Ce texte est une tentative de continuer à penser l’évènement Covid dans la suite de l’article Covid sur le divan ? paru récemment sur les sites de l’IPA ainsi que sur Les Enfants de la Psychanalyse. J’aborde ici la question très actuelle du mode de présence des psychanalystes sur le terrain, au delà du consensus apparent du « restez chez vous », qui est traduit par une injonction sous-jacente « téléconsultez ! » …
Cette option semble avoir remporté l’aval de la majorité de la profession en France et à l’étranger. Un élément de réalité et de raison plaide en la faveur de ceci, notre moyenne d’âge faisant de nous une population particulièrement à risque, surtout dans la manière dont ceci nous a été présenté dès les débuts de l’épidémie. Cette position est devenue si partagée qu’elle en est désormais clivante : il y a les bons psychanalystes qui obéissent à la loi et à la raison, et les autres qui n’osent plus dire qu’ils reçoivent encore des patients à leurs cabinets, pourtant parfaitement compatibles avec l’ensemble des gestes barrières.
En arrière-plan, se dessine progressivement une possible « communauté de masochisme » en devoir de souffrir avec autrui, et qui assure sa cohérence interne en dénonçant les autres positions intermédiaires comme une attitude relevant du déni et de la toute-puissance. En dépit des forums « psy » distillant toutes sortes d’informations et leur contraire, voici les préconisations de la H.A.S. parues en date du 2 avril, dans le volet « Prise en charge des patients souffrant de pathologies psychiatriques en situation de confinement à leur domicile ». Il est stipulé dans le premier point la nécessité de « Maintenir et renforcer l’offre de soins ambulatoires en privilégiant le recours aux prises en charge à distance (vidéotransmission, à défaut par téléphone), tout en maintenant la possibilité de consultations en structures de prise en charge ambulatoire ou en cabinet libéral, de visites à domicile et d’activités individuelles. » ( Lire le texte de préconisation de la HAS) Dans le point six, la recommandation précise les professions concernées : « Assurer une coordination/coopération renforcée (…) entre les acteurs de la psychiatrie, les médecins traitants/médecins généralistes et les autres professionnels impliqués dans la prise en charge et l’accompagnement du patient (infirmiers libéraux, psychologues libéraux et professionnels des secteurs médico-social et social adultes et enfants) », autrement dit les professions ancrées dans le socius, exercées par la majorité des psychanalystes en France.
Evidemment, le texte ne mentionne pas que les psychanalystes seraient aussi essentiels que peut l’être une équipe de réanimation, il ne dit pas non plus le contraire. Après que le gouvernement français ait édité une liste quasi exhaustive des professions essentielles – (laquelle ne cesse d’évoluer d’ailleurs), chacun a dû définir la sienne en fonction de celle-ci : suis-je ou non essentiel, au moins un peu utile ou totalement superflu ? Toute une question !
Ce cadre légal posé, nous reviendrons plus loin sur ses conséquences, mais auparavant, poursuivons quelques réflexions sur la difficulté singulière de l’apparition d’un véritable setting1 traumatique propre aux effets psycho-sociaux de l’évènement Covid.
Setting traumatique et mondes superposés
Dans son article intitulé Analyste et patient dans des mondes superposés2 , Janine Puget et Leonardo Wenden nous avertissent du danger à entretenir l’illusion d’une cohabitation des « mondes superposés » à moindre coût élaboratif, soulignant la nécessité de nous « re-synchroniser » en temps utile avec notre monde interne, analytique et extra-analytique. Ce mouvement psychique complexe qu’ils proposent, répond aux distorsions subies par l’analyste dans son travail, en particulier dans des périodes critiques comme celle de la dictature en Argentine dont l’auteure tire son expérience partagée. Elle nous propose un dispositif de reprise des conditions de penser, pour nous maintenir capables de répondre à la particularité des contraintes du métier d’analyste. En voici une tentative, pour comprendre ce qui se joue dans la superposition et les résonances des deux mondes, essayons d’en voir les points de similitude pouvant contribuer à expliquer un collapsus entre ces deux niveaux, et comment ce status quo de « distanciation clinique » s’est si rapidement forgé, comme une évidence au sein de nos pratiques.
Tout d’abord, la pandémie offre une sorte de contre-setting traumatique à notre setting thérapeutique, il a également ses constantes qui me semblent parlantes :
1) La règle fondamentale de la pandémie implique que tout ce qui passe à notre proximité peut être contaminant et pourra alors s’afficher par-devers nous dans une langue de symptômes physiques. Cette nouvelle et supplémentaire règle fondamentale rencontre la nôtre où le tout dire contamine le transfert, encours un possible destin similaire, dangereux à sa façon, du trop dire au risque de lever des symptômes de transfert.
2) L’anonymat et la neutralité si chères à nos pratiques, retrouvent un écho dans un virus invisible qui n’opère ni selon une opinion, ni selon des discriminations subjectives. Il serait même dans certaines hypothèses question de la présence du virus « en égal suspend » dans l’air…
3) La contenance du cadre, se présente sous les traits d’une pression extérieure des effets médiatiques et politiques comportant une sorte d’a‑temporalité et d’omniprésence : où que l’on soit, c’est toujours le lieu et l’heure du Covid.
Cette caractéristique s’oppose symétriquement aux coordonnées de la séance, avec son lieu et à sa durée définis par avance.
Janine Puget dirait peut-être que ceci est un mode particulier de viol du champ analytique, bien évidemment différent de la dictature, puisque le Covid n’est pas porteur d’une subjectivité propre, bien que comme toute chose, il soit agent de subjectivation, et engage bien des débats où les opinions débordent.
Emprise
La présence universelle du virus pose la question d’une figure d’emprise, à laquelle il est impossible de se soustraire. Par conséquent elle semble constituer une relation d’emprise (R. Dorey) qui appelle simultanément à une incorporation traumatique des effets pathogènes, ainsi que d’une solution traumatolytique comme nous le décrit déjà S. Ferenczi (in Reflexions sur le traumatisme) selon une dialectique agresseur-identification à l’agresseur. Les incorporats concernent précisément les parties destructrices de l’agresseur ainsi que ses aménagements anti-traumatiques internes, tels les clivages, essentiellement les passages à l’acte, et dans une moindre mesure le refoulement. Un régime psychique représentationnel en temps de crise socio-sanitaire, ne tend-il pas vers une activité en « présentations »3 , elle-même expression de l’emprise de la présence de l’autre sur la pensée. Bernard Chervet, à propos des nouvelles situations de téléconsultation, semble indexer ces effets d’emprise de manière assez proche, en précisant que « le « jeu » entre représentations et perceptions change à la fois pour l’analysant et pour l’analyste lorsque l’échange se réduit à la seule voie sonore et que ce qui manque prend d’autant plus d’importance. »4 . L’emprise du corps étatique et de la loi, supprime le corps physique en séance en lui restituant toute son importance‑à condition que cela ne dure par trop longtemps, sans quoi ces moyens palliatifs risquent d’épuiser le crédit représentationnel et sensuel de la mémoire du temps des séances en présentiel.
Plus généralement toute sur-réaction politique ou sanitaire, c’est-à-dire dans des conflits armés, plus récemment en réponse à des faits de terrorisme ou lors de la pandémie actuelle, tend également à répondre comme nous l’indiquions plus haut, par un clivage, suivi d’un passage à l’acte, puis dans l’après-coup, d’un retour à un fonctionnement plus modéré proche du refoulement et de ses logiques temporelles. Ce dégagement d’une réponse instinctive à un phénomène extérieur d’emprise, requiert bien du temps, c’est peut-être aussi ce qui nous est donné opportunément et c’est aussi peut-être cela que beaucoup ont cherché et trouvé faut-il espérer, dans la suspension partielle ou complète de leur activité : une solution à l’excès d’emprise externe.
Divan vide : quel agresseur et quelles identifications ?
Les mesures d’urgence sanitaire répondent au Covid de manière systémique : nous le combattons comme lui, la nuit et le jour ; les rituels antiseptiques à portée parfois conjuratoire voir magique sont à proportion de la méconnaissance que la science a encore des voies de contamination ; il atteint la population entière, tout comme le confinement ; il survit grâce à notre vulnérabilité, nous logeons nos espoirs dans la sienne… Ainsi marqués à la culotte, par ce qui vit hors de nous et en nous, comme l’esprit saint dans les prières, nos pratiques peuvent se retrouver acculées à une logique d’hypernormativité sanitaire, seule solution à l’horizon, qui comme on le sait est ce point qui recule au fur et à mesure que l’on avance. Mais ce repli sur la norme pour une pratique qui s’est toujours définie comme méfiante en regard de toutes tentatives normatives, peut être ressenti comme surprenant, et même abandonnique en miroir de l’abandon contraint de notre vie d’avant : une radicalité suit une autre, et voudrait toujours se justifier par une absolue rationalité. L’après-coup possible, pourrait être plus que jamais une réévaluation de l’objet analytique (analyste, sa fonction et son objet), ce, à un bien autre niveau que la situation d’interruption de nos coupures liées aux congés programmés durant l’année. Nous sommes investis comme des sujets « supposés savoir » (J. Lacan) certes, mais surtout comme des garants d’une continuité du sentiment d’existence (D.W. Winnicott) en particulier dans le suivi de patients psychotiques. Dans un autre registre clinique, une psychologue en EHPAD, en supervision avec moi, continue de travailler dans un environnement à fort risque et dans une fonction devenue encore plus floue depuis quelques semaines. Il ne lui est même pas venue à l’idée que je puisse ne pas la recevoir dans mon « nid douillet » comme elle appelle mon cabinet en plaisantant. Je dois avouer que pour elle, et d’autres soignants ou fonctionnaires toujours actifs dont j’assure les suivis, cette idée ne m’est pas venue non plus. Elle s’est sûrement arrêtée à la barrière d’un équilibre de prise de risque raisonné qui m’est paru acceptable, et l’est encore maintenant. La question peut se poser de savoir comment aurons-nous à faire face à la possible accusation de démission voire de désertion, si nos patients suivent la métaphore guerrière du président, alors que pendant ce temps la caissière, le livreur, le pharmacien, le médecin généraliste, l’infirmière hospitalière et libérale, continuent eux à assurer une continuité de la vie courante pour les uns et une continuité des soins, pour les autres. Une fois la crise passée et les émotions retombées, nos patients risquent de nous regarder au travers de la grille politique des métiers essentiels, et nous demander de choisir notre camp, puis eux de choisir le leur dans un contexte de récession qui très surement ne manquera pas d’essentialiser les futures dépenses des ménages…
Nous nous souvenons de l’histoire de naufrages historiques et de leurs capitaines, dont celui du Titanic en 1912, resté à bord malgré la certitude de sa mort imminente, organisant le sauvetage des passagers ainsi que de son équipage. Puis celui du Costa Concordia exactement cent ans plus tard, et dont le capitaine avait défrayé la chronique s’étant évacué en canot de sauvetage parmi les premiers. Je ne sais pas lequel était héroïque, lequel était lâche ou stupide, tous cela doit dépendre comme souvent du point de vue de l’observateur. La veuve du capitaine Edward Smith aurait sans doute préféré qu’il se trouve une place sur un des derniers canots et rentre vieillir en Angleterre avec elle.
Heureusement nos cabinets ne sont pas des bateaux, métaphore journalistique, bien qu’ils s’en approchent lorsque nous sommes en difficulté avec certains patients et avons l’impression d’être à bord d’un radeau sur une mer démontée. Nos figures d’identifications héroïques et de réparation, ne sont pas Hannibal comme pour Freud, mais elles ne peuvent pas être non plus celles des homo sapiens masquées et méconnaissables héros de leur survie, réduits aux instincts de chasse dans les rayons du supermarché. Les crises historiques n’ont pas montré que le meilleur de nous-mêmes, cette crise apparemment non plus, pourquoi en serait-il autrement ?
Plus que jamais, la profession n’a besoin de mots d’ordre normatifs, pas plus que d’interdits inventés pour unifier dans une règle d’abstinence étendue à ce qui ne peut l’être : nos conditions de pratique et nos situations individuelles sont si hétérogènes, que le respect de l’engagement de chacun à sa mesure, devrait être de mise, et nous ferait honneur.
Piotr Krzakowski, psychanalyste.
- J’utilise le terme de setting, qui me semble davantage articuler les détails quasi mécaniques des constantes observées.
- Puget J., Wenden L., Analyste et patient dans des mondes superposés. Présenté à la réunion scientifique de l’APDEBA du 13 avril 1982. Commentaires et contributions de M. I. Siquier et R. Serebriany, et réponse des auteurs.
- Puget J. : « Ce que j’appelle la présentation s’inscrit sur la base de l’effet de présence – le choc entre deux altérités, qui donne naissance à de nouvelles subjectivités ». In La subjectivité de la certitude et le sujet de l’incertitude. 2004, IPA website.
- Chervet B., Le travail psychanalytique durant les séances à distance imposées par le confinement, IPA website, rubrique « remote sessions », p.5
- Argument du séminaire créé à l’occasion de la crise du Covid