Informe est un mot courant, familier qui, au moment où je m’apprête à écrire, m’intrigue soudain. Je m’interroge sur son étymologie, sur son double sens. Informe, informer, information, quel rapport ? Est-ce l’information qui donne tant bien que mal forme au réel, ce qui informe donnant forme à l’informe, le même mot pour dire deux contraires : ce qui n’a pas de forme et ce qui en donne une ?
Ça arrive souvent comme le remarque Freud1 parlant des sens opposés du même mot dans les langues primitives et dans les langues actuelles parfois. Le classique « Je suis contre les femmes, tout contre » de Sacha Guitry, mettant en valeur la dimension passionnelle de l’opposition : la haine est l’autre visage de l’amour, sans doute pas seulement celui de l’amour déçu et dépité, mais un sentiment qui naîtrait en même temps que lui, du fait qu’aimer impose une contrainte, une dépendance, une vulnérabilité et qu’en même temps que l’espoir de la plénitude il fait naître la peur de la perte et du manque.
Si c’est le Réel qui est informe, comment lui donnons-nous forme en l’informant ? Dans l’actualité de la pandémie, l’information délivrée par les médias prend une place prépondérante qui tient sans doute à cette fonction. Une information continue, pléthorique, qui nous tient en haleine, heure après heure comme lors de tous les évènements majeurs qui ont eu lieu ces dernières décennies et comme si notre vie en dépendait. Une information qui tente de donner forme à cet « ennemi invisible qui nous menace de mort » et qui, faute de pouvoir le cerner pour l’éliminer, cherche à en cerner les contours, en dessiner une figure appropriable par l’esprit.
Le virus lui-même est devenu dans l’imaginaire de tous une petite boule dessinée en rouge ou en vert, hérissée d’une couronne de piques noires, fourrure clairsemée et coupée court, style hérisson. Il a une forme. Un nom. Des habitudes de vie. Nous nous familiarisons avec lui. S’il reste invisible, il devient représentable, représenté. Peut-être fait-il moins peur ainsi ?
Le virus a une histoire. Une histoire chinoise qui nous fait parcourir les premiers temps de l’épidémie en Chine, où un médecin lanceur d’alerte2 se fait emprisonner et meurt. Une histoire animale qui se trame entre chauve-souris et pangolin, animaux étranges et sauvages dont sans doute la plupart d’entre nous ne savaient pas grand chose jusqu’à ce que sur un marché lointain, l’un ou l’autre de ces animaux terrifiés, encagés, entassés se mette à rejeter le virus et à le transmettre aux humains. On nous informe au passage de ce que l’animal stressé (le petit pangolin, la chauve souris des grottes du fond des forêts effractées) rejette une quantité de virus bien supérieure à celle qu’il répandrait sinon. La pandémie donne forme à des existences, des mœurs, des univers qui n’en avaient pas pour nous. La pandémie nous informe de nos exactions lointaines, des conséquences invisibles de nos actes.
Est-ce pour cette raison que revient si souvent cette image de « l’ennemi invisible qui nous menace de mort » ? L’expression laisse songeur. Cette invisibilité serait-elle une découverte pour nous, les humains du XXIe siècle ? Qu’on ait besoin d’un microscope pour voir la plupart des agents pathogènes, bactéries, virus ou champignons, n’est pourtant pas un scoop, ni la constatation que les épidémies ont existé, existent, existeront. Nous en avons vécu beaucoup déjà. Qui est cet ennemi invisible alors ? Peut-on se poser la question de savoir si ce ne serait pas aussi cette part de nous-même qui consent, participe, se fait complice de la mise en coupe réglée du monde et dont nous ne voulons rien savoir ? Se voiler la face devant ce qu’impliquent certains de nos modes de vie ne veut pas dire que le mal est invisible, mais seulement que, le regard occulté, nous ne le voyons pas.
D’autres informations circulent, organisant l’informe de la menace en théories complotistes, ou en suppositions dont on ne sait pas encore si elles sont délirantes ou si elles témoignent de l’invraisemblance de la réalité. Ce sont les américains qui ont fabriqué le virus dans un de leurs laboratoires, disaient parait-il les chinois au début de l’épidémie. Aujourd’hui ce sont eux qui sont accusés d’avoir laissé s’exfiltrer le virus depuis un de leurs laboratoires mal sécurisé3 , mis en place avec l’aide de la France, elle-même évincée du projet une fois celui-ci terminé et au moment où il s’agissait d’assurer l’étanchéité du laboratoire. Un virus fabriqué de toutes pièces, nous dit un des découvreurs du VIH, prix Nobel de médecine4 , ou plutôt d’un assemblage de morceaux d’ARN du SARS COV‑1 et du VIH 1. Est-ce la vérité ou bien une tentative délirante d’organiser ce qui nous dépasse et nous fait peur, sur un mode cohérent, qui fait de l’autre extérieur un ennemi, l’auteur malveillant du danger ? Tentative et tentation de chercher le coupable – ce dont ne se privent pas les uns et les autres, intentant des procès (on est encore dans le registre paranoïaque) au sens propre comme au figuré.
Théoriser, c’est ce que nous faisons tous me disait une collègue. Chacun à sa façon, on ne peut pas y échapper, on ne peut pas faire autrement. Et on peut se demander quelquefois si nous ne sécrétons pas nos pensées, nos idées, comme l’araignée tisse sa toile, une toile protectrice et captatrice à la fois, qui protège du monde et permet de se nourrir et de survivre. Ou comme la seiche crache son encre ? Ecrire sur l’épidémie pourrait aussi être vu comme un réflexe de défense, de protection, une encre crachée non pas comme un nuage informe mais sous la forme d’un texte : lignes et phrases, mots, paragraphes, titres percutants.
Les foules ont à voir avec l’informe aussi peut-être : foules indiennes jetées sur les routes par un chef d’état pervers, foules chinoises confinées dans le silence d’une dictature, foules africaines sur les chemins ou dans les bidonvilles, foules anonymes d’innombrables sans visages, dont l’histoire va se perdre, comme l’eau dans le sable, dont on ne saura jamais rien. C’est l’indifférenciation ici qui a à voir avec l’informe, un défaut de l’imagination des spectateurs lointains que nous sommes, autant que le refus de la part des « autorités » de voir au lieu d’une masse, des individus uniques, singuliers.
Est-ce parce qu’il donne une forme arithmétique à notre peur que le décompte journalier des morts exerce un attrait hypnotique ? Combien aujourd’hui ? Comme si les chiffres donnaient l’illusion d’une maîtrise sur le cours ou plutôt la course de l’épidémie. Le cours, la course, la courbe. Pente raide de l’exponentielle qui file vers l’infini. Hyperbolique, comme le langage médiatique et politique relatif à la pandémie. La multitude des morts en fait une abstraction, les privant de visage, aseptisant l’effroi pour en faire une donnée statistique, instaurant une certaine distance.
Parmi ces chiffres, ceux correspondant aux morts des EHPAD semblent former une entité moins représentable, tenue à part, plus inquiétante finalement car moins contrôlée. Les lieux sont coupés du monde depuis des semaines, on ne sait pas ce qui s’y passe, ni vraiment qui est mort qui est vivant. Ce sont des morts longtemps ignorés, cachés aux yeux de tous, des corps fourrés nous disent les journalistes dans des « sacs mortuaires » avant d’être évacués. Horreur. Un sac c’est informe, on ne voit plus le corps. Personne ne le verra d’ailleurs puisque non seulement sans fleurs ni couronnes mais sans au revoir, sans veillée, sans mise en bière, sans regard aimant pour capter et garder quelque part, pendant quelque temps encore, la dernière image. Ni maquillage, ni cercueil, ni chants ni lumières, rien qui mette en forme ce moment.
On dit aussi que l’âge rend les corps informes. Avant les sacs mortuaires. Corps cachés dans les mouroirs. Le nôtre futur qu’on ne souhaite pas trop voir chez l’autre, avant de ne pas pouvoir faire autrement que de l’avoir sur soi, continuellement.
Et la mort donc, la mort dont on ne voit pas le lent travail de décomposition qui brouille peu à peu les traits, les formes, fond les tissus les uns dans les autres jusqu’à leur disparition. Il est vrai qu’alors, ce qui apparait est la forme très nette et bien délimitée du squelette – une forme cependant anonyme (sauf pour les spécialistes ?) dans laquelle il serait impossible de reconnaître le vivant dont elle structurait le corps.
Informes aussi sont les corps atteints par ce mal dont on ose à peine prononcer le nom de peur d’être taxé de discrimination : l’obésité morbide. Au point qu’on en a assez peu parlé dans les médias. Pourtant il semble que ce soit une réalité : la maladie est particulièrement sévère aussi chez ces patients en surpoids qui formeraient la majorité des jeunes se retrouvant en réanimation.
Cette appétence du virus pour certaines populations dessine du coup des contours, une sorte de cartographie de l’épidémie, avec des zones plus ou moins à risques. On se trouve du bon côté de la frontière ou pas. D’une menace massive, sans forme, absolue, on passe, tout au moins pour la forme sévère de la maladie, à un régime de risque plus relatif. Pour le dire abruptement, le virus qui n’a aucun souci de l’équité, vise les gros, les vieux et les déjà malades. Il est mal pensant. Discriminant. Et sans doute, secrètement, nous contamine-t-il aussi de sa méchanceté, rendant aussi mal pensants que lui ceux qui ne sont ni gros, ni vieux ni déjà malades, qui ne peuvent pas ne pas se réjouir de ne pas l’être – et qui sont aussi sans doute ceux qui affirment contre toute évidence que nous sommes tous logés à la même enseigne devant la maladie.
Du coup, l’information (transmettant quels sont les critères déterminant qu’on est à risque ou pas) permet aussi d’anticiper même si pas de façon absolue quelle sera la forme de la maladie pour chacun : plus ou moins grave, mortelle ou pas.
Il est à noter aussi que dans la lutte contre la menace informe de l’épidémie, une des dérogations essentielles au confinement est accordée pour faire du sport ou s’aérer afin précisément de garder la forme . Lutter contre l’informe, ne pas devenir informe, ne pas vieillir trop vite… pour ne pas être jeté hors du monde dans l’Informe de la mort.
On peut enfin interroger la forme que prend le combat contre l’épidémie, avec l’élan qu’il soulève dans toutes les couches de la société. Notre président utilisant la métaphore guerrière (ce qui a fait beaucoup sécréter les seiches que nous sommes) et glorifiant comme tout un chacun les héros, soignants ou autres, qui vont au combat, a recours au même registre de l’exaltation qui est utilisé pour motiver les soldats à partir à la guerre, registre exalté que reprennent la plupart des médias qui font moins que jamais preuve de sobriété.
C’est sans doute impossible de faire autrement, mais on peut penser et constater que, comme celle de la guerre, la réalité de la lutte contre le Covid n’a pas grand-chose d’exaltant. Réanimer à la chaîne des pneumopathies graves chez des sujets fragilisés ou obèses, sédatés de surcroît, ne doit pas être spécialement excitant ni gratifiant, surtout dans une étouffante tenue de cosmonaute – laquelle au passage, cache les formes des corps comme des visages, faisant surgir une armée de silhouettes semblables et anonymes, sauf le regard. Sans même parler du fait que nos héros et en particulier les soignants, comme les soldats, vont au casse pipe et se retrouvent dans des tranchées dont ils ne savent pas très bien quand ni comment ils sortiront à la fin. Même chose pour ceux dont le travail est sans doute moins exposé mais plus obscur et moins reconnu, même si on se met à parler d’eux aujourd’hui. Pourtant majoritairement, on s’enthousiasme et chacun accomplit sa tâche avec ardeur, dans tous les domaines. Bien sûr, soigner, porter secours, nourrir, nettoyer, accomplir tous les gestes nécessaires pour entretenir la vie, du plus simple au plus sophistiqué, sont des tâches essentielles qui se fondent sur l’identification à l’autre et sont indispensables à la construction d’un monde vivable, que ce soit en temps de pandémie ou pas. C’est la note exaltée que j’interroge et qui fait se demander : pour et contre quoi lutte-t-on avec tant d’enthousiasme et tant d’ardeur ?
La pandémie, le virus, donneraient-ils forme à l’angoisse plus fondamentale et plus difficile à nommer qui nous habite depuis toujours ? Une angoisse informe, cette « peur sans objet » que décrit la sémiologie psychiatrique, tapie, prête à surgir, sans qu’on sache pourquoi ni comment et pas seulement chez ceux qui souffrent de pathologie anxieuse. Fin du monde, effondrement d’une civilisation, anéantissement de l’humanité toute entière : les figurations et les fantasmes ne manquent pas. La pandémie permettrait-elle momentanément, comme tout danger extérieur, d’organiser cette angoisse en peur définissable ? Si le danger est nommé, on peut mettre en place des plans, des stratégies, des défenses. Si l’ennemi est à l’extérieur, on peut le combattre, le vaincre, survivre. Sans parler des haines racistes que l’épidémie a réveillées, certains se mobilisent pour traquer le pangolin ou la chauve souris- et les bûchers de la chasse aux sorcières ne sont pas loin. Si le problème est accidentel, dû à une cause contingente, on peut le résoudre et une fois qu’il sera résolu nous serons en sécurité. Comme si au fond, au bout de cette lutte contre le virus, nous espérions inconsciemment nous retrouver libres, heureux et immortels, pour toujours, comme le fantasme sans doute le soldat auréolé de sa gloire future qui lui fait oublier que plus probablement il va mourir, sordidement, au combat.
Peut-être l’angoisse plus fondamentale est-elle en dernière analyse celle qui est liée à notre qualité d’êtres mortels ? Dans une interview donnée à Brut, Edwy Plenel parle de « ceux qui n’auraient pas dû mourir », instrumentalisant le déni de notre mortalité pour désigner des coupables. Y a‑t-il vraiment parmi nous des gens qui ne « devraient pas mourir » ? Sans doute chacun de nous en est-il persuadé, surtout en ce qui le concerne et, quand on part au combat, quand il s’agit de sauver des vies, voire de sauver le monde, c’est inconsciemment l’éternelle quête d’immortalité qui se joue et se rejoue. Ce qui paradoxalement déjoue, pour un temps en général assez bref, la terreur confuse de cette chose informe et irreprésentable qu’est la mort. Cette mort ni contingente ni évitable qui est structurellement inscrite en chacun de nous.
Pour finir, j’aimerais parler de la forme des jours et des rues de la ville, ne partageant pas le vécu de mon ami Guy5 par rapport au confinement et éprouvant, malgré l’incertitude et l’anxiété ambiantes, malgré la contrainte de l’enfermement relatif, un certain plaisir à vivre leur forme plus floue, avec un temps qui parfois s’étire, laissant la place à un peu de nonchalance et de lenteur.
Tôt le matin, ce sont les animaux qui sonnent le réveil, impatients d’être nourris. Allez debout on a faim. Café, lecture, un peu d’écriture pour déblayer les scories de la nuit, éclaircir l’opacité de certains cauchemars à thème d’impuissance et de confusion qui reviennent de façon insistante. Éconduire les tentations dépressives qui se proposent et qui parlent d’informe justement et d’à quoi bon puisqu’on va tous crever.
Le soleil se lève dans la fenêtre de l’immeuble d’en face sous un ciel doux où se mêlent le gris, le bleu et quelques traces de rose, pendant que je fais ma gym, sacrifiant à l’obsession de la forme en pensant à Tintin prisonnier des Incas6 et à Florence Aubenas dans son cachot irakien, tous deux confrontés à un enfermement autrement éprouvant que le nôtre.
J’ai un chien, nous allons marcher sur les bords du canal dont les eaux sont momentanément devenues transparentes, montrant entre un vélo noyé et une canette immergée, des bouquets d’algues géantes oscillant dans le courant et quelquefois des poissons. Dehors est somptueux. Le printemps n’a pas été aussi magnifique depuis longtemps et jour après jour le brouillard vert tendre qui nimbe les arbres fonce et se transforme en frondaisons. Les cerisiers du Japon, les marronniers, les petites plantations au pied des platanes, l’arbre de Judée du parc Villemain, tout fleurit avec exubérance, avec force. Les canards s’en donnent à cœur joie et la nuit venue, vont se promener en bande jusque sur le boulevard Magenta, font du lèche vitrine avant de s’en retourner flirter (pas de distanciation sociale pour eux) préparer les couvées du printemps, nager, voler et aquaplaner dans des gerbes d’écume. On entend les mésanges charbonnières, des merles se répondent. Les corneilles croassent, se la jouant corbeaux aux temps du choléra, les mouettes nous rappellent que la mer n’est pas loin, là-bas juste au bout de cet autre cours d’eau aux eaux bleues, dorées et transparentes, qu’est devenue la Seine, où se promènent les cygnes du printemps. Si ça continue, les moineaux vont peut-être revenir dans le quartier ?
Dehors est rendu à lui-même. On en profite moins mais du coup il n’y a plus les débordements dévastateurs des beaux jours, plus de hordes déprédatrices pour se l’approprier, s’agglutiner, jeter les emballages plastique et les canettes dans l’eau, briser les bouteilles de bière bues en trop grande quantité sur les pavés du quai. La lumière est d’une douceur incroyable, allumant des soleils et des reflets partout, découpant les ombres immobiles ou mouvantes, donnant vie. L’air aussi est doux, frais parfois. Quelques orages grondent au fond d’énormes nuages gris foncé qui passent leur chemin. Le boulanger de la rue Marie et Louise a rouvert son petit étal, avec ses chaussons aux pommes ou à la rhubarbe, ses roulés à la prune, ses pains au chocolat. Trop bons. Surtout les chaussons, en pâte brisée croustillante et caramélisée, un peu épaisse, avec des pommes fraîches qui sortent du four. Je lui dis merci d’être là, il dit de rien, c’est un plaisir, il est gourmand lui aussi. A cette heure on ne croise que des joggeurs et des promeneurs de chiens. C’est plus tard que l’autre visage de la ville avec ses zombies comme dit une de mes patientes, va apparaitre : la ville des injustices oui cette fois, la ville des vies perdues, détruites, depuis les abords des gares de l’Est et du Nord, jusqu’à la place de la République où errent ceux qui n’ont nulle part où se confiner. La ville des fantômes inquiétants, des laissés pour compte, des vies informes qui s’échouent dans des jours tout aussi informes. On les voit davantage dans les rues désertées aux boutiques fermées mais ils ont toujours été là, les toxicos du centre de la rue Beaurepaire, les déjantés du canal, les naufragés de la psychiatrie de secteur en attente de consultation au CMP Lucien Sempaix, ou les habitués de l’hôtel social de la rue de Lancry, comme ce bel homme aux longs cheveux et à la barbe blanche un peu jaunie, avec qui j’ai pris depuis plusieurs années l’habitude d’échanger un salut et quelques mots. Ils dorment. Roulés dans des sacs de couchage dans une encoignure ou bien dans un squat, invisible aux passants. Livrés au magma de leurs nuits. Voilà, on rentre.
Je pense à ma journée, j’ai de la chance, je vais monter dans mon bureau pour travailler, je suis contente d’être médecin, psychiatre, psychanalyste, comme j’ai été autrefois urgentiste, de pouvoir exercer mon métier tout le temps et partout, comme je l’ai toujours fait (mais comme je ne le ferai pas toujours!) même si c’est aujourd’hui sous la forme un peu différente et plus distante qu’implique le confinement, puisque c’est au téléphone que je retrouve mes patients. Une autre modalité qui ne nous empêche pas de continuer ensemble d’essayer de comprendre ce qui se passe aujourd’hui, ce qui s’est passé autrefois, d’apprivoiser l’incertitude des jours, qui sont toujours, qui ont toujours été incertains. L’incertitude de notre condition d’humains à laquelle nous essayons mot après mot, nuage d’encre après nuage d’encre, de donner une forme.
Le confinement ne rend pas la vie informe, il lui donne une autre forme. Comme chaque circonstance de notre vie, chaque épreuve ou chaque bonheur lui donne une forme différente, nous fait vivre un état différent de notre humanité. J’aime bien cette forme-là avec ses espaces pour réfléchir, penser, écrire, pour la musique, pour la contemplation. Pour goûter juste le fait d’être vivant, sans trop de mal, état transitoire qui ne durera pas.
Demain peut-être, me dis-je, je serai un de ces corps voués à l’informe dans un bref délai, entourée de cosmonautes, mes frères et sœurs de l’urgence que je ne verrai pas, plongée dans ce que les journalistes appellent un « coma artificiel », le poumon dévasté par quelque orage cytokinique, au bout d’un respirateur, sans grand chance d’en réchapper… Demain peut-être, peut-être pas. En attendant…
Une personne à laquelle je pense entre Tintin et Florence Aubenas, en temps de confinement, est Etty Hillesum7 , s’émerveillant à Auschwitz d’une fleur jaune je crois, je ne suis pas sûre, poussée au milieu des herbes d’un talus, dans la lumière de l’aube ou du crépuscule, je ne sais pas non plus. La forme la plus accomplie, la plus éclatante de la vie.
Dominique Tabone-Weil
Site de la revue Approches
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