Il n’y a pas de sexualité naturelle ni contre-nature. La sexualité humaine est dé-naturée. Sinon depuis toujours, au moins depuis environ 500 000 ans, en même temps que le développement de la station droite et de la cérébralisation permirent l’acquisition du langage articulé et le développement de l’activité symbolique. En ces temps reculés, l’homme porte une première attention aux morts et se met à copuler en tout temps et en tous lieux. La femelle humaine est la seule femelle mammifère à se prêter à l’acte sexuel en dehors de la période du rut.
Ce que la dé-nature a commencé, l’invention freudienne l’a achevé. Ce qui se dissocie en nature, c’est le lien entre sexualité et instinct, entre le sexe et la reproduction ; il y a 500 000 ans que ça dure, facilité par la pilule mais aucunement créé par elle. Ce lien sexualité/reproduction n’est pas dissout, il a perdu sa nécessité. L’infantilisme de la sexualité découvert par Freud pousse la déconstruction plus loin, en désolidarisant sexuel et génital, sexualité et vie sexuelle post-pubère. Même s’il arrive de temps en temps à Freud lui-même de reculer devant l’inconfort de sa propre découverte, et de rétablir un « primat du génital » chargé de restaurer une rassurante complémentarité des sexes que la clinique ne cesse de démentir.
La polymorphie d’un sexuel infantile qui fait excitation et plaisir de tout bois a une double conséquence, d’abord de soumettre l’ensemble du corps et de ses activités à l’exigence pulsionnelle. Faute de la définition par l’instinct et la localisation par le génital, on ne sait plus ce que « sexuel » veut dire. Ensuite, les destins de cette polymorphie, au gré de la vie singulière de chacun, aboutissent à immobiliser le sexe en des lieux improbables : la bouche de l’anorexique, l’anus de l’obsessionnel, à moins que ce ne soit son activité de pensée, le gros orteil du fétichiste, sauf quand il lui préfère la queue de cheval ou un brillant sur le nez, etc. Les plus chanceux échappent à cette restriction territoriale et montrent à travers les joyeuses chorégraphies préliminaires qu’ils n’ont pas tout perdu de la plasticité et de la polymorphie de leurs premières années.
Face à une telle fantaisie, Phantasie, qui fait du fantasme l’élément le plus original de l’humaine sexualité, pourquoi nous étonner du catalogue des nouvelles sexualités que promeuvent les Gender Studies, ou de la réalité des comportements sexuels d’aujourd’hui, voire de la transformation de la loi qui fait qu’on change d’identité sexuelle comme de chemise, hier en Argentine, aujourd’hui au Mexique ? Gail Rubin, figure féministe, lesbienne et S/M des Gender Studies écrit : « Le rêve qui me semble le plus attachant est celui d’une société androgyne et sans genre (mais pas sans sexe) où l’anatomie sexuelle n’aurait rien à voir avec qui l’on est, ce que l’on fait, ni avec qui on fait l’amour. » Si je ne devais prendre qu’un exemple dans ma clinique actuelle du nouvel air du temps, ce serait celui d’hommes dont l’autre sexe constitue le noyau du choix d’objet mais qui s’autorisent à l’occasion un moment sexuel avec un autre homme, sans qu’il s’agisse jamais de relation, mais de l’accomplissement d’un fantasme, le plus souvent passif et féminin. Le scénario peut être tout à fait conforme au plus général des rabaissements, si ce n’est qu’ils y occupent la position basse.
Conséquence collatérale de ce déplacement de la ligne de démarcation du refoulement collectif, il me semble impossible de répéter avec Freud que le refus de la passivité dans les deux sexes constitue l’obstacle par excellence à la terminaison de la cure. Non que la chose ne puisse continuer à s’entendre sur les divans d’aujourd’hui, mais parce que sa généralisation revient à faire règle de ce qui était sans doute d’abord la résistance contre-transférentielle de Freud à la passivité qui lui était adressée.
Le débat de la psychanalyse avec les études sur le genre est nécessaire, encore faut-il qu’il échappe à la caricature. Si les psychanalystes n’ont rien d’autre à dire qu’à ânonner « le destin c’est l’anatomie », renvoyer au roc biologique de la sexuation… ou réduire l’adversaire au déni de la différence des sexes, sans même réinterroger ce qu’ils entendent par cette dernière expression, c’est à désespérer de ceux dont l’attention, l’écoute en égal suspens est censé constituer la méthode. Bien des prises de position publique de psychanalystes montrent qu’ils ont sauté à pieds joints dans le piège qui leur étaient tendu, celui d’un affrontement idéologique, le plus souvent au-Nom-du-Père, armés d’une version normative de la triangulation oedipienne. La confusion est ici complète qui assimile l’inconscient à un ordre symbolique. On ne peut pas à la fois soutenir avec Freud que l’inconscient ignore la négation et prétendre qu’il s’organise autour de quelques différences fondatrices. Le complexe d’Œdipe, celui des violences oedipiennes (inceste et meurtre), pas celui de la psychanalyse éducative, se moque comme d’une guigne de la différence des sexes et des générations, Jocaste couche avec Œdipe, Laïos séduit l’enfant Chrysippe. Seul le fait d’en sortir, la Katastrophe qui met fin au moment complexe, permet au monde de retomber sur ses deux pieds et aux différences symboliques et organisatrices de distinguer l’obligé, le permis et l’interdit.
Une phrase ajoutée par Freud en 1915 aux Trois essais prend toute la mesure de cette ouverture des possibles inconscients propre à la psycho-sexualité humaine : « Du point de vue de la psychanalyse, l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme est aussi un problème qui requiert une explication et non pas quelque chose qui va de soi » . Pourquoi après tout l’hétérosexualité ? Ce n’est pas en psychanalyse que l’on peut en fonder le privilège. Ce mot de Freud n’a pas échappé à Judith Butler et à ses collègues. Ici commence le malentendu, voire le contresens. Freud critique toute naturalité du choix d’objet, mais il en soutient tout aussi fermement le déterminisme. Même si le mot « choix » est ambigu, il ne consiste en aucune façon en une libre disposition offerte au sujet. Quelles que soient les concessions faites par Judith Butler au déterminisme inconscient, au poids de l’histoire, à l’enracinement dans la première enfance des destins psycho-sexuels, le rêve demeure d’une liberté conquise qui permettrait de s’émanciper de la première assignation de genre.
Cette critique de l’assignation demeure néanmoins la meilleure part des Gender Studies. Le premier énoncé : « c’est une fille ! c’est un garçon ! », dépasse largement le simple constat, il emporte avec lui une masse de représentations en rose ou bleu qui précède parfois de quelques siècles, voire de quelques millénaires l’enfant qui vient de naître, lui traçant, dans les sociétés les plus traditionnelles, un destin social auquel il ne pourra que se soumettre. Nulle culture, aussi démocratique soit-elle, qui n’anticipe et ne contribue à déterminer la vie du nouveau-venu en fonction de son sexe. L’assignation de genre ne se contente pas d’enregistrer, elle « performe », elle fait exister ce qu’elle nomme. Le genre est un effet de langage, et c’est d’abord contre le langage qu’il convient de mener le combat politique contre la hiérarchie des sexes ou des choix sexuels. Le passage au neutre des crèches suédoises est un exemple parmi bien d’autres de ce qui se multiplient aujourd’hui dans le monde occidental. C’est à la rigueur le premier mot, « fille » ou « garçon » qu’il faudrait pouvoir empêcher. Monique Wittig, pionnière des études sur le genre, en avait fait la suggestion. Un enfant naît, il choisira son genre, voire son sexe, plus tard.
Pas un mot dans tout cela de ce qui constitue l’assignation de genre par l’inconscient des parents, soit l’objet même de la psychanalyse. Que le désir inconscient d’un ou des parents d’avoir une fille ne cède pas, alors même qu’un garçon vient de naître, et toujours le sexe psychique l’emportera sur le sexe anatomique dans la vie psycho-sexuelle du sujet, que celle-ci prenne ou non la forme d’une homosexualité. On naît fille, on ne le devient pas nécessairement. L’anatomie imaginaire, c’est le destin. Le déterminisme psychique inconscient est autrement moins plastique et déplaçable que le déterminisme social, même si l’existence de la psychanalyse et l’espoir de changement sur lequel elle repose, laisse ouverte une marge de négociation.
L’inconscient ne se contente pas d’opposer son conservatisme à la liberté de genre, il est aussi politiquement incorrect. Combien de défenseurs des grandes causes puisent le plus fort de leur énergie dans des formations réactionnelles ? Le défenseur des animaux est un ancien enfant arracheur d’ailes de papillons. L’inconscient du végétarien a le goût d’un steak saignant. Il n’y a aucune chance de rencontrer dans l’inconscient une quelconque égalité entre les sexes ou les orientations sexuelles. On peut être femme, féministe intransigeante et ne trouver le maximum du plaisir sexuel que lorsque l’acte a lieu dans un hôtel glauque. Le fantasme est inéducable.
Sous sa face la plus faible, l’opposition entre sexe et genre est rabattue sur le couple nature/culture. C’est à cet endroit que l’on retrouve les défenses psychanalytiques les plus rudimentaires entre anatomie et roc biologique. Judith Butler a parfaitement raison de souligner que le sexe n’est pas un morceau de nature originel dont le genre serait la traduction culturelle. Certes le corps existe, mais il est lui-même « le produit d’une histoire sociale incorporée. » Le genre est la construction sociale du sexe et il est impossible d’accéder à ce dernier sans passer par le premier. Maintenant peut-on rester à l’intérieur du seul langage et négliger l’événement de la première perception, celle qui provoque l’énoncé fille/garçon… la psychanalyse retrouve à cet endroit son décalage avec les études sur le genre.
Merleau-Ponty, et bien d’autres avant lui, ont montré l’impossibilité d’isoler l’événement de la perception de l’expérience humaine dans laquelle elle s’insère. Il n’y a pas de perception naïve, pas de voir qui ne soit informé par un monde symbolique qui le précède. Le serpent et la méduse sont là bien avant la perception du sexe de l’enfant qui vient de naître. La chose vue est-elle à circoncire, à exciser, à caresser, à ne pas toucher, à montrer, à cacher ? Et celui qui voit rien quand il voit une vulve n’est pas juste un myope mais un homme que l’angoisse de castration aveugle.
Jusque-là, on peut concéder au constructivisme des théories du genre que le corps, le sexe n’échappe pas à l’activité symbolique et qu’il ne nous est pas accessible en-deçà de l’ordre de la représentation. Le moment délicat est celui où la théorie se fait idéologie, quand le performatif finit par se convaincre de la magie de son propre pouvoir et que le langage se croit seul au monde. Jamais l’assignation de genre n’abolira le hasard de ce qui vient d’être vu. Paradoxalement, c’est la sidération et l’angoisse qui saisissent le parent de l’enfant hermaphrodite, quand ce qu’il voit est indécidable, ni garçon ni fille, qui indique en négatif la dette psychique définitive à la dimension proprement visuelle de la perception. La chose vue peut être reconnue, refusée ou déniée, son impact n’est certainement pas moindre quand le traitement psychique est plus hallucinatoire que perceptif. Et s’il en est un qui se soumet corps et âme à la « réalité » de la perception, jusqu’à en opérer la négation, c’est bien le transexuel.
L’anatomie imaginaire c’est le destin, mais de la même façon que le fantasme emprunte à la réalité les ingrédients dont il se compose, ou que le rêve se construit à partir des restes diurnes, l’imaginaire qui dessine notre anatomie est aussi l’héritier d’une perception. « C’est un garçon, c’est une fille… », il n’y a pas de troisième énoncé possible.
Jacques André – Lyon mai 2015 – Table ronde Le sexe et le genre
Cet argument tiendra lieu de fil rouge pour les Journées scientifiques du GRPC du 17 Octobre 2015