Le thème du 79° Congrès et les orientations des rapporteurs ont logiquement placé la bisexualité psychique au centre de la réflexion. Les conduites sexuelles et la question du genre sont restées au second plan tant dans les rapports que dans les préalables. C’est également ce qui s’était passé en 1975 quand Christian David avait présenté son rapport : La bisexualité psychique. Eléments d’une réévaluation au 35ème CPLF.
L’auteur cherchait à libérer la bisexualité des conduites sexuelles telles que pratiquées par ceux qui sont dénommés les bisexuels et plus récemment les « bi », « bigender », « binary », etc. Il proposait la bisexualité psychique comme un organisateur de toute psycho-sexualité. Le rapport de Christian David pouvait se lire comme un plaidoyer pour une bisexualité psychique conçue impliquée dans le plein épanouissement d’une sexualité généralisée telle que Freud l’avait envisagé avant lui. Les notions qu’il a introduites dans son rapport, en particulier celle de médiation bisexuelle, de matrice médiatrice de la bisexualité, de bisexualisation du psychisme, cherchaient à réagir contre une tendance à écarter la sexualité et ses expressions hystériques en séance, donc les sensations et les associations incidentes ; ou si l’on préfère à « désexualiser » la psychanalyse, c’est à dire à réduire sa mission consistant à élaborer le sexuel, au profit d’une psychanalyse de l’inhibition quant au but, donc une psychanalyse du moi, de la tendresse, du traumatique pensé en dehors de la pulsion. De nos jours cette même tendance se retrouve à propos de l’interprétation, à travers le conseil négatif, donc moraliste, de ne pas interpréter les contenus au profit de l’interprétation du processus.
Freud et son transfert sur le délire privé de Fliess
Les rapporteurs de 1975 et de 2019 ont répété l’acte de libération de la bisexualité psychique telle que Freud l’avait déjà lui-même réalisée, tant envers les pratiques sexuelles qu’envers la théorie de Fliess.
Freud annonce officiellement cette libération en 1919 (Un enfant est battu) et il la réitère en 1937 (Analyse avec fin et analyse sans fin). Il remet en cause l’axiome de la théorie de Fliess d’une bisexualité biologique constitutionnelle organisatrice du vivant. Cette théorie aurait été une fantaisie spéculative audacieuse si elle n’avait pas pris la forme d’une croyance systématisée la transformant en délire privé. Face à la force de persuasion de cette croyance imposée en vérité, de nombreux chercheurs dans divers pays ont mis à l’épreuve d’une vérification les rythmes affirmés par Fliess, et ont fini par convenir que ceux-ci ne trouvaient aucune confirmation dans les faits relevés.
Freud lui-même a suivi un tel cheminement de la mise à l’épreuve. Dans un premier temps, il épousa avec enthousiasme voire passion ce délire privé de son « très cher Wilhelm » : « Et maintenant passons à la question principale ! Pour autant que je puisse le préjuger, mon prochain travail s’appellera De la bisexualité humaine. Il attaquera le problème, à la base et contiendra tout ce qu’il me sera possible de dire sur ce sujet, les choses ultimes et les plus profondes ». (Lettre du 7.08.1901). Ce travail annoncé n’a jamais vu le jour. Cette passion trouve ses antécédents dans les tous premiers travaux de Freud en histologie, alors qu’il cherchait à vérifier ou à infirmer l’hermaphrodisme supposé des anguilles.
Puis en 1919, il écrit à propos des théories de Fliess et de Adler : « Je déclare au préalable que je les ai toujours tenues l’une et l’autre pour non pertinentes et fallacieuses ». Mais cela ne l’empêcha pas de forcer durant des années l’agencement des faits de sa vie afin qu’ils s’adaptent à son aveuglement transférentiel envers Fliess engageant son espoir infantile de trouver et forger une théorie ayant valeur de Graal. Petit à petit, il dut renoncer à faire rentrer tous les évènements de sa vie dans la double scansion des rythmes féminins et masculins, respectivement les périodes oscillatoires de 28 et 23 jours. Mais il conserva ce qu’il considérait être le noyau de vérité de cette théorie, la bisexualité biologique fondamentale. Bisexualité et dualité pulsionnelle : le nanti et le dépourvu.
De façon concomitante, et étayé sur ce délire scientifique, Freud élabora petit à petit une conception de la bisexualité psychique en tant qu’expression dans le psychisme de celle biologique du vivant. C’est seulement en 1937, après plusieurs étapes de remise en cause, qu’il finit par se libérer de la théorie de Fliess et par libérer par voie de conséquence, les termes de bisexualité, de masculin et féminin, leur octroyant de nouvelles significations non enfermées comme auparavant dans une symbolique systématique chapeautant tous les couples d’opposés sous le « vu » de la différence des sexes, les dits masculin et féminin.
En fait, Freud dut reconnaître que le « vu » se décille quand la perception de la différence des sexes fait l’objet d’une transposition de la dualité pulsionnelle, plus précisément de la tendance extinctive qui la caractérise. Dès lors, bisexualité et dualité pulsionnelle se sont désenchevêtrés et la dissimulation du couple nanti-dépourvu par celui de masculin-féminin s’est révélée.
Les étapes élaboratrices
La valeur épistémologique de cette élaboration de la psychanalyse étayée durant environ quarante années, sur un axiome ayant valeur de délire privé mériterait un plus grand intérêt que cette courte remarque au sein d’un message d’introduction.
La première amorce consiste en la rupture avec Fliess en 1906, suite à une accusation de Fliess, publiée sous le titre, dirigée contre Freud, accusation d’avoir servi d’intermédiaire à une affaire de plagiat par deux auteurs viennois, Hermann Swoboda et Otto Weininger.
La seconde étape se trouve sous la plume de Freud en 1919, quand il doute de la thèse de Fliess qui envisage le refoulement sous l’égide de la bisexualité.
Le pas décisif est fait en 1937, quand Freud renonce à « sexualiser » comme Fliess le processus du refoulement, laissant dès lors émerger ce qui manque à la bisexualité, ce qui était refoulé par l’axiome de croyance, c’est à dire la question du choix d’objet ; et de façon plus précise celle du destin intrapsychique d’une partie des investissements d’objets impliqués dans le complexe identificatoire, primaire et oedipien, complexe bisexuel circulaire par définition.
Le choix d’objet en embarras
Freud remet donc en cause son engouement premier ou délire privé de Fliess, et c’est donc au nom de la dualité pulsionnelle qu’il envisage de briser cette conception d’une bisexualité symétrique articulant deux pôles opposés. Apparaît et intervient dès lors une « inclination au conflit », une contrainte interne au choix d’objet, voire même un impératif à réaliser un tel choix d’objet au nom d’un travail psychique exigé par la dualité pulsionnelle et par le caractère régressif de toute pulsion jusqu’à l’inorganique. Le choix d’objet se trouve dès lors soutenu par cette contrainte à répondre à la dimension traumatique intrapulsionnelle. De nombreux achoppements peuvent survenir au cours de ce travail induit par cette conflictualité fondamentale impliquant autant la dualité pulsionnelle et les identifications fondatrices que les déterminants anatomiques voire génétiques, tous réunis en une épigenèse à construire. Cette conflictualité a des effets de réverbération sur toutes les sexualités, hétérosexualité incluse bien sûr. Il convient dès lors de penser l’implication ou
non de l’acte mental de choix d’objet dans toutes les pratiques sexuelles manifestes. La question du choix d’objet, de la contrainte à faire un tel choix et des embarras qui l’occupe, s’avère être l’objet latent de toute réflexion sur la bisexualité psychique et le genre.
Nos invités
L’introduction dans le thème du congrès 2019 du terme de genre, la faible utilisation de cette notion tant dans les rapports que dans les préalables, exige de penser cette notion au-delà d’une conception immédiate et abrupte qui la définirait comme une défense, une esquive ou un déni de la différence des sexes.
Aussi, le Conseil a‑t-il souhaité faire une place très tôt dans le congrès, à des considérations différentes, émanant d’autres champs de pensée, afin de ne pas méconnaitre le sens et la portée que cette notion peut avoir au sein de ces autres disciplines. Sandra Boehringer, Claudine Junien et Fabrice Virgili ont accepté de nous faire part de leurs éclairages respectifs, Sandra Boehringer depuis le monde antique, Claudine Junien depuis la Biologie par l’épigénétique, Fabrice Virgili depuis l’Histoire, en particulier des guerres.
A la fin du Congrès, Geneviève Fraisse nous proposera une réflexion épistémologique sur le « comment penser » la question des sexes. « Il ne s’agit pas d’énoncer ce qu’il en est du sexe et du genre ; il faut s’en tenir à l’idée d’une catégorie vide, et privilégier la recherche des effets produits par la sexuation du monde dans les champs de la vie humaine ». Sandra Boehringer est agrégée de Lettres classiques et maître de conférences en histoire grecque à l’université de Strasbourg. Elle est membre du laboratoire Archimède, section : « Normes, genre et sexualité dans les sociétés grecques et romaines » ; et elle est rédactrice en chef de la revue Archimède, et membre du comité de rédaction des Cahiers du genre. Ses travaux actuels portent sur la construction des catégories sexuelles dans le monde antique, l’histoire du genre et de la sexualité en Grèce et à Rome, et la construction des identités individuelles et collectives en Grèce archaïque et classique. Claudine Junien est professeure émérite de génétique à l’Université Versailles Saint Quentin, chercheuse en épigénétique à l’INRA. Elle a créé et dirigé l’unité de recherche de l’INSERM « Génétique, chromosome et cancer » à l’hôpital Necker-Enfants malades. Elle a fondé et présidé la « Société Francophone pour la recherche et l’éducation sur les Origines Développementales, Environnementales et Epigénétiques de la Santé et des Maladies ».
L’objectif de ses travaux est d’élucider comment les processus épigénétiques retiennent la mémoire d’impacts environnementaux précoces d’une manière qui est spécifique du sexe du parent et de celui de la progéniture. Percevant que les différences sexuelles sont sous-estimées, elle défend au nom de celles-ci une « recherche et une médecine sexuellement différenciées » et prône l’intégration du sexe et du genre dans la recherche en santé.
Fabrice Virgili est historien et directeur de recherche au CNRS. Il travaille au sein de l’UMR « Sorbonne, Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe » (SIRICE) à Paris1 Panthéon-Sorbonne, et est responsable de l’Axe « Genre et Europe » du Laboratoire d’excellence « Écrire une histoire nouvelle de l’Europe » (EHNE).
Ses recherches portent sur l’effet des guerres mondiales sur les relations entre hommes et femmes, et ses thèmes principaux sont : « Identités de genre et guerre au XXème siècle », « Guerre et sexualité », « Frontières, affrontements et intimité », « Enfants nés de couples franco-allemands pendant la Seconde Guerre mondiale », « Guerres, violences et sociétés ».Geneviève Fraisse est philosophe et historienne de la pensée féministe, directrice de recherche au CNRS. L’une de ses originalités scientifiques réside dans sa réflexion épistémologique et politique sur le thème sexe et genre. Elle propose de « se détourner des questions de définition et d’identité, pour faire le repérage des lieux où sont pensés les sexes, dans leur tension, leur décalage, leur disparité au regard du contemporain démocratique. Au fond, la démarche est inversée : il ne s’agit pas de dire ce qu’il en est du sexe et du genre, mais de dire ce qui surgit dans la pensée quand égalité et liberté révèlent des enjeux sexués dans la politique et la création, l’économique et le corps, la pensée et l’agir ».