’ambivalence envers l’autorité qui s’accompagne d’un infantile, la moquerie ; et parfois au delà, l’arrogance, le défi, la désinvolture, l’agression, etc.
Qui enfant, ne s’est pas moqué du sérieux de ces adultes qui se prennent tellement au sérieux. L’enjeu est d’importance. Il s’agit de faire disparaître les exigences internes en détrônant l’objet du transfert d’autorité. Le contre-transfert est alors mis à rude épreuve. Là, les notions de travail et d’autorité se corrèlent. Elles sont attaquées parce qu’elle convoquent le renoncement, la douleur, le masochisme lié aux efforts à fournir ; en arrière fond se retrouve même l’idée de torture. Se dressent dès lors une farouche opposition cherchant à renverser cette exigence de travail. L’autorité est alors à abattre. Elle est la cible d’un meurtre. Nous apercevons ici la difficulté à assumer ledit transfert d’autorité. Si dans un premier temps l’élu de ce transfert est valorisé, le revers meurtrier se présente rapidement. S’ensuit la tentation de se défausser, de glisser vers une relation fraternelle symétrique, vers la démagogie, voire même vers la démission ou le recours à un autoritarisme sans issue.
Celui qui incarne l’autorité est obligatoirement objet de haine. Celle-ci s’exprime de façon banale par les moqueries qui doublent le respect. Les cours de récréation sont le vivier des futurs chansonniers, caricaturistes et parodistes ; les journaux satiriques exploitent cette veine. Le plaisir infantile d’imaginer la chute de l’autorité restera à jamais irrésistible.
Mais ce qui est beaucoup plus délicat à affronter c’est la dérision, d’autant plus quand elle utilise pour s’exprimer nos humaines faiblesses ; personne n’est parfait. Les psychanalystes le savent bien. Leur discipline est souvent la cible d’une telle dérision, sans tendresse. Il est alors parfois nécessaire de nous rappeler cette phrase de La peau de chagrin de Honoré de Balzac : “Un homme est bien fort quand il s’avoue sa faiblesse.”
Bernard Chervet, Membre titulaire formateur de la SPP.