J. Conrad, S. Beckett, V. Nabokov ou encore P. Célan, se distinguent par un acte de « traitrise » envers leur langue maternelle, par nécessité, qu’une œuvre advienne, déclarent-ils. Nous nous intéresserons aux ressorts et transpositions du logos des origines en langue de séance, sans oublier qu’une dynamique défensive infiltre réciproquement ces différents niveaux du parler/agir en analyse. L’expérience avec les patients polyglottes, permet plus généralement de formuler quelques hypothèses métapsychologiques éclairant le processus du transfert sur la langue, incontournable dans toutes « cures de parole ».
« Qui ne connaît aucune langue étrangère
ne connaît pas vraiment la sienne. »
Goethe
L’originaire se révèle toujours dans l’après coup…
Ce qui est originaire dans la psyché et qui fait appel à l’autre pour croitre, soulève tout naturellement chez le psychanalyste des réflexions sur l’usage du logos1 en tant que dispositif de la relation à lui même et au monde. Et comme nous sommes tous nés quelque part, il arrive que patient et analyste se parlent dans des langues qui n’ont de maternel que ce que le transfert en fait-lorsque les deux par exemple se parlent dans une langue de rencontre en sol étranger. L’incidence de cette langue d’emprunt, n’éclipse pas le logos originaire comme une couche supérieure viendrait écraser simplement celle d’en dessous. Les études linguistiques contemporaines2 sur les locuteurs polyglottes, questionnent la relation lexico-grammaticale entre la langue maternelle et la langue secondaire. Ils notent des points de contact et de ruptures entre ses deux registres, nous devons y ajouter notre spécificité : l’inconscient. Toutes ces interactions dynamiques décrites par les linguistes nous conduisent à tirer un parallèle avec la vision Freudienne de 1905, vision révolutionnaire de la succession des zones érogènes, faussement linéaire, puisque des effets récursifs sur les zones érogènes sont permanents : l’investissement oral se déplace sur l’analité, qui garde ses caractéristiques d’excitabilité, stimulation d’une muqueuse, zone de transit, dialectique du plein et du vide. L’aboutissement génital, le primat comme dit Freud, s’enrichira des qualités précédentes en y ajoutant les spécificités du genre sexuel. Nous psychanalystes, pouvons postuler que toutes les langues acquises ne peuvent être considérées comme clivées de la langue maternelle, mais sont une version du logos des origines décliné sur plusieurs niveaux linguistiques en interaction lexicale, grammaticale mais surtout topique, convoquant à la fois l’affectivité et le refoulé comme trouble-fêtes de cette belle organisation structurale.
Bien sûr quelques questions subsidiaires apparaissent au delà de la position théorique tout juste énoncée : qu’en est-il de cette mise en latence de la langue-mère dans les cures engagées dans la langue du pays d’accueil ? Et comme une question en engage souvent une autre, nous pouvons nous demander si le phénomène d’éclipse de la langue maternelle ne se retrouverait pas spécifiquement dans les configurations psychopathologiques où se joue le besoin d’une mise à distance des contenus régressifs traumatiques, précisément inscrits dans la langue maternelle ?
Exolanguage…
Un « exo-language » aurait pour le locuteur en exil, une fonction linguistique servant d’exo-squelette, tel que l’on l’observe chez certains insectes ou invertébrés marins dont l’exo-structure assure leur survie. Beaucoup de psychanalystes, travaillent dans plusieurs langues, et sont donc particulièrement polymorphes3 par la nature même des ces exo-structures faites de langues et de culture. Le travail de Costas Nassikas paru sur le thème des « Exils de langue », prend pour point de départ l’histoire du poète Paul Célan, et le contre-pied qui était le sien d’écrire dans la langue des bourreaux de ses parents : l’allemand. Je le cite : « Je tiens à vous dire combien il est difficile, pour un Juif, d’écrire des poèmes en langue allemande. Quand mes poèmes paraitront, ils aboutiront aussi en Allemagne et-permettez-moi d’évoquer cette chose terrible-la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui qui fût l’assassin de ma Mère… Et pire encore pourrait arriver… Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand. » (1946)4 On ne peut manquer une adresse inconsciente directe au meurtrier de la mère, cette « pire » main qui pourrait ouvrir son livre, serait le destin linguistique de sa poésie, convoquant ainsi la mère et son assassin sur une scène réactualisée par la langue. Le potentiel actualisant du transfert mobilise parfois de manière quasi hallucinatoire l’insolite des origines, ces moments nous font aussi entendre une contrainte interne : tout comme Célan n’était pas assujetti à l’allemand5 alors que sa fonction artistique elle l’était impérieusement, le processus analytique pour certains patients, lui aussi ne peut qu’en passer par un détour qui vise à mieux rejoindre sa vérité-au sens de la pulsion de connaissance K chez Bion.
D’ailleurs, la plupart de nos patients, n’exhument pas une langue étrangère-maternelle, à proprement parler, mais plutôt des formes refoulées donc véritablement « étranges et inquiétantes » (unheimlich), de leur première langue chargée d’infantile : toute cure est à sa façon polyglotte.
Sabina Lambertucci-Mann6 interroge très justement cette hypothèse en soulignant le rapport entre les deux langues de l’analyse et celles du rêve évoquées par Freud dans l’interprétation des rêves (1900a, p. 319) : « Pensées de rêves et contenu de rêve s’offrent à nous comme deux présentations du même contenu en deux langues distinctes, ou pour mieux dire, le contenu de rêve nous apparaît comme un transfert des pensées de rêve en un autre mode d’expression dont nous devons apprendre à connaître les signes et les lois d’agencement par la comparaison de l’original et de sa traduction ».
Terre d’asile
Une spécificité apparait lorsque patient et analyste partagent une origine commune en terre d’asile, cette mobilisation un peu artificielle des « couches profondes », peut précipiter une séduction narcissique et renvoyer le processus aux nécessaires transformations pour garder le transfert tolérable et par ailleurs toujours opérant. Au bout du compte, toutes configurations analytiques semblent relever d’un projet où doit se faire entendre un logos pris dans l’archaïque et son destin, sans quoi, il faudrait envisager des scories, ombilics et scotomes encore plus nombreux que ne laisse raisonnablement toute analyse suffisamment bonne. Certaines analyses accèdent à ce logos « toujours déjà-là », sans que le chemin n’en soit spécialement balisé, alors que d’autres patients requièrent une attention particulière portée aux émergences infantiles dans le tamis le plus fin de la cure. Leur utilisation alternative évoque presque caricaturalement un appel aux fonctions « transitionnelles » impliquant souvent chez l’analyste une réponse transférentielle dans la qualité de ses holdings et fonctions contenantes au service de la relance du processus.
Réfugiée linguistique
Très brièvement, quelques mots à propos d’une patiente polyglotte de langue maternelle polonaise, cherchant un psychanalyste polonais et finissant-du moins dans les débuts-par ne me parler … que français. Langue douloureuse à écouter tant elle était abimée dans sa grammaire et sa prononciation, transposition de ses blessures d’émigrée. Elle a une singulière histoire d’itinérance, plusieurs pays d’émigration où chaque fois elle en a appris la langue. Elle s’établit enfin en France et bientôt exulte de lire A. Gide et G. Apollinaire dans cette langue d’accueil.Très vite dans notre travail, elle m’a fait sentir le risque de la réactualisation traumatique des confusions de langues, dans le sens que nous a proposé Sandor Ferenczi dans son célèbre article de 19327 . Je me suis alors demandé, comment chemin faisant, la cure pourra lui permettre de retrouver une circulation entre les langues, redonner de la chair à ce qui se trouve décharné et sonne à l’oreille de l’analyste comme une langue d’intendance qui sert un récit mais ne raconte pas ?
Sept ans plus tard, cette dimension bilingue a pu réorganiser à l’égard de ses parents les versants inconciliables de l’ambiguïté, puis de l’ambivalence comme le précisait José Bleger8 : fantasmes meurtriers pour sa mère en polonais, idéalisation du Père et de son ex-mari en français. Je m’interrogeais alors sur son « patchwork linguistique », un trouvé-créé étayant une réduction sensible de son fonctionnement clivé, parfois à la dérive dans ses addictions. J’ai pu constater parmi les différents mouvements de la cure, l’émergence d’une dynamique représentationnelle inédite que j’attribuais alors à une refonte des rapports classiques contenus-contenants, linguistiques et psychiques. Dans son travail de rêve et de séance, la trame est devenue plus compréhensible et vivante. Par exemple, un rêve où j’apparaissais dans des fonctions surmoïques, pouvait être perçu à ce niveau sans se perdre dans tous les détails manifestes, produisant enfin des associations et affects ajustés au récit. Pour anecdote, la fin de cure s’est énoncée dans sa langue maternelle, elle-même parlée avec un évident plaisir de répondre à la règle fondamentale sans un excès de détours : appeler un chat, « kot » ( chat en polonais) ou inversement, selon la voie la plus favorable à l’accomplissement psychique.
Piotr Krzakowski, Psychanalyste membre de la SPP
NOTES :
- J.P Vernant, « Origines de la pensée grecque », PUF, 1962.
Le fragment 50 d’Héraclite, Il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le discours, conviennent que tout est un. » le Logos évolue jusqu’à devenir tout le champ de l’énonciation. - Gilbert Dalgalian, Enfances plurilingues. Témoignage pour une éducation bilingue et plurilingue ; L’Harmattan, 2000
- Au sens de la « perversion polymorphe » des 3 essais sur la théorie sexuelle (1905)
- K. Nassikas, Exils de langue, Paris, PUF, 2012, p. 12
- Bien que l’allemand ait été la langue maternelle de Paul Célan, une Mère morte en déportation. On est tenté de penser avec M. Torök et N. Abraham, un poète potentiellement porte parole de sa Mère, captive d’une crypte mélancolique, qui finira par l’emporter le 20 avril 1970 dans un geste suicidaire, après avoir tenté de trouver une réconciliation au travers d’une figure par excellence ambivalente qu’était Martin Heidegger, resté distant à l’égard de Célan, ne répondant pas aux questions qui portaient Célan dans son œuvre, ce au cours des deux seules rencontres décevantes pour Célan : en 1957 et le 26 mars1970, moins d’un mois avant son suicide.
- Sabina Lambertucci-Mann, Les deux langues et la langue de l’analyse, Le jeu de-ux langues. Article à paraitre, 2019.
- S. Ferenczi, La Confusion des langues, Psychanlyse IV, 1932
- José Bleger, Symbiose et ambiguïté, Avant-propos, Paris, PUF, 1981, p. 7–9. L’avant-propos a été écrit à Buenos Aires en janvier 1967.