Quatrième cession par visio-conférence, la dernière de ce chapitre-ci, dans notre groupe international de collègues venus se supporter et penser l’évènement Covid dans ses multiples conséquences. Le moment de penser peut-être à l’après, en imaginant qu’une telle expérience mériterait d’être consignée et perdrait à s’atténuer avec le temps jusqu’à l’oubli. Tout ce travail, sa particulière sincérité et intensité, pourraient-ils nous servir d’amulette pour conjurer la possible éventualité de revivre l’inédit, lequel en principe ne se vit qu’une fois, c’est même là son meilleur et pire côté !
« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » – Héraclite
Incertitude dont nous avons tant parlé dans nos échanges avec le cadrage de Janine Puget et de Monica Horo-vitz, ce duo Argentin, sensibilisé aux contextes catastrophiques et leur impact sur la vie en général et sur la pratique psychanalytique en particulier. Agitations de pensées sur fond de temps au ralenti et des rues vides comme des natures mortes-vivantes. Lire et partager les productions des collègues était un plaisir de chaque rencontre, ces cliniques sans frontières fermées, parlant des différents lieux : institutions, cabinets, parfois nos domiciles, sites provisoires de pratiques distanciées quand on ne peut faire autrement… Des groupes ont ainsi fourmillé d’idées sur la meilleure façon de continuer alors que le monde s’arrêtait au diapason quotidien de slogans sanitaires paradoxaux. Cette usine à confusion a produit ses effets dans lesquels nous avons été projetés avec nos patients en attente urgente d’une action protectrice de notre part, action idéalisée et désidéalisée puisque présentée d’abord comme « non essentielle », avant de revenir dans les grâces du sanitaire. L’infantile en nous retrouvait un temps le mauvais oeil, avec sa solution dans le génie de la lampe frottée au gel hydro-alcoolique et n’exhaussant qu’un voeux, celui de l’écoute inconditionnelle : encore et toujours cette sincérité totale contre une discrétion absolue !1
Une quatrième dimension : l’inconnu simultané dans le dedans et le dehors
Les effets du cocktail alarmant dans toutes les dimensions de notre réalité « société-média-collègues-famille-cabinet », ont retenti jusque dans nos intériorités, tout notre environnement attaquait une continuité interne, ce qui rendait difficile de tenir nos places bouleversées par les évènements. Je me souviens d’une collègue en supervision inquiète de savoir comment elle pourrait continuer à être là où on la trouvait depuis plus de 20 ans. Elle me racontait que son choix même d’achat de cabinet, plutôt que d’une location, était orienté par la nécessité éthique de la continuité, ayant imaginé toutes sortes de situations extrêmes de perturbations sociales, finalement assez proches du récent confinement.
Une question plus générale concernait cet idéal d’être toujours là, de toutes les manières possibles, pour nos patients, sans trop s’exposer ou les exposer aux risques d’infection. Ces risques par ailleurs mis en perspective avec la menace de perte des liens et de revenus, les deux pouvant se conjuguer de manière hautement toxique et insécurisante pour quiconque n’est pas assis sur un tas d’or, et peu le sont. Cette accumulation d’inconnues, a peut-être créé une sorte de quatrième dimension, faite d’incertitude, dans laquelle le seul point d’ancrage est comme souvent l’infantile, que j’ai pu déjà envisager sous l’angle de la coexcitation libidinale et de l’hypothèse d’un facteur maternel2 propre à la séance, révélés par une inquiétante étrangeté dans une durée à plusieurs reprises prolongée par décision d’État. Souvenons nous que ce qui est supportable pendant un court instant dans l’expérience freudienne d’Uncheimlich3, peut être une organisation à part entière dans l’angoisse de morcellement qui dure et aboutit à une explosion psychotique partiellement réparatrice.
Ici point de salut dans la solution psychotique, nous étions pauvres névrosés comme dans le clin d’œil de Pierre Desproges à la psychiatrie, essayant d’expliquer la différence entre la psychose et la névrose : « Un psychotique, c’est quelqu’un qui croit dur comme fer que 2 et 2 font 5, et qui en est pleinement satisfait. Un névrosé, c’est quelqu’un qui sait pertinemment que 2 et 2 font 4, et ça le rend malade ! »… Ce qui rejoint le fameux « ne devient pas fou qui veut » de Lacan (1946, dans Propos sur la causalité psychique ), paradoxe que M. Horovitz a très tôt relevé, soulignant, qu’après tout, les patients psychotiques sont le moins à risque de se désorganiser quand le monde devient si fou dehors. Les aspects d’inconnu et d’incertitude, cette quatrième dimension faisant vaciller le dedans et le dehors, ont naturellement mobilisé le connu sous formes de nos amis et connaissances, les collègues-frères liés par le « pacte de la crise » et l’impératif posé par le groupe d’élaborer librement, avec cliniques et rêveries, qui ont tenu les certitudes à distance. Celles-ci peuvent être une soudaine tentation de ressaisie du territoire intérieur, nécessaire et dangereuse, soumise heureusement au discours de l’autre et de son influence, sans quoi c’est la paranoïa, qui n’a pas manqué d’habiter les aficionados de la science et du buzz. Les effets protecteurs de ces groupes au travail sont encore plus sensibles sous la menace, offrant une alternative à tous les prêt-à-penser servis y compris par nos organismes psychanalytiques infectés, qui se sont vite avérées mal ajustées dans leur réponse, comme un « éléphant dans un magasin de porcelaine » disent les français. Beaucoup d’agitation numérique, des conseils sous forme de mode d’emploi ou d’injonctions, achevaient de nous infantiliser, alors que nous l’étions déjà bien assez par le contexte général qui ressemblait par sa nature, à celle des terreurs nocturnes face auxquelles chacun essayait de retrouver son aptitude à rêver de nouveau et de travailler aussi bien que possible à l’abri des intrusions fracassantes du cauchemar.
Il est probable, quand on est infantilisés à ce point, que l’on puisse perdre le contact avec sa propre disponibilité infantile dans le transfert, patiemment usinée durant nos analyses personnelles. Infantilisés, on se retrouve enfant « rappelés » à se laver les mains, les dents et ranger sa chambre, ce qui conduit au danger « d’hygiéniser » son espace analytique et attendre que quelque chose nous sorte de l’impasse… Ce quelque chose s’est incarné dans ces quelques groupes qui ont rapidement émergé de la stupeur, et qui ont essayé de penser cet actuel encombrant au potentiel traumatique. La stupeur était bien compréhensible, pour ceux qui se sont retrouvés ne serait-ce que dans un supermarché au début de la crise. Ils n’ont pas manqué de voir que les figures grecques des Bienveillantes (Eumenides) qui deviennent Erinyes, étaient plus qu’actuelles, entendons que les analystes ne sont pas dupes, ou ne devraient pas l’être, de l’éternel potentiel du meilleur comme du pire chez soi et l’Autre : être Hitler, ou une Madone oubliée … Le Nebenmensch-ce prochain, est un deuil à faire, nous le savons toujours incomplet, et ce qui nous en reste ne cesse de revenir dans les enjeux du quotidien. A leur tour, ces groupes ont pu précisément incarner ce reste avec son intériorité riche et multiple, désincarcérant l’imago de sa massivité, sans tomber pour autant dans l’écueil des bons sentiments dégoulinants d’illusions d’amour inconditionnel.
Des témoignages d’autres collègues indiquent d’ailleurs, qu’à l’étranger, se sont aussi spontanément constitués nombre de groupes, réponse à l’atomisation sanitaire du chacun chez soi, mais aussi sans doute dans un besoin d’écart d’avec les institutions psychanalytiques « mères ». Cela a été vital que de se dégager ainsi des racines institutionnelles, qui demeurent manifestement, quel que soient les circonstances, des dépositaires et gardiennes d’une doxa et d’une visée pédagogique… Or, ce n’est sûrement pas de pédagogie dont nous avions besoin à ce moment là…
« Qui a tué le Chacal ami de l’homme ? » (Coluche dans « le fou de guerre »)
L’ambiance de cette période charnière saturée de tentations d’un retour à l’avant et d’espoirs d’un monde nouveau-entendu comme meilleur, m’a fait penser à une comédie franco-italienne de Dino Risi (1985), au titre bien évocateur de Fou de guerre (Scemo di guerra). Ce film se déroule durant la seconde guerre mondiale dans un camp médical d’arrière-garde de l’armée italienne au milieu du désert Libyen. Un jeune psychiatre rejoint la garnison et se trouve accueilli par un chef fou ( Coluche ) et heureux dans les repères de la vie militaire, ne voulant rien savoir des changements qui se produisent tout autour de ce petit univers protégé au milieu d’une tragédie planétaire : une métaphore très concrète de ce qu’est une oasis dans un en environnement hostile. Une sorte de confinement avec ses bénéfices secondaires et ses perversions, dont l’éventualité de la perte d’emprise de cet écosystème infantilisant et protecteur, menacerait les contenants psychiques de fortune. Le jeune psychiatre repère les folies privées et publiques de ce chef dont l’absurdité des ordres et contre-ordres pourrait bien avoir inspiré quelques annonces gouvernementales du début du confinement : dans une atmosphère où tout est flou, et donc un peu fou, tout ou presque est permis ! La fin de guerre s’impose comme un impératif de transformation plus qu’un retour à l’avant-coup, impérieuse nécessité d’une économie à reconstruire et des morts à endeuiller. Le film rappelle opportunément un aspect nosographique de la névrose traumatique, qui n’a pas manqué dernièrement, c’est à dire la fixation au traumatique, non pas fixation à un point de développement de la libido, mais au formations actuelles, indexées sur un appareil psychique supposé avancé dans sa croissance. La seconde vague, pourrait bien être pour le moment, celle de la nostalgie des bénéfices secondaires du confinement, réactivant ou reconstruisant un souvenir infantile de la déception de devoir reprendre le chemin de l’école, après avoir été câlinés par maman durant les quelques jours de l’arrêt maladie.
Si bien, qu’au lieu d’une clinique spécifique, c’est plutôt une processualité oblitérée par le doute et l’incertitude (toujours !), grevée d’un deuil en cours, mais d’un type mélancolique, dont l’objet échappe au Moi qui supporte son ombre aux contours mobiles, tout en discrétion. Comme un deuil peut en cacher un autre, nous sommes dans une configuration classique où la névrose, si actuelle qu’elle soit, puise dans les objets du passé et les transforme, elle ne crée pas du neuf, mais opère en dernier recours face à des « objets bizarres », par ses modalités favorites de la rencontre avec l’inconnu, faisant appel aux transpositions et aux métaphorisations : d’un traumatisme aigu sur un moins intense, d’une logique érogène sur une autre, du présent sur le passé.
Ce peu de « scoop » est donc tout sauf étonnant pour nous psychanalystes : notre objet est bien la réalité psychique, scandaleuse parce que souveraine dans sa façon de disposer du réel, jusqu’à un certain degré il s’entend.
Samir Fellak avait à plusieurs reprises insisté sur le matériel de séance éloigné de l’évènement covid, qu’il expliquait par un possible déni à deux, ce qui est très juste mais appelle je crois à un complément. J’ai tendance à penser qu’il pouvait en effet recourir à un déni nécessaire, comme le sont les clivages fonctionnels dont parle Gérard Bayle, mais pour se mettre à l’abri du risque opératoire des patients qui eux ont basculé et ne parlent plus que de l’actualité, risque dont la durée prolongée, pourrait être mortifère pour le processus. Si en effet déni il y a, ce n’est pas celui classique des dénis de groupes observés dans les familles ou institutions, mais un déni appartenant au couple analytique, de fait différencié et « assymétrisé » par la règle fondamentale. Considérons encore que s’il apparait nécessaire un temps, il joue le rôle de ces fils de suture résorbables utilisés en chirurgie, qui se dégradent tout seuls et disparaissent, un déni donc qui porterait en germe plutôt la formule de sa disparition que de sa subsistance. Si au terme des entraves extérieures devenues internes au cadre, l’analyste peut représenter à nouveau une réceptivité et mobiliser son activité de rêverie, c’est après tout ce qui en est attendu-même sur un mode restauré après un détour par les chemins du déni. Néanmoins, ce principe un peu idéalisé, ne me semble pas avoir une portée généralisable, à toute épreuve.
Je pense à un patient, lequel, au-delà de son obligation de soin de 3 ans était resté dans un cadre de cure type pendant deux ans supplémentaires, et qui au moment du confinement a fait un chemin à rebours inattendu. Soudainement il est retombé dans les logiques d’une instrumentalisation de la situation thérapeutique au profit de son obligation légale, alors qu’une partie de sa cure avait tenté d’élaborer tout ce versant « formel », à la faveur d’une intégration du transfert à des niveaux plus névrotiques que pervers. L’obstacle externe à valeur destructrice a nourri son propre fond agressif, refusant d’emblée de continuer à distance ou au cabinet, alors qu’il était jusque là très assidu sans jamais manquer une séance. Au moment du déconfinement, le clivage a cédé comme si nous n’avions jamais inscrit durablement le poids et la valeur de l’objet dans notre lien, insuffisamment du moins. J’ai le sentiment de ce retournement en Erynie, désaffectée, protocolaire, n’ayant comme résidus de son engagement que sa dette, qu’il a d’ailleurs payé en glissant une enveloppe dans ma boite aux lettres. Procédant avec moi, comme avec sa victime, délit pour lequel il avait eu cette condamnation pénale, victime qu’il avait séduit avec un versant tendre et chaleureux, un autre secourable (Nebenmensch) de pacotille… Sa volonté de me payer son dû, reste tout de même un indice que sa destructivité entend davantage une limite, fut-ce en secteur, et qu’elle ne concevait que peu avant, délits compulsifs à l’appui.
Le retour au principe de réalité-quel principe et quelle réalité ?
La formule journalistique qui présente le déconfinement comme un retour au principe de réalité se trompe, et ne se trompe pas…
En ce qui concerne notre champs professionnel, de quel principe parle-t-on d’abord, un dogme souverain ou un axiome mathématique indiscutable ? La psychanalyse serait-elle à l’épreuve du réel, comme un gilet est à l’épreuve des balles… Depuis le temps qu’on annonce sa mort, la psychanalyse se débrouille pour nous faire entendre que ces considérations sont encore prématurées, comme ceux qui pensaient qu’une réalité en pareil crise, hypothèquerait cette démarche singulière, espérant une fois de plus que la cure se prenne les pieds dans le tapis du sanitaire « essentiel », et soit oubliée comme une activité d’arrière garde, devenue subsidiaire, rejoignant ainsi la pratique de l’hypnose que Freud qualifiait de cosmétique.
Et de quelle réalité s’agirait-il maintenant, infectée d’un virus, baignant dans le sang et dans l’argent des gouvernements ayant assoupli un temps leur rigueur économique dont on suppose déjà qu’elle promet des lendemains qui déchantent… Notre réalité hors séance s’est affirmée plus onirique, condensation et déplacement de l’hétérogène dans une figurabilité « monopolitique » ne perdant pas de vue l’essentiel de l’analytique toujours là : c’est ainsi que Raoult contre l’INSERM, pourrait être le représentant d’un match OM contre le PSG, et au delà, d’une éternelle rivalité œdipienne dont la richesse est de revêtir tous les masques pour s’accomplir.
Des moyens anti-traumatiques ont pris une allure infantile assumée, éclose de la passivation/régression contrainte. Nous avons vu sur les réseaux sociaux les efforts d’imagination, souvent aux limites de la manie, pour maintenir une activité quelle qu’elle soit : faire de la musique sur les balcons, applaudir à 20h les héros du moment, bricoler et le montrer à qui veut bien voir, écrire pour qui veut bien lire… Il y avait aussi des contenus plus discrets et moins populaires, puisque témoins de courants plus mélancoliques : musique classique, chant lyrique, poèmes, témoignages de deuil et de souffrance physiques…
Le principe de réalité s’est peut-être redéfini à l’image de psyché étendue au corps, et qui n’en sait rien, réalité onirique étendue au diurne et qui ne le savait pas-le sait-elle davantage, et n’est-ce pas sinon notre travail que de le lui faire savoir ?
Les élaborations étendues aux groupes et leur reflux immédiat et futur sur leurs membres, a scellé une expérience commune précieuse, dont l’après-coup est prometteur mais malheureusement jamais garanti …
- Le célèbre pacte freudien de la règle fondamentale, dans l’Abrégé de Psychanalyse (1938, p. 41).
- Respectivement dans les deux textes précédemment publiés ici : « Téléconsultation : vivre sur ses acquis » et « La régie psychanalytique et le facteur maternel de séance ».
- Freud. S, Die Uncheimlichkeit (1919), l’Inquiétante étrangeté, c’est à dire une « variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier ».