« Elle n’était pas facile à admettre, cette vérité, que le temps commençait à jouer contre moi.
Que je devenais une potentielle mère tardive ou, pire, dans notre pays ultra-nataliste, une ‘femme sans enfant’… Est-ce qu’à la fin de ma vie, je n’allais pas regretter de ne pas avoir été maman ? Est-ce que mon désir de fonder une famille ne se réveillerait pas trop tard ? Je n’ai jamais été stressée par cette question de la maternité mais, à la moitié de la trentaine, cette soudaine prise de conscience m’a fait l’effet d’un électrochoc. La vie passait bien plus vite que je ne l’avais imaginé !
Il me fallait être lucide : il n’y avait aucune raison que ma vie change dans la décennie qui s’annonçait. Je serai happée par mon boulot, toujours célibataire et heureuse de l’être, emportée par le tourbillon de la vie parisienne dans ce qu’elle a de plus exaltant et de plus épuisant. Il n’y avait aucune raison pour que cela change… à moins que je ne décide d’opérer un virage. J’allais devoir me confronter à des choix pas forcément agréables. »
Ces mots sont ceux de Myriam, mais ils pourraient être ceux d’Elsa, d’Hélène ou de Marie. Et de tant d’autres. Ces femmes, ce sont mes patientes. Elles appartiennent à cette génération des Françaises nées dans les années 80, qui ont grandi dans l’idée que le combat de la parité était presque gagné. Qu’il avait été surtout celui de leurs aînées, leurs grands-mères et mères qui se sont battues pour obtenir la liberté de faire des études, de s’épanouir sur le plan professionnel, de jouer leur carte dans la partition économique, sociale, culturelle, de faire carrière. Femmes du XXIè siècle, elles apprécient de se nourrir, elles aussi, d’un présent souvent riche et chahuté. Le projet d’enfant, s’il est toujours à l’horizon, ne fait pas partie des urgences. « Elles aussi » : oui, comme beaucoup d’hommes. Sauf qu’eux ne subissent pas les lois d’une certaine horloge biologique… Et qu’eux ne voient pas leur intimité mise à mal quand ils décident d’être papas sur le tard.
Dans mon cabinet, elles s’épanchent. Décontenancées par cette réalité : elles peuvent prétendre à des postes de dirigeantes de grandes sociétés, elles ont des chances de vivre quasi centenaires, mais leur temps de fertilité, lui, n’a pas bougé. Leur corps n’a pas pris le tournant des transformations sociales, leur corps obéit à de vieilles règles naturelles. Elles vivent comme des hommes, mais leur fertilité n’a pas la même liberté…
Justement, se disent-elles, et si cette question de la fécondité pouvait dépendre d’elles ? Et si justement, après leurs aînées, elles s’emparaient de ce combat-là ? De cette parité-là ? Le droit de faire un enfant plus tard, quand je serais prête. De s’affranchir de l’angoisse de la vie biologique.
La vie biologique d’une femme ? On peut la résumer ainsi : c’est en gros prendre la pilule entre 18 et 25 ans, au moment où la femme connaît des pics hormonaux qui la rendent très féconde, se faire poser un stérilet entre 25 et 35 ans, après, en venir à faire appel à des aides médicales (hormones ou FIV) pour procréer passés 35 ans.
35–40 ans…, le moment où elles atteignent leur performance professionnelle. En contradiction avec celle de leur corps.
Le réveil peut être douloureux. Elles ont beau savoir qu’elles ont un temps défini pour avoir un enfant, elles n’ont pas toujours une réelle conscience du problème. Entre celles qui pensent qu’elles trouveront le compagnon juste à temps, celles qui pensent qu’elles ne seront plus fertiles à la seule ménopause, celles qui imaginent qu’elles feront aussi bien que les Monica Bellucci ou autres Adriana Karembeu, aux grossesses tardives complaisamment relatées par les médias, les façons de se leurrer sont nombreuses.
Faut-il le rappeler ?
Si, au moment de sa naissance, la petite fille a déjà tous ses ovocytes, ces derniers, chez une jeune femme en bonne santé, sont de qualité variable, avec un certain pourcentage de défauts dans la structure ou le nombre de chromosomes. C’est ce qui explique qu’il faille parfois des mois, voire des années, pour tomber enceinte, et qu’une grossesse puisse se solder par une fausse-couche. Vers l’âge de 35 ans, les femmes sont confrontées à une chute de fertilité : les chances de devenir enceinte diminuent brusquement à mesure que leurs ovocytes diminuent en nombre et en qualité. À 40 ans, la femme a moyenne 5% de chances de tomber enceinte à chaque cycle. À 45 ans, c’est 1%.
Face au choc de la réalité du temps qui passe, que faire ?
Jusqu’à présent, les médecins n’avaient aucun moyen de répondre à cette altération ovarienne des femmes.
Jusqu’en 2011, lorsque la congélation ovocytaire a été rendu possible. Pour des raisons purement médicales, il est vrai. Congeler ses ovocytes, par « convenance », uniquement pour essayer de préserver sa fertilité, est interdit en France.
La congélation d’ovocytes pour des motifs médicaux c’est, par exemple, pour préserver la fertilité de patientes atteintes de cancer, dont les ovules pourraient être endommagés par les traitements chimiothérapiques. Cette technique, appelée « préservation de la fertilité », fait partie intégrante des lois de bioéthique. Une fois guéries, ces femmes, quand elles auront rencontré la bonne personne, peuvent tenter d’accéder à la maternité.
L’auto-conservation de ses ovocytes sans raison médicale est donc interdite en France. Sauf depuis 2015 pour les femmes qui donnent leurs ovocytes dans un but altruiste. Celles qui choisissent de donner leurs ovocytes pour d’autres peuvent en conserver une partie ensuite pour elle… Étonnant chantage qui méconnaît la motivation du don, en général sans contrepartie – on donne ses ovocytes par altruisme, comme on donne son sang, on le fait pour aider un couple en attente d’enfants -, et qui soumet les femmes en désir de maternité à un donnant donnant pas évident à admettre, ni à vivre…
Confrontées à cette interdiction française, certaines femmes se tournent vers l’Espagne, la Belgique, entre autres, pour préserver leur fertilité. Si les gynécologues français savent faire mais n’ont pas légalement le droit de le faire, il en est qui acceptent de suivre leur stimulation durant leurs tentatives, jusqu’à donner le go (en collaboration avec les équipes étrangères) pour qu’elles partent au moment ad hoc réaliser la ponction et la congélation de leurs ovocytes à l’étranger.
De cette initiative, elles attendent une libération. Fini la pression de l’horloge biologique. Fini l’égrènement du sablier qui réduit, grain après grain, mois après mois, les chances de procréer. Assurance contre l’anxiété du temps qui passe. « J’aurai peut-être un jour, qui sait, besoin d’une FIV, donc autant que ce soit avec mes ovocytes jeunes. »
Étonnamment, il arrive assez souvent qu’après avoir fait congeler leurs ovocytes, les femmes rencontrent un partenaire… Tiens, tiens… Sécurisées, auraient-elle gagné une nouvelle façon d’aborder l’autre ? « Avant quand je regardais un homme, je voyais un pourvoyeur de spermes, confie Anne. Maintenant, quand je regarde un homme, je vois d’abord un homme, un être humain, un partenaire amoureux possible, seulement après un père. » Comme si l’intimité du couple cessait d’être parasitée par le poids de l’enfant.
Reste qu’il s’agit d’un véritable parcours de la combattante, aussi stressant que solitaire. Où l’intimité, de l’âme comme du corps, est mise à l’épreuve. Epreuve, c’est le mot.
Petite leçon pour les Nuls sur ce qu’implique la préservation d’ovocytes. Il faut compter deux semaines de stimulation ovarienne, à coup d’injections quotidiennes d’hormones, associées à des contrôles réguliers, sanguins et échographiques. Puis, lorsque l’on pense que les ovocytes sont matures, on déclenche l’ovulation par injection, et, 48 heures après, on ponctionne des ovocytes au bloc opératoire. Ponction qui peut se faire par anesthésie locale ou générale, qui dure une vingtaine de minutes… et la patiente rentre chez elle.
Cette procédure n’est pas sans complications, bien que très rares (hyperstimulation ovarienne, perforation de la vessie…), et elle n’est pas sans risques, dont celui d’apprendre que la quantité d’ovules récupérés est bien inférieure à celle nécessaire pour espérer obtenir une naissance…
Tout ce cheminement n’est pas anodin. L’intimité (de fait, quoi de plus intime que l’appareil génital ?) est considérablement bousculée. Sur le plan physique, mais aussi psychologique, affectif.
Pas évident de dévoiler son problème de fertilité devant un étranger en blouse blanche. Prendre ce rendez-vous, déjà, c’est un premier pas. Après, il faudra dire. Parler de sa vie privée d’adulte sans enfant dans cette société où l’on vous presse d’un « Et toi tu t’y mets quand ? » Évoquer ce vertige du temps qui est passé, cette absence de compagnon parfois, cette culpabilité, ou non, d’avoir géré pleinement sa vie professionnelle au point d’en avoir oublié de bien « gérer » ce temps biologique limité. D’être à 35–37 ans en couple avec un homme qui ne se dit pas prêt à avoir un enfant… Ou de ne pas ressentir encore soi-même le désir d’être mère…
Qu’elles le veuillent ou non, cette décision de faire quelque chose avant qu’il ne soit trop tard, c’est les obliger à penser aux raisons pour lesquelles elles se trouvent dans cette situation.
Tout alors revient. Leur différence par rapport à une société qui valorise la maternité, la tristesse d’être seule, leurs déboires sentimentaux, leur impression d’être tributaire du désir de leur compagnon, leur peur de devoir peut-être faire un enfant seules… Elles ne sont pas dans les « normes », soit, mais ont envie quand même de préserver leur fertilité. De se donner les chances d’avoir un jour un bébé.
Autre intimité bousculée : en s’attelant ensuite à ces examens physiques, elles se confrontent au mystère de leur intimité biologique.
Pour beaucoup c‘est une première. Fou de constater à quel point leur anatomie et leur fonctionnement biologique leur sont méconnus. Souvent elles ignorent où se trouvent leurs ovaires, ce qu’est un ovule…
« Faire tout ce processus m’a permis de me reconnecter avec mon corps, comprendre comment tout marche – ou pas parfois – et maintenant cela me donne envie d’être enceinte car je vois le côté fascinant de la chose et non le côté handicapant. » (Myriam)
« Cette congélation et donc ces ovocytes m’ont permis de prendre conscience que mon corps pouvait fabriquer un bébé, étape sans doute nécessaire pour moi qui n’étais pas trop intéressée par cette question jusqu’alors. » (Sylvie)
« Le fait d’avoir ces ovocytes me donne paradoxalement envie de ne pas passer par une FIV sur le tard, moi qui ai pourtant pris des dispositions pour. » (Flora)
L’intimité remuée, remise en cause…
En demandant cette congélation elles se découvrent. En espérant s’acheter du temps, elles s’avancent aussi vers un nouveau registre intime. Libérées du temps qui passe, elles se libèrent un espace psychique. Les voilà plus légères, moins pressées de devoir rencontrer « l’homme de leur vie ».
« Je sais que mes ovocytes m’attendent, confie Sarah, et que cela m’offre une respiration. J’ai l’impression que la Sarah intime peut continuer à croire à la bonne rencontre, quitte à ce qu’elle soit tardive, alors que la Sarah sociale et biologique commençait à flipper. »
Ou encore Claire : « C’est comme si quelqu’un avait retiré une bombe à retardement de mon corps, puis m’avait remis une assurance médicale sous la forme d’ovocytes congelés. Je me sens encore plus forte maintenant. »
La congélation des ovocytes est devenue tellement populaire aux US que des employeurs tels que Apple et Facebook l’ajoutent à leur convention collective afin que leurs employées femmes qui souhaitent y procéder soient remboursées de leur traitement. Des grands-parents contribuent au financement de la procédure comme s’il s’agissait d’un investissement pour une maison.
Facilité, modernité, commodité : mais n’est-ce que cela ? Et n’aurait-on pas tendance à faire de ce parcours, certes difficile, un chemin uniquement bénéfique ?
Car il est loin d’être rose… Déjà, dès la consultation. Certaines se demandent ce qu’elles font là. « A quel moment me suis-je trompée de chemin pour que j’en sois venue à envisager de congeler mes ovules ? Si je suis ici, c’est sans doute parce que j’ai échoué quelque part… » (Léa)
A l’heure de l’intervention, les questions redoublent :
« Au moment de la ponction, raconte Isabelle, j’ai eu l’impression d’être marquée physiquement et symboliquement (la ponction se fait par voie vaginale à l’aide d’une sonde et d’un guide au bout duquel il y a une aiguille qui traverse le vagin pour récupérer les ovocytes dans les ovaires) : j’étais celle qui avait raté sa vie pour en être là. J’étais comme marquée au fer rouge, celle qui n’a pas réussi à avoir un enfant… »
Pas rose non plus lors de « l’après », ce moment fatidique, des années plus tard, quand elles choisissent d’avoir recours à leurs ovocytes congelés.
Les cliniques de fertilité ont tendance à promouvoir la congélation des ovocytes comme quelque chose qui peut « arrêter le temps ». Beaucoup de femmes pensent investir dans une caisse d’assurance… leur assurant à tout coup un futur bébé.
Mais le calcul ne tient pas toujours. Selon les données des cliniques, une femme qui congèle 10 ovocytes à 36 ans a environ 45 % de chance d’avoir un bébé. Les chances sont plus élevées pour les femmes plus jeunes. Elles augmentent également avec le nombre d’ovocytes stockés. Mais les chances de succès varient tellement d’un individu à l’autre que les spécialistes de la reproduction affirment qu’il est presque impossible de prédire le résultat à l’aide de données globales. Me vient en mémoire la tentative de Sarah : deux de ses ovocytes n’avaient pas survécu au processus de décongélation. Trois autres n’avaient pas réussi à féconder. Restaient six embryons, dont cinq qui semblaient anormaux. Le dernier a été implanté dans son utérus. Le matin du résultat : nouvelle dévastatrice : ses chances de porter son enfant génétique venaient de tomber à zéro. Elle se souvient d’avoir crié comme « un animal sauvage », s’être effondrée sur le sol. « Ce fut l’un des pires jours de ma vie. ». Dure confrontation avec la réalité. Comme si le déni de la perte, celle de la fertilité, celle de ne pas avoir d’enfant, venait lui aussi de se décongeler….
Désarroi d’autant plus âpre qu’on pensait avoir gagner une sorte d’assurance…vie. Outre celle d’un enfant à soi, celle d’une prolongation de soi aussi. Ad vitam æternam… Car l’ovocyte, ce petit morceau de soi congelé, a finalement un potentiel de vie qui existe et co-existe… à côté de soi. Et s’il n’est pas utilisé, il restera pour l’éternité à jamais fécondable… Une prolongation de soi comme une descendance…
O fantasme d’immortalité ! O fantasme du tout programmé.
La psychanalyste Delaisi de Parseval voit dans cette volonté de congélation des ovocytes par convenance, une volonté de tout maîtriser : après le bon job, le bon appartement, le bon partenaire… le bon enfant au bon moment ? « Comme si, souligne-t-elle, dans un projet de maternité, rien n’était plus ringard que le hasard ! A quand l’assurance pour la mort ? »
Et elle évoque le mythe de Faust qui donnait son âme au diable en l’échange d’années supplémentaires ? Les femmes, ne troquent-elles pas leurs ovocytes en échange de temps pour pouvoir faire carrière, vivre leur jeunesse et surtout trouver le père idéal ? Loin de ces comparaisons, plus prosaïquement, les femmes d’aujourd’hui voient avant tout dans ce procédé, une proposition qui tombe à pic, qui répond à leur souhait de faire des enfants plus tard. Mais attention à la déception si, le jour venu, les ovocytes ne répondent pas à leur attente. Ce temps supplémentaire ne leur aura alors servi qu’à les bercer d’illusions. Les médecins les plus honnêtes veillent à ne pas leur donner de faux espoirs, leur rappellent que la congélation ne garantit pas absolument de mettre un jour au monde un bébé, qu’elles doivent prévoir un plan B.
« Docteur gardez-les moi précieusement ! », une demande encore timide, encore fragile, que la législation et la science, fortifieront probablement à l’avenir.
Une demande encore timide, certes. Reste dans ce souci des femmes de ne plus se laisser dicter leur vie au gré de leur horloge biologique, une volonté de s’emparer d’une technique pour mieux maîtriser leur intimité et prendre leur destin en main.