13 Novembre -
Que peut la psychanalyse ?

« Réflé­chir, essayer de pen­ser la folie col­lec­tive comme elle ana­lyse la folie pri­vée », répond Jacques André, à la ques­tion que peut la psy­cha­na­lyse ?  Avec son accord, nous publions ici ce texte que vous pou­vez retrou­ver dans son inté­gra­li­té sur le site de Libé­ra­tion.

« L’esprit du 11 jan­vier»… la for­mule est volon­tiers reprise, sur le mode de l’invocation. Ce jour-là (11 jan­vier 2015), une foule presque immo­bile, assem­blée trop puis­sante (ou fra­gile) pour mar­cher, occu­pait tout l’espace de la Répu­blique à la Nation en pas­sant par la Bas­tille. Foule étran­ge­ment sereine, là où la simple esquisse d’une panique aurait pu tour­ner à la catas­trophe. De ce ras­sem­ble­ment, Freud a écrit ce qu’il y a psy­cha­na­ly­ti­que­ment à pen­ser. Un tel élan col­lec­tif n’est pos­sible que par l’intensité d’un moment iden­ti­fi­ca­toire. Iden­ti­fi­ca­tions des uns aux autres qui n’est ren­du pos­sible que par l’identification à un idéal (du moi) com­mun, ici la Liber­té, dont la liber­té d’expression est la repré­sen­ta­tion la plus concrète qui soit : libre de dire ou des­si­ner ce que je pense, ou condam­né à mort.

La Ter­reur, comme l’inconscient, est régie par la loi de Dra­con, elle ne connaît que deux ver­dicts : l’acquittement ou la mort, avec une nette incli­na­tion pour la der­nière extré­mi­té. Le 7 jan­vier, l’assassinat simul­ta­né des jour­na­listes de Char­lie et des juifs de l’HyperCacher ne man­quait pas de sym­bo­lique, celle d’une syn­thèse de la bar­ba­rie.
Sous les nou­veaux coups de bou­toir de la Ter­reur, le Bata­clan, Bruxelles, Nice que reste-t-il de cet « esprit » ? Pas grand-chose… Le 7 jan­vier, des sym­boles ont été assas­si­nés. Et la réponse sym­bo­lique et vivante n’a pas tar­dé, le 11 jan­vier tout le monde était place de la Liber­té.
Rien de tel après le 13 novembre. S’il y a eu une réac­tion col­lec­tive, c’est celle de tous ces jeunes hommes et femmes prêts à s’engager dans l’armée. Non plus pour défendre la liber­té, mais pour détruire la Des­truc­tion.
Le 7 jan­vier était encore poli­tique, le 13 novembre est apo­ca­lyp­tique. Cha­cun, quand il n’a pas per­du un proche, connaît au moins quelqu’un qui connaît quelqu’un… Écho per­son­nel de cette anxié­té géné­ra­li­sée : c’est un patient, le matin du 7 jan­vier, qui m’avait appris pour Char­lie, mais plus étran­ge­ment le 13 novembre, alors qu’il était plus de 21 heures et que j’étais tran­quille­ment posé chez moi, ce sont aus­si deux patientes, via deux SMS au texte sem­blable, qui m’amènent à pen­ser que quelque chose de grave se passe : « Où êtes-vous ? Vous êtes en sécu­ri­té ?» Ce voi­si­nage de la mort rend celle-ci pré­sente tout autre­ment que le 7 jan­vier, au point de l’ériger en figure cen­trale.
Les morts du 7 jan­vier étaient sin­gu­liers, les auteurs de Char­lie, ou iden­ti­fiés, les juifs. Ceux du 13 novembre (ceux de Nice ensuite) sont ano­nymes et quan­ti­ta­tifs, ils sont 130.
Le tra­vail de la sym­bo­li­sa­tion, de l’humanisation, a bien fait quelques ten­ta­tives. Paris, d’abord. Notre Paris est leur Sodome. Écou­ter de la musique, par­ler, rire, boire un verre… autant d’abominations et de per­ver­sions. Mais on a vite sen­ti que « Je suis Paris » n’aurait jamais la force de « Je suis Char­lie ». La jeu­nesse, ensuite. Le délire de l’Apocalypse com­bat l’idée qu’il puisse y avoir un len­de­main à sa propre mort. Sa mort, sa propre mort, est la mort du monde. C’est bien la géné­ra­tion de demain qui a été visée, celle de l’espoir.

Des ten­ta­tives de sym­bo­li­sa­tion

Ten­ta­tives de sym­bo­li­sa­tion certes, mais dont le pou­voir d’entraînement tourne au ralen­ti. Peut-être que la sym­bo­li­sa­tion la plus en phase avec l’obscurité de ce moment se nomme « Etat d’urgence ». Véri­table oxy­more qui réunit en une même expres­sion la per­ma­nence (celle de l’Etat) et la pré­ci­pi­ta­tion (celle de l’urgence) et condense en un même point le droit et le non-droit. Nice est venu en quelque sorte par­ache­ver ce déli­te­ment du sens en pous­sant l’anonymat du crime jusqu’au « n’importe qui ». Une patiente, par ailleurs for­te­ment éprou­vée par la vio­lence ter­ro­riste, a eu ce mot de déses­poir, for­mu­lé à l’envers : « Nice, je ne veux pas y pen­ser, je pré­fère me deman­der quel maillot de bain je vais m’acheter pour cet été. »

Chaque jour que l’information fait, apporte ses quelques cen­taines de morts. À ceux que démembrent les explo­sions de Daech, s’ajoutent les bom­bar­dés d’Alep, les civils-bou­cliers de Mos­soul, les bateaux de migrants per­dus corps et biens, etc. L’indifférence à laquelle nous condamnent ces désastres ano­nymes quo­ti­dien­ne­ment répé­tés rap­pelle de façon para­doxale une étran­ge­té : la mort humaine est un fait de culture, elle est datée et ne se confond en aucune façon avec la vie de l’espèce. À l’image des autres pri­mates, l’homme est res­té indif­fé­rent pen­dant des mil­lions d’années à la mort de ses congé­nères, les plus proches com­pris. La plus ancienne sépul­ture connue date d’hier, elle a 350 000 ans, un puits en Espagne regrou­pant plu­sieurs sque­lettes. Il est pro­bable que la sexua­li­té humaine, fait tout aus­si cultu­rel que la mort, a à peu près le même âge, qui est aus­si celui des outils à taille mul­tiple et de l’acquisition du lan­gage arti­cu­lé.

Com­ment rendre à la mort ano­nyme d’aujourd’hui son huma­ni­té, com­ment échap­per à l’indifférence, com­ment défendre la culture contre la Des­truc­tion, com­ment rendre à la qua­li­té, celle de la sym­bo­li­sa­tion, la mort deve­nue quan­ti­té ? L’un des gestes col­lec­tifs les plus vivants, les plus émou­vants, après le Bata­clan a été de pas­ser d’un chiffre, 130, à une col­lec­tion de por­traits, texte et pho­to, res­ti­tuant à cha­cun des dis­pa­rus l’absolue sin­gu­la­ri­té d’une vie. Ce que les jour­na­listes du Monde ont réa­li­sé alors, ils viennent de le refaire tout récem­ment pour les tués de Nice. Contre la Mort, les morts. Contre l’anonymat res­ti­tuer un visage et une his­toire. Le visage est moins une par­tie du corps qu’il n’est le repré­sen­tant du tout. La preuve, on peut jouer à se faire dis­pa­raître-réap­pa­raître, « cou­cou, me voi­là », en dis­si­mu­lant son seul visage. Aucune autre par­tie du corps ne lui est sub­sti­tuable. Cha­cun d’entre nous doit au visage d’être une per­sonne, ce à quoi porte atteinte le voile inté­gral. À ce titre, le visage est moins un don­né, une somme de traits plus ou moins heu­reu­se­ment agen­cés, qu’un résul­tat, celui d’une psy­cho­ge­nèse qui se construit au fil des rela­tions pré­coces. Pour se voir, pour se des­si­ner un visage et prendre plai­sir à le contem­pler – le visage est la zone éro­gène du nar­cis­sisme -, il faut d’abord apprendre du regard mater­nel que l’on est « la pru­nelle de ses yeux ».

L’i­den­ti­té contre l’a­no­ny­mat

Le visage n’a d’existence que réflexive, il lui faut un miroir ou le regard d’un autre pour exis­ter. On doit à Win­ni­cott d’avoir sai­si que le pre­mier miroir, celui dans lequel advient le visage de l’enfant, est le visage de la mère : « la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en rela­tion directe avec ce qu’elle voit. » Cha­cun d’entre nous fait à l’occasion l’expérience de la fra­gi­li­té de cette construc­tion : que l’autre regar­dant s’écarte du regard, la fenêtre de l’âme, pour fixer un détail – une tache, un bou­ton, la forme de la bouche ou du nez – et le tout tombe en mor­ceaux, le visage se défait. On mesure à l’aune de ces légers inci­dents ce que peut être la vio­lence répé­tée faite à celui dont le visage se dis­sout sous le regard d’un autre inquiet ou hos­tile, pour ne plus être qu’une cou­leur, quand la peau se charge sans reste de fixer l’identité.C’est Pri­mo Lévi, je crois, qui raconte que dans les camps, on pou­vait tuer pour la pos­ses­sion d’une cuillère. Si la cuillère est
aus­si pré­cieuse, c’est qu’elle évite au visage de dis­pa­raître dans le bol de soupe et per­met d’appartenir encore à l’espèce humaine. La mort d’un-seul contre la mort de masse, la sépul­ture contre la fosse com­mune, l’identité contre l’anonymat, c’est le thème du film de Lasz­lo Nemes, Le fils de Saul. Film irréa­li­sable, com­ment « racon­ter, mon­trer » les Son­der­kom­man­do, et pour­tant réa­li­sé. Si ce film est une réus­site, il le doit notam­ment à un choix essen­tiel, celui d’avoir lais­sé hors-champ ou au moins flou­tés les amas de cadavres, alors que la camé­ra ne retient que les visages. Je ne me sou­viens pas d’un seul autre film ayant tenu à ce point un tel par­ti-pris, celui d’un cadrage de bout en bout du seul visage des acteurs.

Essayer de pen­ser la folie col­lec­tive

Que peut la psy­cha­na­lyse, hors le trai­te­ment de l’impact trau­ma­tique indi­vi­duel à l’intérieur de la situa­tion pra­tique ? Elle peut ce qu’elle sait faire : réflé­chir, essayer de pen­ser la folie col­lec­tive comme elle ana­lyse la folie pri­vée. C’est encore, me semble-t-il, en s’inscrivant dans la tra­di­tion freu­dienne, notam­ment celle qui traite les reli­gions, sinon comme des for­ma­tions de l’inconscient, au moins comme des sym­bo­li­sa­tions qui en dérivent, que la psy­cha­na­lyse a peut-être quelques mot pru­dents à dire, quand bien même l’entrée reli­gieuse dans la ques­tion ter­ro­riste est bien loin d’être la seule pos­sible et qu’à l’isoler on court le risque de l’abstraction. Entre Freud et nous les temps ont chan­gé : qui d’entre nous aujourd’hui co-signe­rait les der­nières pages de L’avenir d’une illu­sion, par­ta­geant l’espoir d’une vic­toire du dieu Logos ? L’avenir n’est-il pas plu­tôt aux reli­gions, et pas aux moins déli­rantes d’entre elles ?Du Kin­ka­ku-Ji de Kyo­to aux starv­kirke de Nor­vège en pas­sant par Ang­kor-Vat, Sul­tan­ha­met, Delphes, Gizeh, le Machu-Pic­chu et la cathé­drale de Chartres, 80% du patri­moine archi­tec­tu­ral mon­dial est d’inspiration reli­gieuse. La contri­bu­tion des reli­gions à l’œuvre de culture n’est pas faite que de bois et de pierre, elle a nour­ri à pro­fu­sion la musique, l’image et le texte. Peut-on dis­so­cier tout ce que la des­truc­ti­vi­té contem­po­raine doit à la vio­lence reli­gieuse du taris­se­ment de cette contri­bu­tion ? On pour­ra certes tou­jours évo­quer ici et là l’apport au lien social, mais pour le reste… Je serais pour ma part bien en peine de don­ner un exemple récent d’une inven­tion cultu­relle rede­vable à la pen­sée reli­gieuse, comme si celle-ci avait épui­sé sa capa­ci­té à pro­duire de nou­velles formes. « Si Dieu bande, je suis per­du »

Pour le psy­cha­na­lyste que je suis, dont l’athéisme ne doit rien à celui de Freud, « dieu » est un maté­riel comme un autre, c’est-à-dire ana­ly­sable comme le reste, pour peu que l’analyse y invite. Dans ces cas-là, sans excep­tion, la déliai­son de « dieu » nous ramène tou­jours aux toutes-puis­sances infan­tiles. La chose somme toute n’est pas si fré­quente, dans mon expé­rience c’est parce que le doute s’est déjà ins­tal­lé que « dieu » devient inter­pré­table. À l’image de ce jeune patient, encore recou­vert des der­niers ori­peaux de son catho­li­cisme fami­lial, qui mit un jour en pers­pec­tive la fai­blesse de son père et la force de la divi­ni­té : « Si Dieu bande, je suis per­du. » Plus cou­ram­ment, « dieu » reste une figure psy­chique mar­gi­nale et tou­jours sin­gu­lière, par-delà la réfé­rence à une reli­gion éta­blie. Le « dieu » du foot­bal­leur qui se signe en entrant sur le ter­rain marque des buts, de la même façon cha­cun voit « dieu » à la porte de sa prière du jour, quand il le voit.

Paul Veyne, qui a beau­coup fré­quen­té les dieux de l’Antiquité, sou­ligne à quel point c’est une erreur d’associer « dieu » à la seule pen­sée de la mort. L’usage domes­tique et quo­ti­dien de « dieu » et de ses « saints » afin de com­battre les petites misères et rêver de for­tune, l’emporte lar­ge­ment sur le sou­ci de la vie éternelle.Comment ne pas nour­rir mal­gré tout l’espoir du Logos, notre seul dieu, qui ferait par exemple connaître aux enfants de l’école répu­bli­caine que chaque reli­gion a une his­toire, en géné­ral une longue his­toire, qu’elle naît, se déve­loppe et un jour s’éteint, des­tin auquel aucune des reli­gions aujourd’hui en vogue n’échappera. Pour que tel ou tel dieu existe, il suf­fit d’y croire, et les sys­tèmes de croyance sont indis­so­ciables des cultures qui les engendrent et les trans­mettent. C’est un doux euphé­misme de pen­ser que le suc­cès d’un tel ensei­gne­ment n’est pas garan­ti… il l’est sans doute d’autant moins que les reli­gions actuelles, les plus pré­oc­cu­pantes d’entre elles, ont lar­gué toutes les amarres avec le prin­cipe de réa­li­té et méritent plus que jamais la dési­gna­tion freu­dienne : « délires de masse ». Au diable le trai­te­ment reli­gieux et super­sti­tieux des petits sou­cis, l’heure reli­gieuse est à la Mort, la mort de tous, ver­sion apo­ca­lypse.

Les ténèbres ont chan­gé de nature

La réflexion de Freud des années 30 est contem­po­raine d’un débat poli­tique entre deux sombres pers­pec­tives, d’un côté le « time is money » du libé­ra­lisme, de l’autre la mon­tée des tota­li­ta­rismes brun et rouge. La réflexion d’aujourd’hui n’est pas moins sombre, mais les ténèbres ont chan­gé de nature. Catas­tro­phisme cli­ma­tique et explo­sion démo­gra­phique opposent moins les hommes entre eux qu’ils n’interrogent le deve­nir de l’espèce humaine et la pro­messe d’inévitables mou­ve­ments migra­toires com­man­dés par la sur­vie. Ils sont venus ajou­ter leur incer­ti­tude aux désordres sociaux et guer­riers plus fami­liers, et à ceux qui le sont moins : la mon­dia­li­sa­tion du terrorisme.Si la ques­tion poli­tique demeure, elle a pris la forme d’une inquié­tude géné­rale pour l’avenir de la démo­cra­tie et de l’état de droit, ces luxes psy­chiques de la vie poli­tique qui sont aus­si la condi­tion d’existence de la psy­cha­na­lyse, inquié­tude face aux deux grandes réponses du moment : natio­nal-popu­lisme et folie reli­gieuse. La ten­sion en Europe entre l’aspiration d’Eros à l’union tou­jours la plus large et le nar­cis­sisme des petites dif­fé­rences, cette ten­sion est deve­nue notre quo­ti­dien poli­tique. Au point de nous retrou­ver en France à deux doigts d’un deuxième tour de l’élection pré­si­den­tielle qui ne lais­se­rait d’alternative qu’entre extrême-droite et droite extrême.

Jacques André, Psy­cha­na­lyste.
http://www.liberation.fr/debats/2016/11/12/13-novembre-que-peut-la-psychanalyse_1527623