Le champ clinique s’anime parfois de controverses liées à la légitimité de la pratique psychanalytique « inspirée », c’est à dire sans autre formation institutionnelle qu’au mieux une analyse personnelle, mise en perspective avec les parcours de formation proposés par les instituts et écoles structurées. Les cas rapportés par O. Renik, intersubjectiviste américain, montrent à l’inverse, un praticien dont la méthode a radicalement évolué depuis sa formation psychanalytique conforme aux standards de l’IPA, et qui prend la mesure de chaque écart pris avec celle-ci. Nous explorons également l’idée que la créativité du thérapeute, plutôt que de souffrir d’un assèchement lors du temps de la transmission institutionnelle, trouve là son noyau indispensable, référence ultérieure des mouvements d’identifications transférentielles et de leur compréhension par l’analyste.
Les institutions de soin mettent en situation de partenariat des professionnels de provenances fort différentes, offrant ainsi une vue en surplomb sur les entrelacements de nos différentes cultures cliniques et de leurs inscriptions historiques. Il est alors intéressant de repérer les déclarations de certains au sujet d’une inspiration, voire d’une obédience psychanalytique, comme si nous avions à faire à une démarche artistique ou encore une religion bâtie sur la foi des pratiquants.
Comment donc ne pas être interpellé par la diffusion de ce que l’on pourrait désigner comme une illusion collective de facilité, qui trouverait dangereusement un écho chez les jeunes cliniciens, laissant penser que l’abord littéraire de la psychanalyse, adjoint-mais pas toujours‑d’une cure personnelle, avec en prime un peu de conviction, pourrait suffire à désigner sa pratique comme psychanalytique. On trouve par ailleurs chez les défenseurs de cette position l’idée que la formation institutionnelle à la psychanalyse, compromettrait la créativité clinique, et son caractère subversif. Pour aller plus loin, ces positions rencontrent une certaine tolérance, du fait de leur référence commune à une tradition de contestation des inventaires diagnostiques, communauté clinique soucieuse d’une conception non figée de l’acte diagnostique1 , à la faveur d’un processus dynamique en évolution constante. La paix apparente entre les tenants d’une aptitude quasi innée à la pratique analytique et ceux qui tiennent à la formation institutionnelle « coûte que coûte » s’unissent implicitement autour d’un statu quo politique, en partie dû à l’ancienne confrontation avec le courant cognitivo-comportementale, servant de dénominateur et d’ennemi commun à une population hétérogène d’obédience psychanalytique.
Qui plus est, et c’est l’objet de cet article, nous retrouvons des distorsions de pratiques à l’intérieur même des courants analytiques composant l’Association Psychanalytique Internationale, mais dont le centre de gravité assurant une cohérence interne, semble néanmoins tenir au moment initial de la formation de l’analyste et de sa validation par un tiers institutionnel. La vignette proposée concerne donc les diverses modalités de l’interprétation de la relation de transfert, en suivant les options peu orthodoxes prises par l’analyste, en occurrence l’intersubjectiviste Owen Renik, à qui nous empruntons ce matériel.
L’intersubjectivisme, est une conception de la pratique analytique relativement dissidente qui s’est développée aux Etats-Unis à partir des années 80, en grande partie en réaction envers l’Ego-Psychologie de Heinz Hartmann et s’inspirant, bien que d’une façon lointaine, de la psychanalyse anglo-saxonne fondée sur la relation d’objet (courant allant de Mélanie Klein, à Winnicott, Balint, mais surtout Fairbairn). C’est Roy Schafer, qui radicalise aux Etats-Unis l’intersubjectivisme comme une théorie de l’esprit, en contre d’un langage mécaniste des standards psychanalytiques de l’IPA, avance-t-il. Pour Schafer, la psychanalyse est un acte narratif, analyste et analysant construisant toujours une histoire nouvelle qui n’aurait d’autre réalité que celle d’être racontée, expérience subjective, campée dans un espace inter-relationnel, plus qu’intrapsychique et inconscient.
Je reprends ici quelques arguments parus à la rubrique « débats sans frontières » sur le site internet de la SPP2 où Bernard Penot, en particulier, y a conduit un travail de décryptage technique de la méthode intersubjectiviste. Et c’est bien de méthode dont il s’agit, adjointe d’une éthique qui tend à devenir une question de plus en plus subsidiaire. Si la théorie psychanalytique est accessible à l’intellect par le biais littéraire, la méthode, elle, demeure un singulier artisanat, liée d’une part à l’analyse personnelle, et d’autre part à la transmission, plus qu’une acquisition de compétences, elle se caractérise surtout par une relance permanente de la capacité autoanalytique de l’analyste sous le regard institutionnel de la supervision de cure. Souvenons-nous d’ailleurs que c’étaient bien des questions de méthode et de transmission qui avaient provoqué la scission entre la SPP et Lacan en 533 .
Pour en revenir à Owen Renik, sa pratique repose sur le postulat d’une égalité en quelque sorte démocratique, entre patient et analyste, où chacun partage ses éprouvés émotionnels et ses associations, en s’expliquant si nécessaire sur le bien-fondé de l’interprétation proposée. Ce qui veut dire en d’autres termes l’abolition pure et simple de l’asymétrie classique, synonyme d’un retrait de l’analyste de la scène de la réalité, et par conséquent prohibant une quelconque implication dans ce que l’on pourrait presque appeler une conversation thérapeutique, nous en verrons ici un exemple. Renik nous montre pourtant des découplages possibles, des fluctuations pour certaines radicales, autour d’un axe construit lors de sa formation d’analyste qui se présente comme une référence d’avec laquelle Renik mesure la distance prise à chaque écart. Dans le commentaire de cet extrait traduit par Bernard Penot en 19984 , il sera donc question de la prise de connaissance de la réalité du patient par le dévoilement d’une position subjective présente chez l’analyste, alors que l’on considère classiquement que ces manifestations sont opérantes dans le périmètre des mouvements contre-transférentiels, c’est à dire pour le moins dissimulés au patient, du moins tant qu’elles ne trouvent pas une issue interprétative.
Ethan est un jeune médecin urgentiste, dont le père est un patron des hôpitaux de San Francisco, ayant toujours considéré son fils comme un élève médiocre, instaurant une distance voir de l’indifférence. La figure de cet homme dominant, et les plaintes formulées à son encontre ont une grande importance, et sous-tendent cette séquence, située après un an de traitement. Ethan y est très ému d’avoir sauvé la vie d’une femme, un triomphe thérapeutique et pourtant… Renik dit en commentaire « Je me rends compte, que j’écoute le récit d’Ethan avec intérêt. Je suis impressionné par sa conscience professionnelle et sa passion tranquille pour son travail (…) Ethan a toutes les raisons d’être très fier d’avoir sauvé la vie de cette femme. Si le sentiment d’un exploit ne vient pas à se manifester chez lui, je me propose de lui demander pourquoi. »
Tout à coup Ethan interrompt son récit et se plaint de ne pas être entendu, de sentir son analyste ailleurs, ce que contre-dit énergiquement Renik en ajoutant même qu’il se sentait « éprouver un intérêt particulier pour ce qui lui semblait être une répugnance de la part d’Ethan à exprimer la fierté d’avoir accompli un sauvetage aussi difficile et décisif ». Renik avance alors qu’Ethan pourrait penser que lui, son analyste, ne peut entendre un récit de succès de la part de son patient, pointant là, sans le dire explicitement, la crainte de se positionner dans une rivalité homosexuelle avec lui, et de surcroît l’emporter. C’est une interprétation très classique de ce type de transfert ; qui se trouve pourtant employée par un thérapeute que certains ne manqueraient pas de considérer en dehors de la psychanalyse. Une interprétation tentante, mais presque « bouche trou » aurait été de dire « alors je réagis tout comme votre père », quelque chose que le patient, dans cette situation a d’amblé repéré.
Le patient examine alors cette hypothèse et se souvient que, quelques instants plus tôt, la voix de son analyste lui avait paru s’estomper momentanément. Cette impression se rattache aux fréquentes attitudes de son père, ce « grand monsieur », qui tout en lui parlant, finissait ses phrases le regard dans le vide, parfois déjà tourné vers la sortie, ou bien s’avançant dans le couloir pour partir. Alors, son analyste, n’est-il pas un peu comme son père ? Ce qui est là aussi une association attendue, au point que Renik se demande si le patient n’est pas en train de rentrer dans un jeu de complaisance, en lui disant ce qu’il veut entendre. Renik trouve surtout que son patient n’élabore pas assez la vulnérabilité de l’analyste qui se dégageait dans l’échange avec lui, et qu’Ethan « passe un peu rapidement » vers des associations concernant son père, lesquelles, tout en restant pertinentes, lui semblent relever d’un procédé défensif. Renik se souvient alors, qu’en prenant la parole dans la séance, il avait tourné la tête pour regarder sur son répondeur, attendant l’appel d’un ami au sujet du dîner de la soirée, dans un nouveau restaurant, et pour cela il a du détourner sa tête du divan à l’opposé de celui-ci, provoquant une modulation du ton de sa voix. A ce moment, il est pris d’une sensation de faim qu’il comprend comme un éprouvé contre-dépressif, quelque chose qu’il connaissait bien, en particulier lorsqu’il venait visiter sa mère malade. Celle-ci, sur un mode de « mère juive » lui reprochait continuellement son statut d’étudiant en médecine, et son incapacité à l’aider alors qu’elle était si malade. Pour fuir ces plaintes, Renik se repliait sur le réfrigérateur de la maison dans de grandes crises de fringale. La sensation de faim, est pour lui un signal contre-transférentiel et il se dit : « Ethan n’a‑t-il pas alors raison de penser que je me sens inférieur à lui qui a pu sauver la vie d’une femme en danger, alors que moi je n’ai pas sauvé ma mère ? ». Il décide de dire à son patient que celui-ci avait raison concernant sa distraction, et qu’il s’était bien détourné de lui tout en posant une question, ce pour vérifier s’il n’avait pas un appel qu’il attendait sur son répondeur.
La réaction du patient a d’abord été de se demander si l’appel en question souciait son analyste, puis se rassure trouvant qu’il n’avait pas l’air si préoccupé, prenant en compte la capacité de l’analyste à se restaurer narcissiquement. Il précise néanmoins, que c’était très pénible de le sentir ailleurs, ce qui ramène le transfert dans ses repères habituels d’angoisse d’abandon et d’attente de réparation : après la tempête, le beau temps.
D’un point de vue technique, en suivant la ligne interprétative nous voyons en transparence l’héritage de S. Ferenczi, avec un transfert croisé, où le patient revit sa relation à son père et l’analyste, la relation à sa mère.
Le patient réagit à cette intervention avec beaucoup d’émotion, il a les larmes aux yeux et dit : « vous pouvez reconnaître que vous avez fait une faute, que je vous ai montré quelque chose que vous ignoriez. Je n’ai pas besoin de marcher sur des œufs avec vous, en m’inquiétant de ce qui pourrait arriver si vous vous sentiez contesté. J’aurais aimé vivre cela avec mon père. Je me demande jusqu’à quel point le problème entre nous relevait de lui et de son besoin d’être le gros bonnet, ou de moi et de ma culpabilité de jouer le jeu de ma mère. »
Nous laissons de côté tous les nombreux commentaires possibles, pour ne retenir que ceux qui se situent autour de l’utilisation du transfert au service de l’interprétation, celle-ci visant essentiellement à rétablir l’alliance de travail sur un mode homéostatique n’admettant une conception de l’économie psychique que purgée de sa déstructivité.
Nous avons donc ici l’exemple de quelques déclinaisons d’interprétations authentiquement psychanalytiques, dépourvues néanmoins de leur conflictualité et du substrat psycho sexuel : le père détourné par un attrait extérieur, une scène primitive secondaire réactivant à la fois l’excitation et la déception homosexuelle chez son fils. Ce mouvement tient son indexation sur l’aveu de faille de l’analyste en position passivée sous les assauts séducteurs d’Ethan.
Cette clinique, bien que puisée dans la pratique d’un inter-subjectiviste, avait pour objectif de montrer comment toutes ses interventions restent pertinentes à leur façon dans les postulats hétérogènes des lectures de l’inconscient.
Pour conclure : La courte vignette présentée ici et provenant d’un au-delà de la psychanalyse, permet pourtant de préciser la vocation de la formation comme une matrice de nos regards et de nos pratiques psychanalytiques inspirées, matrice sans laquelle la règle fondamentale et appréciation du fonctionnement psychique, restent soumis à une version personnelle, potentiellement perversion polymorphe du thérapeute « multicarte ». Plus qu’ailleurs, en matière de santé mentale, l’humilité est de mise face au constat qu’aucune ambition étiopathogénique ou thérapeutique ne réduit encore définitivement la dimension méconnaissable de l’inconscient. Toutefois l’argument du méconnaissable, se retourne vite en caution d’un allègement éthique et technique au nom de la créativité, toute essentielle convenons-en, mais » s’il vous plait « , dans l’après coup d’un temps institutionnel, seule garantie d’une organisation de nos pulsions thérapeutiques partielles sous le primat du tiers.
Piotr Krzakowski, psychanalyste SPP.
Bibliographie : Bernard Penot,
http://www.societe-psychanalytique-de-paris.net/wp/?p=236 Owen Renik,
International Journal of Psychoanalysis, 1998, volume 79, numéro 3, p. 488.
NOTES :
- Au sens du dictionnaire Hypocratique, c’est à dire « connaître à travers », ou encore sa seconde acception : « prendre connaissance ».
- Article de Bernard Penot http://www.societe-psychanalytique-de-paris.net/wp/?p=236
- Au moment historique de la fondation de l’Institut Psychanalytique de Paris, chargé de la transmission de la psychanalyse, la SPP devenant l’organe d’appartenance des membres. Dans les années 1984/86, l’institut a été réintégré au sein de la SPP.
- International Journal of Psychoanalysis, 1998, vol. 79, n° 3, p. 488