Variations sur l’informe en temps de pandémie.

Informe est un mot cou­rant, fami­lier qui, au moment où je m’ap­prête à écrire, m’in­trigue sou­dain. Je m’in­ter­roge sur son éty­mo­lo­gie, sur son double sens. Informe, infor­mer, infor­ma­tion, quel rap­port ? Est-ce l’in­for­ma­tion qui donne tant bien que mal forme au réel, ce qui informe don­nant forme à l’in­forme, le même mot pour dire deux contraires : ce qui n’a pas de forme et ce qui en donne une ?
Ça arrive sou­vent comme le remarque Freud1  par­lant des sens oppo­sés du même mot dans les langues pri­mi­tives et dans les langues actuelles par­fois. Le clas­sique « Je suis contre les femmes, tout contre » de Sacha Gui­try, met­tant en valeur la dimen­sion pas­sion­nelle de l’op­po­si­tion : la haine est l’autre visage de l’a­mour, sans doute pas seule­ment celui de l’a­mour déçu et dépi­té, mais un sen­ti­ment qui naî­trait en même temps que lui, du fait qu’ai­mer impose une contrainte, une dépen­dance, une vul­né­ra­bi­li­té et qu’en même temps que l’es­poir de la plé­ni­tude il fait naître la peur de la perte et du manque.

Si c’est le Réel qui est informe, com­ment lui don­nons-nous forme en l’in­for­mant ? Dans l’ac­tua­li­té de la pan­dé­mie, l’in­for­ma­tion déli­vrée par les médias prend une place pré­pon­dé­rante qui tient sans doute à cette fonc­tion. Une infor­ma­tion conti­nue, plé­tho­rique, qui nous tient en haleine, heure après heure comme lors de tous les évè­ne­ments majeurs qui ont eu lieu ces der­nières décen­nies et comme si notre vie en dépen­dait. Une infor­ma­tion qui tente de don­ner forme à cet « enne­mi invi­sible qui nous menace de mort » et qui, faute de pou­voir le cer­ner pour l’é­li­mi­ner, cherche à en cer­ner les contours, en des­si­ner une figure appro­priable par l’es­prit.

Le virus lui-même est deve­nu dans l’i­ma­gi­naire de tous une petite boule des­si­née en rouge ou en vert, héris­sée d’une cou­ronne de piques noires, four­rure clair­se­mée et cou­pée court, style héris­son. Il a une forme. Un nom. Des habi­tudes de vie. Nous nous fami­lia­ri­sons avec lui. S’il reste invi­sible, il devient repré­sen­table, repré­sen­té. Peut-être fait-il moins peur ain­si ?

Le virus a une his­toire. Une his­toire chi­noise qui nous fait par­cou­rir les pre­miers temps de l’é­pi­dé­mie en Chine, où un méde­cin lan­ceur d’a­lerte2  se fait empri­son­ner et meurt. Une his­toire ani­male qui se trame entre chauve-sou­ris et pan­go­lin, ani­maux étranges et sau­vages dont sans doute la plu­part d’entre nous ne savaient pas grand chose jus­qu’à ce que sur un mar­ché loin­tain, l’un ou l’autre de ces ani­maux ter­ri­fiés, enca­gés, entas­sés se mette à reje­ter le virus et à le trans­mettre aux humains.  On nous informe au pas­sage de ce que l’a­ni­mal stres­sé (le petit pan­go­lin, la chauve sou­ris des grottes du fond des forêts effrac­tées) rejette une quan­ti­té de virus bien supé­rieure à celle qu’il répan­drait sinon. La pan­dé­mie donne forme à des exis­tences, des mœurs, des uni­vers qui n’en avaient pas pour nous. La pan­dé­mie nous informe de nos exac­tions loin­taines, des consé­quences invi­sibles de nos actes.

Est-ce pour cette rai­son que revient si sou­vent cette image de « l’en­ne­mi invi­sible qui nous menace de mort » ? L’ex­pres­sion laisse son­geur. Cette invi­si­bi­li­té serait-elle une décou­verte pour nous, les humains du XXIe siècle ? Qu’on ait besoin d’un micro­scope pour voir la plu­part des agents patho­gènes, bac­té­ries, virus ou cham­pi­gnons, n’est pour­tant pas un scoop, ni la consta­ta­tion que les épi­dé­mies ont exis­té, existent, exis­te­ront. Nous en avons vécu beau­coup déjà. Qui est cet enne­mi invi­sible alors ? Peut-on se poser la ques­tion de savoir si ce ne serait pas aus­si cette part de nous-même qui consent, par­ti­cipe, se fait com­plice de la mise en coupe réglée du monde et dont nous ne vou­lons rien savoir ? Se voi­ler la face devant ce qu’im­pliquent cer­tains de nos modes de vie ne veut pas dire que le mal est invi­sible, mais seule­ment que, le regard occul­té, nous ne le voyons pas.

D’autres infor­ma­tions cir­culent, orga­ni­sant l’in­forme de la menace en théo­ries com­plo­tistes, ou en sup­po­si­tions dont on ne sait pas encore si elles sont déli­rantes ou si elles témoignent de l’in­vrai­sem­blance de la réa­li­té. Ce sont les amé­ri­cains qui ont fabri­qué le virus dans un de leurs labo­ra­toires, disaient parait-il les chi­nois au début de l’é­pi­dé­mie. Aujourd’­hui ce sont eux qui sont accu­sés d’a­voir lais­sé s’ex­fil­trer le virus depuis un de leurs labo­ra­toires mal sécu­ri­sé3 , mis en place avec l’aide de la France, elle-même évin­cée du pro­jet une fois celui-ci ter­mi­né et au moment où il s’a­gis­sait d’as­su­rer l’é­tan­chéi­té du labo­ra­toire.  Un virus fabri­qué de toutes pièces, nous dit un des décou­vreurs du VIH, prix Nobel de méde­cine4 , ou plu­tôt d’un assem­blage de mor­ceaux d’ARN du SARS COV‑1 et du VIH 1. Est-ce la véri­té ou bien une ten­ta­tive déli­rante d’or­ga­ni­ser ce qui nous dépasse et nous fait peur, sur un mode cohé­rent, qui fait de l’autre exté­rieur un enne­mi, l’au­teur mal­veillant du dan­ger ? Ten­ta­tive et ten­ta­tion de cher­cher le cou­pable – ce dont ne se privent pas les uns et les autres, inten­tant des pro­cès (on est encore dans le registre para­noïaque) au sens propre comme au figu­ré.

Théo­ri­ser, c’est ce que nous fai­sons tous me disait une col­lègue. Cha­cun à sa façon, on ne peut pas y échap­per, on ne peut pas faire autre­ment. Et on peut se deman­der  quel­que­fois si nous ne sécré­tons pas nos pen­sées, nos idées, comme l’a­rai­gnée tisse sa toile, une toile pro­tec­trice et cap­ta­trice à la fois, qui pro­tège du monde et per­met de se nour­rir et de sur­vivre. Ou comme la seiche crache son encre ? Ecrire sur l’é­pi­dé­mie pour­rait aus­si être vu comme un réflexe de défense, de pro­tec­tion,  une encre cra­chée non pas comme un nuage informe mais sous la forme d’un texte : lignes et phrases, mots, para­graphes, titres per­cu­tants.

Les foules ont à voir avec l’in­forme aus­si peut-être : foules indiennes jetées sur les routes par un chef d’é­tat per­vers, foules chi­noises confi­nées dans le silence d’une dic­ta­ture, foules afri­caines sur les che­mins ou dans les bidon­villes, foules ano­nymes d’in­nom­brables sans visages, dont l’his­toire va se perdre, comme l’eau dans le sable, dont on ne sau­ra jamais rien. C’est l’in­dif­fé­ren­cia­tion ici qui a à voir avec l’in­forme, un défaut de l’i­ma­gi­na­tion des spec­ta­teurs loin­tains que nous sommes, autant que le refus de la part des « auto­ri­tés » de voir au lieu d’une masse, des indi­vi­dus uniques, sin­gu­liers.

Est-ce parce qu’il donne une forme arith­mé­tique à notre peur que le décompte jour­na­lier des morts exerce un attrait hyp­no­tique ? Com­bien aujourd’­hui ? Comme si les chiffres don­naient l’illu­sion d’une maî­trise sur le cours ou plu­tôt la course de l’é­pi­dé­mie. Le cours, la course, la courbe. Pente raide de l’ex­po­nen­tielle qui file vers l’in­fi­ni. Hyper­bo­lique, comme le lan­gage média­tique et poli­tique rela­tif à la pan­dé­mie. La mul­ti­tude des morts en fait une abs­trac­tion, les pri­vant de visage, asep­ti­sant l’ef­froi pour en faire une don­née sta­tis­tique, ins­tau­rant une cer­taine dis­tance.

Par­mi ces chiffres, ceux cor­res­pon­dant aux morts des EHPAD semblent for­mer une enti­té moins repré­sen­table, tenue à part, plus inquié­tante fina­le­ment car moins contrô­lée. Les lieux sont cou­pés du monde depuis des semaines, on ne sait pas ce qui s’y passe, ni vrai­ment qui est mort qui est vivant.  Ce sont des morts long­temps igno­rés, cachés aux yeux de tous, des corps four­rés nous disent les jour­na­listes dans des « sacs mor­tuaires » avant d’être éva­cués. Hor­reur. Un sac c’est informe, on ne voit plus le corps. Per­sonne ne le ver­ra d’ailleurs puisque non seule­ment sans fleurs ni cou­ronnes mais sans au revoir, sans veillée, sans mise en bière, sans regard aimant pour cap­ter et gar­der quelque part, pen­dant quelque temps encore, la der­nière image. Ni maquillage, ni cer­cueil, ni chants ni lumières, rien qui mette en forme ce moment.
On dit aus­si que l’âge rend les corps informes. Avant les sacs mor­tuaires. Corps cachés dans les mou­roirs. Le nôtre futur qu’on ne sou­haite pas trop voir chez l’autre, avant de ne pas pou­voir faire autre­ment que de l’a­voir sur soi, conti­nuel­le­ment.
Et la mort donc, la mort dont on ne voit pas le lent tra­vail de décom­po­si­tion qui brouille peu à peu les traits, les formes, fond les tis­sus les uns dans les autres jus­qu’à leur dis­pa­ri­tion.  Il est vrai qu’a­lors, ce qui appa­rait est la forme très nette et bien déli­mi­tée du sque­lette – une forme cepen­dant ano­nyme (sauf pour les spé­cia­listes ?) dans laquelle il serait impos­sible de recon­naître le vivant dont elle struc­tu­rait le corps.

Informes aus­si sont les corps atteints par ce mal dont on ose à peine pro­non­cer le nom de peur d’être taxé de dis­cri­mi­na­tion : l’o­bé­si­té mor­bide. Au point qu’on en a assez peu par­lé dans les médias. Pour­tant il semble que ce soit une réa­li­té : la mala­die est par­ti­cu­liè­re­ment sévère aus­si chez ces patients en sur­poids qui for­me­raient la majo­ri­té des jeunes se retrou­vant en réani­ma­tion.

Cette appé­tence du virus pour cer­taines popu­la­tions des­sine du coup des contours, une sorte de car­to­gra­phie de l’é­pi­dé­mie, avec des zones plus ou moins à risques.  On se trouve du bon côté de la fron­tière ou pas. D’une menace mas­sive, sans forme, abso­lue, on passe, tout au moins pour la forme sévère de la mala­die, à un régime de risque plus rela­tif. Pour le dire abrup­te­ment, le virus qui n’a aucun sou­ci de l’é­qui­té, vise les gros, les vieux et les déjà malades. Il est mal pen­sant. Dis­cri­mi­nant. Et sans doute, secrè­te­ment, nous conta­mine-t-il aus­si de sa méchan­ce­té, ren­dant aus­si mal pen­sants que lui ceux qui ne sont ni gros, ni vieux ni déjà malades, qui ne peuvent pas ne pas se réjouir de ne pas l’être – et qui sont aus­si sans doute ceux qui affirment contre toute évi­dence que nous sommes tous logés à la même enseigne devant la mala­die.
Du coup, l’in­for­ma­tion (trans­met­tant quels sont les cri­tères déter­mi­nant qu’on est à risque ou pas) per­met aus­si d’an­ti­ci­per même si pas de façon abso­lue quelle sera la forme de la mala­die pour cha­cun : plus ou moins grave, mor­telle ou pas.
Il est à noter aus­si que dans la lutte contre la menace informe de l’é­pi­dé­mie, une des  déro­ga­tions essen­tielles au confi­ne­ment est accor­dée pour faire du sport ou s’aé­rer afin pré­ci­sé­ment de gar­der la forme . Lut­ter contre l’in­forme, ne pas deve­nir informe, ne pas vieillir trop vite… pour ne pas être jeté hors du monde dans l’In­forme de la mort.

On peut enfin inter­ro­ger la forme que prend le com­bat contre l’é­pi­dé­mie, avec l’é­lan qu’il sou­lève dans toutes les couches de la socié­té. Notre pré­sident uti­li­sant la méta­phore guer­rière (ce qui a fait beau­coup sécré­ter les seiches que nous sommes) et glo­ri­fiant comme tout un cha­cun les héros, soi­gnants ou autres, qui vont au com­bat, a recours au même registre de l’exal­ta­tion qui est uti­li­sé pour moti­ver les sol­dats à par­tir à la guerre, registre exal­té que reprennent la plu­part des médias qui font moins que jamais preuve de sobrié­té.
C’est sans doute impos­sible de faire autre­ment, mais on peut pen­ser et consta­ter que, comme celle de la guerre, la réa­li­té de la lutte contre le Covid n’a pas grand-chose d’exal­tant. Réani­mer à la chaîne des pneu­mo­pa­thies graves chez des sujets fra­gi­li­sés ou obèses, séda­tés de sur­croît, ne doit pas être spé­cia­le­ment exci­tant ni gra­ti­fiant, sur­tout dans une étouf­fante tenue de cos­mo­naute – laquelle au pas­sage, cache les formes des corps comme des visages, fai­sant sur­gir une armée de sil­houettes sem­blables et ano­nymes, sauf le regard. Sans même par­ler du fait que nos héros et en par­ti­cu­lier les soi­gnants, comme les sol­dats, vont au casse pipe et se retrouvent dans des tran­chées dont ils ne savent pas très bien quand ni com­ment ils sor­ti­ront à la fin.  Même chose pour ceux dont le tra­vail est sans doute moins expo­sé mais plus obs­cur et moins recon­nu, même si on se met à par­ler d’eux aujourd’­hui. Pour­tant majo­ri­tai­re­ment, on s’en­thou­siasme et cha­cun accom­plit sa tâche avec ardeur, dans tous les domaines. Bien sûr, soi­gner, por­ter secours, nour­rir, net­toyer, accom­plir tous les gestes néces­saires pour entre­te­nir la vie, du plus simple au plus sophis­ti­qué, sont des tâches essen­tielles qui se fondent sur l’i­den­ti­fi­ca­tion à l’autre et sont indis­pen­sables à la construc­tion d’un monde vivable, que ce soit en temps de pan­dé­mie ou pas. C’est la note exal­tée que j’in­ter­roge et qui fait se deman­der : pour et contre quoi lutte-t-on avec tant d’en­thou­siasme et tant d’ar­deur ?

La pan­dé­mie, le virus, don­ne­raient-ils forme à l’an­goisse plus fon­da­men­tale et plus dif­fi­cile à nom­mer qui nous habite depuis tou­jours ? Une angoisse informe, cette « peur sans objet » que décrit la sémio­lo­gie psy­chia­trique, tapie, prête à sur­gir, sans qu’on sache pour­quoi ni com­ment et pas seule­ment chez ceux qui souffrent de patho­lo­gie anxieuse. Fin du monde, effon­dre­ment d’une civi­li­sa­tion, anéan­tis­se­ment de l’hu­ma­ni­té toute entière : les figu­ra­tions et les fan­tasmes ne manquent pas. La pan­dé­mie per­met­trait-elle momen­ta­né­ment, comme tout dan­ger exté­rieur, d’or­ga­ni­ser cette angoisse en peur défi­nis­sable ? Si le dan­ger est nom­mé, on peut mettre en place des plans, des stra­té­gies, des défenses. Si l’en­ne­mi est à l’ex­té­rieur, on peut le com­battre, le vaincre, sur­vivre. Sans par­ler des haines racistes que l’é­pi­dé­mie a réveillées, cer­tains se mobi­lisent pour tra­quer le pan­go­lin ou la chauve sou­ris- et les bûchers de la chasse aux sor­cières ne sont pas loin. Si le pro­blème est acci­den­tel, dû à une cause contin­gente, on peut le résoudre et une fois qu’il sera réso­lu nous serons en sécu­ri­té. Comme si au fond, au bout de cette lutte contre le virus, nous espé­rions incons­ciem­ment nous retrou­ver libres, heu­reux et immor­tels, pour tou­jours, comme le fan­tasme sans doute le sol­dat auréo­lé de sa gloire future qui lui fait oublier que plus pro­ba­ble­ment il va mou­rir, sor­di­de­ment, au com­bat.
Peut-être l’an­goisse plus fon­da­men­tale est-elle en der­nière ana­lyse celle qui est liée à notre qua­li­té d’êtres mor­tels ? Dans une inter­view don­née à Brut, Edwy Ple­nel parle de « ceux qui n’au­raient pas dû mou­rir », ins­tru­men­ta­li­sant le déni de notre mor­ta­li­té pour dési­gner des cou­pables. Y a‑t-il vrai­ment par­mi nous des gens qui ne « devraient pas mou­rir » ? Sans doute cha­cun de nous en est-il per­sua­dé, sur­tout en ce qui le concerne et, quand on part au com­bat, quand il s’a­git de sau­ver des vies, voire de sau­ver le monde, c’est incons­ciem­ment l’é­ter­nelle quête d’im­mor­ta­li­té qui se joue et se rejoue. Ce qui para­doxa­le­ment déjoue, pour un temps en géné­ral assez bref, la ter­reur confuse de cette chose informe et irre­pré­sen­table qu’est la mort. Cette mort ni contin­gente ni évi­table qui est struc­tu­rel­le­ment ins­crite en cha­cun de nous.

Pour finir, j’ai­me­rais par­ler de la forme des jours et des rues de la ville, ne par­ta­geant pas le vécu de mon ami Guy5  par rap­port au confi­ne­ment et éprou­vant, mal­gré l’in­cer­ti­tude et l’an­xié­té ambiantes, mal­gré la contrainte de l’en­fer­me­ment rela­tif, un cer­tain plai­sir à vivre leur forme plus floue, avec un temps qui par­fois s’é­tire, lais­sant la place à un peu de non­cha­lance et de len­teur.
Tôt le matin, ce sont les ani­maux qui sonnent le réveil, impa­tients d’être nour­ris. Allez debout on a faim. Café, lec­ture, un peu d’é­cri­ture pour déblayer les sco­ries de la nuit, éclair­cir l’o­pa­ci­té de cer­tains cau­che­mars à thème d’im­puis­sance et de confu­sion qui reviennent de façon insis­tante. Écon­duire les ten­ta­tions dépres­sives qui se pro­posent et qui parlent d’in­forme jus­te­ment et d’à quoi bon puis­qu’on va tous cre­ver.
Le soleil se lève dans la fenêtre de l’im­meuble d’en face sous un ciel doux où se mêlent le gris, le bleu et quelques traces de rose, pen­dant que je fais ma gym, sacri­fiant à l’ob­ses­sion de la forme en pen­sant à Tin­tin pri­son­nier des Incas6  et à Flo­rence Aube­nas dans son cachot ira­kien, tous deux confron­tés à un enfer­me­ment autre­ment éprou­vant que le nôtre.
J’ai un chien, nous allons mar­cher sur les bords du canal dont les eaux sont momen­ta­né­ment deve­nues trans­pa­rentes, mon­trant entre un vélo noyé et une canette immer­gée, des bou­quets d’algues géantes oscil­lant dans le cou­rant et quel­que­fois des pois­sons. Dehors est somp­tueux. Le prin­temps n’a pas été aus­si magni­fique depuis long­temps et jour après jour le brouillard vert tendre qui nimbe les arbres fonce et se trans­forme en fron­dai­sons. Les ceri­siers du Japon, les mar­ron­niers, les petites plan­ta­tions au pied des pla­tanes, l’arbre de Judée du parc Vil­le­main, tout fleu­rit avec exu­bé­rance, avec force. Les canards s’en donnent à cœur joie et la nuit venue, vont se pro­me­ner en bande jusque sur le bou­le­vard Magen­ta, font du lèche vitrine avant de s’en retour­ner flir­ter (pas de dis­tan­cia­tion sociale pour eux) pré­pa­rer les cou­vées du prin­temps, nager, voler et aqua­pla­ner dans des gerbes d’é­cume. On entend les mésanges char­bon­nières, des merles se répondent. Les cor­neilles croassent, se la jouant cor­beaux aux temps du cho­lé­ra, les mouettes nous rap­pellent que la mer n’est pas loin, là-bas juste au bout de cet autre cours d’eau aux eaux bleues, dorées et trans­pa­rentes, qu’est deve­nue la Seine, où se pro­mènent les cygnes du prin­temps. Si ça conti­nue, les moi­neaux vont peut-être reve­nir dans le quar­tier ?

Dehors est ren­du à lui-même. On en pro­fite moins mais du coup il n’y a plus les débor­de­ments dévas­ta­teurs des beaux jours, plus de hordes dépré­da­trices pour se l’ap­pro­prier, s’ag­glu­ti­ner, jeter les embal­lages plas­tique et les canettes dans l’eau, bri­ser les bou­teilles de bière bues en trop grande quan­ti­té sur les pavés du quai. La lumière est d’une dou­ceur incroyable, allu­mant des soleils et des reflets par­tout, décou­pant les ombres immo­biles ou mou­vantes, don­nant vie. L’air aus­si est doux, frais par­fois. Quelques orages grondent au fond d’é­normes nuages gris fon­cé qui passent leur che­min. Le bou­lan­ger de la rue Marie et Louise a rou­vert son petit étal, avec ses chaus­sons aux pommes ou à la rhu­barbe, ses rou­lés à la prune, ses pains au cho­co­lat. Trop bons. Sur­tout les chaus­sons, en pâte bri­sée crous­tillante et cara­mé­li­sée, un peu épaisse, avec des pommes fraîches qui sortent du four. Je lui dis mer­ci d’être là, il dit de rien, c’est un plai­sir, il est gour­mand lui aus­si. A cette heure on ne croise que des jog­geurs et des pro­me­neurs de chiens. C’est plus tard que l’autre visage de la ville avec ses zom­bies comme dit une de mes patientes, va appa­raitre : la ville des injus­tices oui cette fois, la ville des vies per­dues, détruites, depuis les abords des gares de l’Est et du Nord, jus­qu’à la place de la Répu­blique où errent ceux qui n’ont nulle part où se confi­ner. La ville des fan­tômes inquié­tants, des lais­sés pour compte, des vies informes qui s’é­chouent dans des jours tout aus­si informes. On les voit davan­tage dans les rues déser­tées aux bou­tiques fer­mées mais ils ont tou­jours été là, les toxi­cos du centre de la rue Beau­re­paire, les déjan­tés du canal, les nau­fra­gés de la psy­chia­trie de sec­teur en attente de consul­ta­tion au CMP Lucien Sem­paix, ou les habi­tués de l’hô­tel social de la rue de Lan­cry, comme ce bel homme aux longs che­veux et à la barbe blanche un peu jau­nie, avec qui j’ai pris depuis plu­sieurs années l’ha­bi­tude d’é­chan­ger un salut et quelques mots. Ils dorment. Rou­lés dans des sacs de cou­chage dans une encoi­gnure ou bien dans un squat, invi­sible aux pas­sants. Livrés au mag­ma de leurs nuits. Voi­là, on rentre.

Je pense à ma jour­née, j’ai de la chance, je vais mon­ter dans mon bureau pour tra­vailler, je suis contente d’être méde­cin, psy­chiatre, psy­cha­na­lyste, comme j’ai été autre­fois urgen­tiste, de pou­voir exer­cer mon métier tout le temps et par­tout, comme je l’ai tou­jours fait (mais comme je ne le ferai pas tou­jours!) même si c’est aujourd’­hui sous la forme un peu dif­fé­rente et plus dis­tante qu’im­plique le confi­ne­ment, puisque c’est au télé­phone que je retrouve mes patients. Une autre moda­li­té qui ne nous empêche pas de conti­nuer ensemble d’es­sayer de  com­prendre ce qui se passe aujourd’­hui, ce qui s’est pas­sé autre­fois, d’ap­pri­voi­ser l’in­cer­ti­tude des jours, qui sont tou­jours, qui ont tou­jours été incer­tains. L’in­cer­ti­tude de notre condi­tion d’hu­mains à laquelle nous essayons mot après mot, nuage d’encre après nuage d’encre, de don­ner une forme.

Le confi­ne­ment ne rend pas la vie informe, il lui donne une autre forme. Comme chaque cir­cons­tance de notre vie, chaque épreuve ou chaque bon­heur lui donne une forme dif­fé­rente, nous fait vivre un état dif­fé­rent de notre huma­ni­té.  J’aime bien cette forme-là avec ses espaces pour réflé­chir, pen­ser, écrire, pour la musique, pour la contem­pla­tion. Pour goû­ter juste le fait d’être vivant, sans trop de mal, état tran­si­toire qui ne dure­ra pas.
Demain peut-être, me dis-je, je serai un de ces corps voués à l’in­forme dans un bref délai, entou­rée de cos­mo­nautes, mes frères et sœurs de l’ur­gence que je ne ver­rai pas, plon­gée dans ce que les jour­na­listes appellent un « coma arti­fi­ciel », le pou­mon dévas­té par quelque orage cyto­ki­nique, au bout d’un res­pi­ra­teur, sans grand chance d’en réchap­per… Demain peut-être, peut-être pas. En atten­dant…
Une per­sonne à laquelle je pense entre Tin­tin et Flo­rence Aube­nas, en temps de confi­ne­ment, est Etty Hil­le­sum7 , s’é­mer­veillant à Ausch­witz d’une fleur jaune je crois, je ne suis pas sûre, pous­sée au milieu des herbes d’un talus, dans la lumière de l’aube ou du cré­pus­cule, je ne sais pas non plus. La forme la plus accom­plie, la plus écla­tante de la vie.

Domi­nique Tabone-Weil
Site de la revue Approches

 

NOTES :
  1. Essais de psy­cha­na­lyse appli­quée 1910 trad fran­çaise 1933.
  2. Li Wen­liang, oph­tal­mo­logue de Wuhan mort du Covid en pri­son.
  3. Le labo­ra­toire P4 de viro­lo­gie à Wuhan
  4. Le Pro­fes­seur Luc Mon­ta­gnier lors de deux inter­views suc­ces­sives du 16 et du 17 avril 2020
  5. Guy Sama­ma, direc­teur de la revue Approches
  6. Le Temple du soleil, Her­gé.
  7. Etty Hil­le­sum, Une vie bou­le­ver­sée.