Veillée funèbre pour une psychanalyse bien vivante

La place de la psy­cha­na­lyse dans le monde contem­po­rain sus­cite inter­ro­ga­tions et débats.
Pro­fi­tant sans doute de sa situa­tion sur l’échiquier psy­cha­na­ly­tique fran­çais, la SPF pré­si­dée par Patrick Guyo­mard, a réa­li­sé une sorte de per­for­mance : réunir à la même tri­bune les repré­sen­tants de dix socié­tés psy­cha­na­ly­tiques, de l’Ecole de la Cause Freu­dienne à la SPP. Fal­lait-il que l’heure soit grave pour réa­li­ser un tel exploit ? Sans doute, puisque l’unique ques­tion posée, réson­nait comme un tes­ta­ment « en psy­cha­na­lyse, à quoi tient-on ?1 ». Les inter­ven­tions au col­loque sont réunies dans le numé­ro 39 des Lettres de la SPF.
Dans le même esprit pro­vo­ca­teur et alar­miste, « La psy­cha­na­lyse est-elle mor­telle ?2 » se demandent des ana­lystes de la SPP et de l’APF, dans un livre diri­gé par Laure Bon­ne­fon-Tort, Anne Mau­pas, et Domi­nique Tabone-Weil.
Ces deux démarches se dis­tinguent, se répondent et se com­plètent. Le débat est ouvert, un débat qui concerne chaque ana­lyste mais qui per­met aus­si des échanges inter-socié­tés3 .

Pour les orga­ni­sa­teurs du col­loque de la SPF, le contem­po­rain, qui n’est pas l’actuel, devait sus­ci­ter une réponse ana­ly­tique. En impo­sant aux repré­sen­tants des socié­tés ana­ly­tiques une posi­tion inha­bi­tuelle et incon­for­table, répondre suc­cinc­te­ment à une ques­tion impos­sible, ils ambi­tion­naient de les confron­ter à l’urgence de la situa­tion.  « En psy­cha­na­lyse à quoi tient-on ? », vous avez 10 minutes ! Créer un effet de sur­prise et d’agacement pour débar­ras­ser le dis­cours de tout sys­té­ma­tisme et faire appa­raître chez cha­cun un trait, un souffle pour créer de l’ouverture et du débat sem­blait une bonne méthode. Obli­ger Freu­diens et Laca­niens à aller à l’essentiel pour oublier les scis­sions, pour se par­ler autre­ment et recréer du lien était un autre objec­tif.  Ini­tier une ren­contre visant à tour­ner le dos à l’endogamie pour accueillir l’altérité, consis­tait à prendre les ana­lystes à leur propre jeu.

Les par­ti­ci­pants au col­loque traitent diver­se­ment des dif­fi­cul­tés que le monde contem­po­rain pose­rait à la pra­tique de la psy­cha­na­lyse. Cer­tains semblent vou­loir ne pas se com­pro­mettre dans des débats actuels consi­dé­rant sans doute que fina­le­ment la psy­cha­na­lyse est indis­so­ciable des résis­tances qu’elle sus­cite. D’autres, comme Jean-Jacques Tys­ler de l’ALI reven­dique en son nom une place dans le poli­tique. « Seule la psy­cha­na­lyse peut, dans le meilleur des cas, opé­rer sur le ren­ver­se­ment de l’effroi en de la haine recon­nue. Au-delà de nos sui­vis, notre actua­li­té sociale et poli­tique l’exige. »

Rares sont les socié­tés, même celles affi­liées à l’IPA, qui se sont atta­chées à défendre une cer­taine per­ma­nence du cadre. Natha­lène Isnard-Dave­zac, pour le Qua­trième groupe, fait état de « débats pas­sion­nés » et de « conflits ouverts » mais d’une « una­ni­mi­té introu­vable » concer­nant la sanc­tua­ri­sa­tion de la cure-type à trois séances par semaines. Elle s’interroge pour les récu­ser sur l’introduction de nou­veaux Schib­bo­leths « la ten­ta­tion d’une cer­ti­tude clô­tu­rante est tou­jours là qui vou­drait, par l’instauration de nou­veaux schib­bo­leths sépa­rer le bon grain de l’ivraie, dire le vrai de ce qui est ana­ly­tique ou ce qui ne l’est pas. » Et Ber­nard Cher­vet de la SPP se garde bien de s’engager sur ce ter­rain, tout en se posant, tel Cle­men­ceau consi­dé­rant la Révo­lu­tion fran­çaise comme un bloc, comme réfrac­taire à tout choix : en psy­cha­na­lyse, je prends tout .

Cer­taines inter­ve­nants, Patrick Guyo­mard et Fran­çois Leguil de l’Ecole de la cause, choi­sissent habi­le­ment d’inverser la ques­tion et se demandent ce qui les tient ? La réponse s’impose et convien­drait cer­tai­ne­ment à tous. Ce qui les tient, c’est leur foi, leur croyance, leur rôle de garant dans « l’hypothèse de l’inconscient », dans l’existence de cette « Autre scène » qui n’est attei­gnable que dans l’expérience de la cure.

Les diver­gences sont fran­che­ment per­cep­tibles concer­nant la posi­tion de l’analyste dans la situa­tion d’accueil du patient d’aujourd’hui. Claude Bara­zer de l’APF estime que ce à quoi il tient en psy­cha­na­lyse, c’est au main­tien « du flou inquié­tant, sus­pect, sédui­sant qui marque de son empreinte toutes les dimen­sions de la chose ana­ly­tique ». Il décrit le pre­mier entre­tien avec une patiente, qui d’ailleurs ne don­ne­ra pas suite à cette ren­contre « Je m’abstiens de répondre à ses ques­tions, d’apaiser ses inquié­tudes, de dis­si­per ses soup­çons, d’accéder à ses demandes. Mes quelques rares inter­ven­tions témoignent de ce que mon écoute ne coïn­cide pas avec ce qu’elle consi­dère comme l’essentiel de son pro­pos. » Toute autre approche pour Pas­cale Has­soun du Cercle Freu­dien « d’abord et tou­jours l’accueil, voire un préa­lable à l’accueil : celui de ne pas attendre la demande mais d’aller vers l’autre, sur son ter­rain plu­tôt que le nôtre, de nouer le contact de manière infor­melle, néces­saire dans de nom­breux cas pour que l’accueil que nous pro­po­sons soit rece­vable. »
Où situer la demande, com­ment la faire émer­ger, com­ment la trai­ter sans ris­quer une inver­sion de la demande qui, selon Patrick Guyo­mard, pour­rait conduire à l’aliénation et à l’imposture ? En quoi la théo­rie ana­ly­tique peut-elle consti­tuer une aide ou au contraire une entrave pour s’en sai­sir ? Là, l’apport de la cli­nique est indis­pen­sable.

C’est essen­tiel­le­ment à cet exer­cice illus­tra­tif que le livre « La psy­cha­na­lyse est-elle mor­telle ? » s’attache en se pla­çant d’emblée du côté d’un accueil ouvert et affran­chi de tout car­can. Les auteurs dressent eux aus­si le constat que quelque chose du monde contem­po­rain semble déci­dé­ment anti­no­mique avec la psy­cha­na­lyse. Le rap­port au temps, à l’efficacité, à la per­for­mance, l’hyperconnexion… ne font pas bon ménage avec l’austère divan. « La tor­tue psy­cha­na­lyse est-elle défi­ni­ti­ve­ment dépas­sée par les lièvres de la post­mo­der­ni­té ?» se demande Domi­nique Tabone-Weil qui voit cepen­dant dans la clas­sique résis­tance des patients au fait de s’allonger plu­sieurs fois par semaine une déné­ga­tion et l’expression du fan­tasme de séduc­tion et de dépen­dance inhé­rente à toute ren­contre ana­ly­tique. Mais les exemples cli­niques variés, extrêmes, pas­sion­nants démontrent l’ouverture d’esprit des ana­lystes qui les exposent et viennent illus­trer un divan ou un fau­teuil dyna­mique et revi­go­rant à l’image d’un trans­fert joyeux dont Cathe­rine Cha­bert rap­pel l’existence. Vir­gi­nia Pic­chi raconte com­ment elle va à la ren­contre de ces « nou­veaux nomades », les étu­diants de haut niveau d’un cam­pus mon­dia­li­sé aux prises avec un déra­ci­ne­ment phy­sique et psy­chique. Caro­line Thomp­son à l’heure de la plu­ri­pa­ren­ta­li­té vient ques­tion­ner l’Œdipe, la scène pri­mi­tive, le roman fami­lial en actua­li­sant leurs dimen­sions fan­tas­ma­tiques. Vincent Estel­lon décons­truit le recours au por­no, Chris­ti­na Lin­den­meyer inter­roge le trans­hu­ma­nisme… Comme leurs pré­dé­ces­seurs qui ont exer­cé une psy­cha­na­lyse sans divan auprès des enfants, des psy­cho­tiques, des malades soma­tiques, des migrants, des pri­son­niers… les ana­lystes d’aujourd’hui inter­rogent les concepts et main­tiennent des espaces de liens et de pen­sée.

Ain­si, au delà de la viru­lence des attaques contre la psy­cha­na­lyse, en dépit de sa perte d’influence à l’Université et à l’hôpital, en recon­nais­sant même ses propres erre­ments ‑Pas­cale Has­soun et Domi­nique Tabone-Weil admettent cou­ra­geu­se­ment qu’elle a pu pêcher par excès de pro­messes- le monde contem­po­rain semble pou­voir offrir à la psy­cha­na­lyse un ave­nir pro­met­teur. Les demandes sont autres, elles se for­mulent dif­fé­rem­ment. Mais les besoins de parole, d’éco
ute et de temps sus­pen­dus sont immenses. Mathilde Girard fait le pari que les jeunes ana­lystes, ceux arri­vés à la psy­cha­na­lyse après les scis­sions, les enfants de la psy­cha­na­lyse, sau­ront trou­ver l’énergie pour résis­ter à la dévi­ta­li­sa­tion contem­po­raine pour inno­ver et réno­ver sans céder sur l’essentiel freu­dien.

Bri­gitte Berg­mann, Psy­cha­na­lyste


NOTES :

  1. Jour­nées d’é­tudes orga­ni­sées par la SPF à Paris les 25 et 26 Mars 2017. Com­mu­ni­ca­tions repro­duites dans les lettres de la SPF n°39, 2018.
  2. La psy­cha­na­lyse est-elle mor­telle ? Col­lec­tion Débats en psy­cha­na­lyse, PUF 2018.
  3. Une pré­sen­ta­tion du livre « La psy­cha­na­lyse est-elle mor­telle » a eu lieu dans les locaux de la SPF en Octobre 2018