Réminiscences éclatées

Le thème du 80° Congrès et les orien­ta­tions des rap­por­teurs ont logi­que­ment pla­cé le trau­ma­tique au centre de la réflexion, avec ses réson­nances indi­vi­duelles et col­lec­tives. Les auteurs des rap­ports nous pro­posent une réflexion sur le trau­ma­tique lié à des évè­ne­ments externes dont l’horreur et la dévas­ta­tion sans limite ont des effets de sidé­ra­tion durables sur ceux qui les vivent, sur leurs des­cen­dants, mais aus­si sur l’ensemble de l’humanité.
Leur approche se réfère au trau­ma­tique tel qu’il se pré­sente à eux en séance d’analyse ; donc un trau­ma­tique trans­mis par la vie psy­chique, par une his­toire iden­ti­fi­ca­toire por­teuse de la sidé­ra­tion des ascen­dants ayant vécu de tels évè­ne­ments dévas­ta­teurs, la non réso­lu­tion de la sidé­ra­tion impo­sant aux des­cen­dants silence et déni. Dans un second temps le trau­ma­tique ain­si trans­mis sera réac­tua­li­sé et son inten­si­té modi­fiée par l’utilisation de pro­duc­tions mémo­rielles issues de la culture et réfé­rées plus ou moins expli­ci­te­ment à de tels évè­ne­ments. Dès lors une mise en latence devien­dra pos­sible, favo­rable au jeu dyna­mique de l’oubli et du sou­ve­nir.

Sur le plan indi­vi­duel, le trau­ma­tique ne peut être loca­li­sé au sein de la struc­ture spa­tiale du psy­chisme ; il est sans lieu mais pro­duit des rémi­nis­cences au sein même du fonc­tion­ne­ment psy­chique. Il convoque le tra­vail psy­chique et sa spa­tia­li­sa­tion afin d’y répondre par des mises en scène qui agissent des théo­ries de cau­sa­li­té et qui attri­buent à telle ou telle cause la res­pon­sa­bi­li­té du trau­ma­tique. Ces théo­ries en scé­na­rii se pro­posent d’expliquer et de figu­rer le com­ment et le pour­quoi de l’advenue du trau­ma.
Dans ce congrès, la réa­li­té appro­chée est celle des rémi­nis­cences agies par les pro­duc­tions et for­ma­tions col­lec­tives de la culture, telles qu’elles se pré­sen­ti­fient de façon indi­vi­duelle en séance.

Une constel­la­tion indi­vi­duelle très par­ti­cu­lière, le recours à une mas­si­fi­ca­tion concrète, se laisse devi­ner dans ces occur­rences domi­nées par l’anéantissement. Cette moda­li­té appa­raît quand la capa­ci­té banale de tout fonc­tion­ne­ment psy­chique de régres­ser au prin­cipe de plai­sir et à un refou­le­ment assu­ré par la psy­cho­lo­gie col­lec­tive et par la men­ta­li­té de groupe, n’est plus suf­fi­sante. La dimen­sion masse est alors convo­quée en tant que solu­tion anti-trau­ma­tique.
Les effets de l’anéantissement de masse sur les psy­chés indi­vi­duelles nous sont plus acces­sibles que celle por­tant sur les ori­gines de cet appel à la masse. Pour­quoi la masse ? Pour­quoi l’anéantissement de masse par la masse ? Cette ques­tion pro­longe le texte de Freud : Pour­quoi la guerre ?
La fonc­tion de la culture en tant que col­lec­tif impli­qué dans la vie psy­chique indi­vi­duelle se trouve ain­si inter­ro­gée. C’est le vacille­ment de la fonc­tion de ce cultu­rel col­lec­tif interne qui engage la voie de la haine et de la des­truc­tion de la culture, ain­si que l’appel à la mas­si­fi­ca­tion. La masse se maté­ria­lise là où le col­lec­tif du cultu­rel vient à man­quer. Pour lut­ter contre les éprou­vés trau­ma­tiques, la masse réa­lise alors un pro­gramme d’anéantissement.

Qu’en est-il de cette fonc­tion du col­lec­tif por­tée par le cultu­rel ?
Alors que les rap­por­teurs avaient pla­cé la Shoah en latence et s’étaient éloi­gnés de l’étude de conjonc­tures tem­po­relles pré­cises, au pro­fit d’une réflexion embras­sant le géno­ci­daire en tant que constel­la­tion uni­ver­selle, les auteurs des préa­lables se sont rap­pro­chés, du fait du maté­riel de séance qui se pré­sentent à eux à notre époque, de l’événement récent le plus por­teur de ce trau­ma­tique, la Shoah, impli­quant la culture en tant que col­lec­tif et la mas­si­fi­ca­tion des­truc­trice en lieu et place du déni indi­vi­duel et des acti­vi­tés psy­chiques régres­sives de la pas­si­vi­té.

Shoah est un mot hébreu com­mun qui signi­fie anéan­tis­se­ment ou catas­trophe, ne lais­sant pas pré­sa­ger de l’origine de celle-ci. La double face, externe et interne, reste donc ouverte. Il s’associe à holo­causte et géno­cide.
Depuis 1985, date du film de Claude Lanz­mann, ce terme a pris une signi­fi­ca­tion res­tric­tive pré­cise et est deve­nu un nom propre dési­gnant l’extermination sys­té­ma­tique de plus de cinq mil­lions de juifs par les nazis durant la seconde guerre mon­diale.

A la suite des rap­ports, les textes préa­lables rendent compte de cette qua­li­té trau­ma­tique telle qu’elle vient s’actualiser en séance en tant que mise en scène et ten­ta­tive de dra­ma­ti­sa­tion d’un trau­ma­tique trans­mis depuis des géné­ra­tions et constam­ment réac­ti­vé par la menace de la guerre et par sa poten­tia­li­té.
Désor­mais la guerre n’est plus cir­cons­crite à une région, ni à des armées, ni aux espaces du car­nage et du sor­dide, tels que les champs de batailles et de ruines, les camps de tran­sit, de dépor­ta­tion et d’extermination pour les­quels existent encore des loca­li­sa­tions géo­gra­phiques, des lieux, des espaces et des dates ; l’espace et le temps des dis­pa­rus. La bombe ato­mique a amor­cé la perte de la déno­mi­na­tion, de la spa­tia­li­sa­tion et sur­tout de la tem­po­ra­li­té. Depuis, la guerre est ouverte sur l’anonymat et l’infini.
Actuel­le­ment, la guerre implique le monde entier deve­nu lieu du ter­ro­risme fana­tique, lieu de son ori­gine, de son exé­cu­tion, de sa réa­li­sa­tion. Tout comme il est deve­nu le lieu d’un enjeu de vitesse, d’une course à la ruine, celle de l’épuisement des res­sources contre celle de la régé­né­ra­tion. Les formes actuelles de la guerre répondent à la crainte d’effondrement de notre civi­li­sa­tion et sur­tout à celle envers l’extinction de la vie sur notre pla­nète. Elles les pré­ci­pitent.
Pri­vées du temps de latence, du temps régres­sif du rêve et du temps de la prime de désir, nos psy­chés sont confron­tées à une dila­pi­da­tion et une dévas­ta­tion qui résonnent avec les ten­dances pul­sion­nelles extinc­tives hors repré­sen­ta­tion et hors spa­tia­li­té. Il ne reste alors plus que les dates en tant qu’ultimes ins­crip­tions, les dates des débuts… sans fin.

L’ombre du pas­sé tombe sur le monde en lais­sant poindre l’effroi d’un au-delà. Plane la crainte d’une 3° guerre mon­diale dont les moda­li­tés et consé­quences échap­pe­raient à toute repré­sen­ta­tion et anti­ci­pa­tion, en rup­ture avec toute spa­tia­li­sa­tion per­met­tant une figu­ra­tion psy­chique par une scé­na­ri­sa­tion. Le fan­tasme ori­gi­naire de cas­tra­tion par le père est le pro­to­type de cette opé­ra­tion psy­chique apte à répondre à l’attraction régres­sive liée à la ten­dance extinc­tive des pul­sions.
Dès lors s’ouvre un monde sans cime­tière qui convoque cet au-delà au prin­cipe de toute croyance. Les actes de des­truc­tion ne servent plus de butée à la déli­mi­ta­tion. Ouvert sur l’infini, la ten­ta­tive de réins­tal­ler les espaces du psy­chique, une scène ori­gi­naire, fait appel à la science-fic­tion, anti­ci­pa­trice, par­fois sal­va­trice d’un ave­nir.  Cet effroi exige l’immédiateté du déni et le dif­fé­ré du tra­vail de la mémoire, ce jeu des oscil­la­tions vivantes de l’oubli et du sou­ve­nir, du rêve et du deuil, du jour et de la nuit.
La ques­tion de la tem­po­ra­li­té est essen­tielle dans le trai­te­ment du trau­ma­tique. L’attraction régres­sive propre à la dua­li­té pul­sion­nelle, cette ten­dance à l’a‑temporalité, se fait régres­sion tem­po­relle favo­rable à la réa­li­sa­tion d’un tra­vail régres­sif intem­po­rel, celui du rêve, celui des séances, tra­vail tota­le­ment empê­ché quand le temps est tor­tu­ré.
L’immobilisation du trau­ma­tique maté­ria­li­sé par le trau­ma de civi­li­sa­tion, ce « trou de la molaire » de la culture, fait alors appel à la data­tion, à la mesure et aux sou­ve­nirs adja­cents, ces « voi­sins » qui per­mettent à la com­pul­sion de répé­ti­tion de se main­te­nir contre la com­pul­sion de réduc­tion, avec l’espoir latent d’un après-coup sal­va­teur.
2020 est le 75° anni­ver­saire de la libé­ra­tion du camp d’Auschwitz.
2020 est le 25° anni­ver­saire de l’assassinat de Yitz­hak Rabin.
2020 etc.

Un « au-delà » pro­fane
C’est en tant que laïque que Freud explore l’irrationnel, celui des rêves, des symp­tômes, des croyances et des idéo­lo­gies, mais aus­si l’animisme, la magie, la télé­pa­thie et la voyance, afin de dis­cer­ner la part de réa­li­té qui s’y exprime, mais aus­si de trou­ver la véri­té de ces croyances c’est-à-dire la valeur du déni au sein du fonc­tion­ne­ment psy­chique. Il défend tou­jours une posi­tion pro­fane.
Il n’est pas invrai­sem­blable que ce soit ses ori­gines juives, ou plu­tôt son « esprit juif », qui lui ai per­mis de conce­voir la notion d’un « au-delà » selon un tel point de vue, alors qu’elle ren­voie clas­si­que­ment à la mys­tique et au reli­gieux, et de faire de cette notion une endo-per­cep­tion de l’existence d’une réa­li­té aux limites du psy­chique, réa­li­té de la ten­dance à l’extinction qu’il envi­sage être la qua­li­té pri­mor­diale de toute pul­sion.

Avec Au-delà, Freud brise deux de ses para­digmes pré­cé­dents, ses deux pre­mières concep­tions de la régres­sion. La pre­mière avait pour but les retrou­vailles avec les traces per­cep­tives et les pre­mières expé­riences de satis­fac­tion ; la seconde, le célèbre retour à la vie intra-uté­rine, fan­tasme d’un nar­cis­sisme abso­lu sur le modèle d’un giron mater­nel, d’un para­dis à retrou­ver, d’une terre pro­mise, tous exempt de tout rap­port au trau­ma­tique et à la cas­tra­tion.
La cli­nique trau­ma­tique des névroses de guerre et des rêves post-trau­ma­tiques, mais aus­si son iden­ti­té juive, le mettent en contact étroit avec cette dimen­sion trau­ma­tique. Il lui fal­lut recon­naître le trau­ma­tique à l’intérieur même de la psy­ché, puis de la pul­sion.
C’est donc par son troi­sième pas dans sa théo­rie des pul­sions, que Freud enlève aux humains toutes les illu­sions aux­quelles il avait lui-même par­ti­ci­pé, celle d’un trau­ma­tique d’origine externe puis inter­na­li­sé, mais mémo­ri­sable.

Au-delà recon­nait aux pul­sions une qua­li­té élé­men­taire pri­mor­diale, la ten­dance régres­sive au retour à un état anté­rieur jusqu’au sans vie, sa régres­si­vi­té extinc­tive. C’est l’éprouvé de cette ten­dance à l’extinction, qui lui fait écrire en 1938 : « Mys­tique, l’auto-perception du royaume exté­rieur au moi, le ça ».
Dès cet au-delà pro­fane recon­nu, il décrit des solu­tions cher­chant à s’opposer à cette ten­dance, mais aus­si celles qui répondent au besoin de dénier les éprou­vés qui en témoignent ; la mas­si­fi­ca­tion des groupes (1921), l’appel au quan­ti­ta­tif (1922), l’aliénation à quelque croyance et idéo­lo­gie (1922) ou à quelque lea­der (1921), la fixa­tion à la per­cep­tion d’une scène trau­ma­tique, la créa­tion de néo-réa­li­tés (1927), etc. Mais la consé­quence majeure de cette dérou­tante recon­nais­sance d’une qua­li­té trau­ma­tique intra-pul­sion­nelle, est la théo­ri­sa­tion par Freud d’une nou­velle ins­tance dont la fonc­tion est jus­te­ment de s’opposer et d’utiliser cette extinc­ti­vi­té afin d’inscrire les pul­sions dans le psy­chisme et de les orien­ter vers les objets ; donc de por­ter la mis­sion de la spi­ri­tua­li­sa­tion et de l’objectalité ; une éthique de vie qu’il consi­dère comme étant la téléo­lo­gie du psy­chisme.

Le sur­moi est cette ins­tance avec ses impé­ra­tifs de rete­nue et d’inscription. En tant que prin­cipe, il ne peut être rava­lé ni en quelque image, ni en quelque verbe. C’est ici que Freud retrouve au sein de la psy­ché la part de véri­té et les rai­sons d’être du mono­théisme, ses racines psy­chiques. La ques­tion devient alors : par quelles opé­ra­tions ce prin­cipe inter­vient-il pour répondre aux ten­dances extinc­tives, et pour les retour­ner en ins­crip­tions psy­chiques, en inves­tis­se­ment de dési­rs et en créa­ti­vi­té ? C’est ici que la téna­ci­té freu­dienne intro­duit le rap­port au maso­chisme et à la men­ta­li­sa­tion. L’exigence du sur­moi fait du maso­chisme le fond et le nœud fra­gile de toute men­ta­li­sa­tion.

Une fonc­tion de la culture : créer une masse tacite par un déni col­lec­tif
Les rap­ports nous invitent à suivre le tra­vail psy­chique requis par la dimen­sion trau­ma­tique quand celle-ci est imbri­quée à des évè­ne­ments mons­trueux, lugubres et funestes, créés par les humains lors de cir­cons­tances pré­cises. La cli­nique du géno­ci­daire nous donne à pen­ser que la mas­si­fi­ca­tion et son corol­laire l’anéantissement, sur­viennent lorsque se pro­duit le bri­se­ment d’une fonc­tion col­lec­tive sou­te­nue ordi­nai­re­ment et de façon impli­cite par la culture. Nous pou­vons déduire après coup que le col­lec­tif de la culture sou­te­nait aupa­ra­vant un déni chez chaque indi­vi­du. Ce déni fon­dait donc dis­crè­te­ment une com­mu­nau­té de déni entre des indi­vi­dus inti­me­ment réunis en masse par un tel déni, donc sans le savoir. Cette masse com­mu­nau­taire créée de façon imper­cep­tible par un tel déni por­té par le cultu­rel est révé­lée quand cette fonc­tion vient à man­quer. L’affaiblissement de cette fonc­tion col­lec­tive du cultu­rel a pour effet la révé­la­tion du dépour­vu, d’où l’appel com­pen­sa­toire à une mas­si­fi­ca­tion en lieu et place de ce col­lec­tif man­quant. Le bris du déni et l’ouverture consé­quente des éprou­vés trau­ma­tiques sont l’abymes de désar­roi et d’effroi sur lequel est fait appel à la masse. Cet effri­te­ment laisse poindre les éprou­vés de dis­pa­ri­tion et de manque, d’où la des­truc­tion de la culture qui a failli et la dési­gna­tion d’un res­pon­sable à éli­mi­ner. La maté­ria­li­sa­tion de la dis­pa­ri­tion se fait par l’anéantissement d’un autre, voie qui s’avère bien sou­vent être le chant du cygne et le pré­lude sui­ci­daire d’une civi­li­sa­tion.

Face à ce dépour­vu, Freud convoque le conquis­ta­dor et l’aventurier, et octroie la déter­mi­na­tion néces­saire à la curio­si­té, la témé­ri­té, la téna­ci­té1 . La remé­mo­ra­tion, la répé­ti­tion, la per­la­bo­ra­tion ne suf­fisent pas. Il y faut une féro­ci­té d’inscription, qua­li­té tou­jours fra­gile et qui peut venir à man­quer.
Ce qui unit les rap­ports et les textes préa­lables pré­sen­tés dans ce volume, c’est la confron­ta­tion de ce cou­rage d’inscription avec l’actualisation du trau­ma­tique en séance, par le biais des remé­mo­ra­tions cultu­relles et des rémi­nis­cences écla­tées les plus diverses à par­tir des­quelles pour­ront être pro­duites pas à pas, point par point, détail par détail, les recons­truc­tions qui pré­parent les deuils à venir.
Mais la recons­truc­tion convoque aus­si la convic­tion qui tente de tenir lieu de deuil tout en main­te­nant l’espoir d’un réver­sible, un non défi­ni­tif, un retour. S’ouvre la voie hal­lu­ci­na­toire de l’inquiétante étran­ge­té, avec les retours des dési­rs incons­cients des dis­pa­rus sous la forme de fan­tômes, de corps astraux, de Hors-là qui errent comme des âmes en peine, en peine des deuils de leurs des­cen­dants cou­pables de ne pou­voir ni les quit­ter ni les réin­car­ner, aspi­rés par leur silence, han­tés par leur sidé­ra­tion.
Dans Pour­quoi la guerre ? Freud agit ce vacille­ment. Il affirme la valeur de l’acte d’acculturation, du pro­cès de déve­lop­pe­ment cultu­rel, mais recon­naît qu’il n’est pas sans dan­ger pour l’individu et sur­tout pour la civi­li­sa­tion : « Peut-être mène-t-il [le pro­cès de déve­lop­pe­ment cultu­rel] à l’extinction de l’espèce humaine, car il est pré­ju­di­ciable à la fonc­tion sexuelle de plus d’une façon […] ». Puis quelques lignes plus loin, en guise de conclu­sion, il tente de réta­blir la fonc­tion col­lec­tive du cultu­rel par une phrase qui se pré­sente comme un acte de foi ou un humour cher­chant à atté­nuer le lugubre de la phrase pré­cé­dente : « En atten­dant [que les humains deviennent tous paci­fistes] il nous est per­mis de nous dire :  tout ce qui pro­meut le déve­lop­pe­ment cultu­rel tra­vaille du même coup contre la guerre ».

Musée juif de Berlin, Schalechet de Menashe Kadischman,
Musée juif de Ber­lin, Scha­le­chet de Menashe Kadi­sch­man

Sa pre­mière phrase convoque un sur­moi veillant à accor­der une place et une valeur à la vie éro­tique dont l’installation se fait en deux temps et qui implique dans le pre­mier, le pro­cès de déve­lop­pe­ment cultu­rel du psy­chisme c’est à dire le pro­cès de renon­ce­ment – la réso­lu­tion du com­plexe d’œdipe et la période de latence -. Le second temps, à l’adolescence, donne accès à la vie éro­tique par l’ouverture de la régres­sion sen­suelle, régres­sion à une inti­mi­té sen­suelle libé­rée du cultu­rel. Un tel sur­moi arti­cule le col­lec­tif et l’individuel par une oscil­la­tion entre culture et éro­tisme.
La seconde est un acte de foi envers la fonc­tion col­lec­tive du cultu­rel, donc envers le sur­moi cultu­rel. Le déni col­lec­tif de l’extinction pul­sion­nelle, éprou­vée lors de la jouis­sance sexuelle, fonde une masse latente qui n’est révé­lée que lorsque le déni sou­te­nu par le cultu­rel vacille.
Réfé­rée au futur, cette phrase exprime un opta­tif au pré­sent. Elle tente d’accomplir le sou­hait selon lequel le cultu­rel pour­rait venir à bout de l’extinction pul­sion­nelle et impo­ser l’hégémonie du renon­ce­ment, jusqu’au renon­ce­ment à la sexua­li­té.
Mais les deux phrases ain­si rap­pro­chées nous disent aus­si que c’est l’acte cultu­rel lui-même qui porte un tel déni fomen­teur de masses, quels que soient les éven­tuelles idéo­lo­gies et croyances de ses conte­nus.

Dans un inter­view récent, Robert Badin­ter nous fait part de telles rémi­nis­cences écla­tées. Les fan­tômes des aïeux sidé­rés peuvent se pré­sen­ti­fier dans le corps par les éprou­vés de membres fan­tômes et dans l’ombilic de nos nuits par des réveils en rup­ture de rêve. Il nous rap­pelle que ces rémi­nis­cences écla­tées, por­tées par le cultu­rel, exigent des com­bats au sein de la com­mu­nau­té, à ins­crire en tant qu’actes poli­tiques dans la culture col­lec­tive : « Il y a tou­jours des moments où ça revient, comme cer­tains membres dont on est ampu­tés. Bizar­re­ment, cer­tains jours, vous avez mal là où il n’y a plus rien. C’est exac­te­ment ça : la dis­pa­ri­tion, vous la refu­sez. » « Sou­vent, cette époque revient avec la folle espé­rance qu’ils sont reve­nus. Vous vous réveillez à ce moment-là, mais ils ne sont pas reve­nus. C’est pour ça que la dou­leur spé­ci­fique de l’absent est enra­ci­née, elle fait par­tie de votre être. » « Le mépris de la vie humaine, ça c’est un com­bat que cha­cun doit mener constam­ment et fer­me­ment. Il faut com­battre et affron­ter ».

Ber­nard CHERVET et Mari­lia AISENSTEIN

NOTES :

  1. « En réa­li­té, je ne suis pas du tout un homme de science, un obser­va­teur, un expé­ri­men­ta­teur ni un pen­seur. Par tem­pé­ra­ment, je ne suis rien de moins qu’un conquis­ta­dor – un aven­tu­rier, si vous pré­fé­rez, avec toute la curio­si­té, la témé­ri­té et la téna­ci­té carac­té­ris­tiques de ce genre d’hommes. » (Sig­mund Freud, lettre à Wil­helm Fliess, 1er février 1900)