« C’est pas mon copain… ».
Du 7 Janvier au 13 Novembre.

Le pro­gramme l’indique, mon inter­ven­tion devait s’intituler « le 7 jan­vier 2015 », un titre d’un autre temps. Impos­sible aujourd’hui de s’en tenir là, on ne peut plus par­ler du 7 jan­vier sans que ne s’y asso­cie inévi­ta­ble­ment le 13 novembre.
Le site de la psy­cha­na­lyse est à l’abri du monde. Porte et fenêtre fer­mées, lumière du jour ou tami­sée, douce cha­leur ambiante, iso­le­ment rela­tif des bruits exté­rieurs, confort du divan…. Un homme ou une femme est allon­gé, il ou elle parle, essaye de se sou­mettre au fil de ses pen­sées, de ne pas recu­ler devant le ridi­cule des choses insi­gni­fiantes ou l’impudeur de ce que l’on ne dit pas ; l’un parle tout le temps, l’autre laisse échap­per quelques mots entre de longs silences. Dans le fau­teuil le psy­cha­na­lyste écoute, par­fois il entend. Il lui arrive même de par­ler, d’une parole qui n’est pas un simple écho, mais un espoir, celui de faire décou­vrir à la per­sonne sur le divan que les mots ont plus d’un tour dans leur sac. L’équilibre d’un tel dis­po­si­tif est fra­gile, un rien suf­fit à en per­tur­ber l’économie. Mais au fond cette fra­gi­li­té n’est qu’apparente, tant la « force d’attraction du trans­fert »  fait flèche de tous bois, met­tant à pro­fit le moindre impré­vu, depuis le son loin­tain d’une leçon de pia­no jusqu’au klaxon de l’ambulance qui passe dans la rue.  Rien que le trans­fert ne puisse faire tom­ber dans son escar­celle, réta­blis­sant l’enceinte un moment effrac­tée.

La méthode psy­cha­na­ly­tique repose sur une règle fon­da­men­tale dont l’énoncé varie sur la base de la for­mule bien connue : « Dites tout ce qui vous passe par la tête, etc… », cher­chant ain­si à faci­li­ter l’association libre. Celle-ci est un moyen, pas une fin. Ce qui est atten­du, espé­ré c’est l’incident, la pen­sée inci­dente, impré­vue, celle qui tombe comme un che­veu sur la soupe. Rien n’est plus doux à l’oreille du psy­cha­na­lyste qu’une phrase qui com­mence par : « Ça n’a pas de rap­port mais… » La règle est un appel au dérè­gle­ment, à la défaite dans le lan­gage des « rai­sons » qui en brident l’expression.
Tout se passe comme si l’événement impré­vu  qui sur­git dans la séance (une vibra­tion de l’immeuble que la patiente sur le divan asso­cie aux angoisses que lui pro­vo­quaient les fré­quents trem­ble­ments de terre de son pays natal), tout se passe comme si cet impré­vu rejoi­gnait l’incident de parole appe­lé par la règle ordi­naire. Et il n’est pas rare dans cer­taines ana­lyses, quand la répé­ti­tion, voire le res­sas­se­ment s’est empa­ré de la parole, que ces évé­ne­ments venus du dehors de la situa­tion ana­ly­tique apportent une nou­veau­té que le cours ordi­naire de la cure n’arrive plus à engen­drer.

Tout impré­vu peut être repris par le trans­fert, tout sauf… l’imprévu qui prend l’analyse au dépour­vu.
« Il y a eu une fusillade à Char­lie heb­do… il y aurait 12 morts ». C’est une patiente à peine allon­gée sur le divan qui porte la nou­velle, je n’en avais jusque là nulle connais­sance. Elle aurait fait état d’un acci­dent mor­tel de la cir­cu­la­tion auquel elle venait d’assister,  quel que soit le nombre des morts, qu’il n’en eut pas été autre­ment qu’à l’accoutumé, le trans­fert aurait réécrit les choses à son compte. Mais là, ce mer­cre­di 7 jan­vier 2015… tout autre chose, les pre­miers mots d’une séquence psy­cha­na­ly­tique de quelques jours comme je n’en ai jamais connue aupa­ra­vant. L’existence du site ana­ly­tique a pour condi­tion de pos­si­bi­li­té l’écoute flot­tante d’un psy­cha­na­lyste, flot­tante c’es-à-dire trai­tant à éga­li­té le détail insi­gni­fiant et l’événement tra­gique.  Nous étions cette fois net­te­ment en-des­sous de la ligne de flot­tai­son. Ce n’est pas tant la stu­peur et la curio­si­té qui firent obs­tacle, que le sen­ti­ment proche sinon iden­tique, chez les deux pro­ta­go­nistes, d’un moment de réa­li­té poli­tique s’emparant de toute la réa­li­té et ren­dant par­fai­te­ment incon­grues nos deux posi­tions res­pec­tives, elle sur le divan, moi der­rière dans le fau­teuil. Char­lie-Heb­do, fusillade, ter­ro­risme, isla­misme, cari­ca­tures… aucune de ces asso­cia­tions ins­tan­ta­nées n’est libre. Qu’est-ce qui se passe ? Impa­tience et inquié­tude d’une ques­tion qui déborde et emporte l’a‑temporalité de la situa­tion ana­ly­tique.

La dif­fi­cul­té à dis­tin­guer dans la for­mu­la­tion d’un point de vue la part du psy­cha­na­lyste de celle du citoyen tient à la chose même. Ce n’est pas sim­ple­ment qu’il devien­drait indé­cent de dis­ser­ter sur les sin­gu­la­ri­tés de la vie d’âme alors que le monde vacille, mais parce que s’impose une autre face de la vie inté­rieure, celle qui par­ti­cipe d’un être psy­chique col­lec­tif. Quelque chose de la dis­sy­mé­trie fon­da­trice de la psy­cha­na­lyse (repré­sen­tée tant par les posi­tions spa­tiales res­pec­tives que par les régimes hété­ro­gènes de la parole, en rup­ture avec la com­mu­ni­ca­tion ordi­naire) s’est trou­vée sus­pen­due, même si cela n’a duré que de brefs moments. Pas dans tous les cas il est vrai, pas avec tous les patients, il arrive que l’enclos de la détresse soit à ce point clos qu’il ne laisse fil­trer aucun des bruits du monde. L’être psy­chique col­lec­tif du 11 jan­vier, celui de la mani­fes­ta­tion, a lui-même des condi­tions de pos­si­bi­li­té, le « je suis Char­lie » de cet ins­tant, éprou­vé avant de deve­nir (rapi­de­ment) sim­ple­ment poli­ti­que­ment cor­rect, repose sur une iden­ti­té suf­fi­sam­ment assu­rée. On le mesure para­doxa­le­ment à son contraire, celui de ces jeunes adultes psy­cho­tiques d’un hôpi­tal de jour qui s’inquiétaient de tant de folie : « C’est qui Char­lie ? » Com­ment ces mil­liers de Je peuvent-ils pré­tendre être le même quand Je à lui tout seul est mor­ce­lé en de mul­tiples autres ?

Le par­tage entre les pro­ta­go­nistes de la séance d’analyse, quand il a eu lieu, repose encore sur le trans­fert, mais trans­fert sur un tiers cette fois, Idéal en la cir­cons­tance. Le moment a pu res­ter silen­cieux et l’échange se limi­ter à peu de chose, l’essentiel était d’être sai­si par une com­mu­nau­té. Je suis comme tout un cha­cun l’héritier d’une filia­tion et d’une his­toire fami­liale, mais ce fut, pen­dant ces quelques jours, une expé­rience à la fois étrange et rare de se sen­tir à ce point l’héritier d’une culture, d’un esprit, voire d’une nation. Pour qui a hor­reur des natio­na­lismes et autres popu­lismes, c’est une bizar­re­rie de décou­vrir que le mot  « peuple », si sou­vent évo­qué à tort et à tra­vers au point d’être confis­qué par les déma­gogues, puisse brus­que­ment acqué­rir une cohé­rence, à l’image de la pré­sence du 11 jan­vier. Foule presque immo­bile, assem­blée trop puis­sante (ou fra­gile) pour mar­cher, occu­pant tout l’espace de la Répu­blique à la Nation en pas­sant par la Bas­tille. Foule étran­ge­ment sereine (même si quelques ago­ra­phobes impru­dents ont dû recu­ler devant leur propre audace et quit­ter les lieux), là où la simple esquisse d’une panique aurait pu tour­ner à la catas­trophe. De ce ras­sem­ble­ment, Freud a écrit ce qu’il y a psy­cha­na­ly­ti­que­ment à en pen­ser.  Un tel élan col­lec­tif n’est pos­sible que par l’intensité d’un moment iden­ti­fi­ca­toire. Iden­ti­fi­ca­tions des uns aux autres qui n’est ren­du pos­sible que par  l’identification à un idéal (du moi) com­mun, ici la Liber­té, dont la liber­té d’expression est la repré­sen­ta­tion la plus concrète qui soit : libre de dire ou des­si­ner ce que je pense, ou condam­né à mort. La Ter­reur, comme l’inconscient, est régie par la loi de Dra­con, elle ne connaît que deux ver­dicts : l’acquittement ou la mort.

La nation consti­tuée par ce mou­ve­ment d’élation n’est pas ter­ri­to­riale, elle n’a pas de fron­tières, hors celles de la démo­cra­tie. Et pour­tant le moment a aus­si été très fran­çais. Com­bien de pays, y com­pris démo­cra­tiques, pour­raient se per­mettre Char­lie heb­do ? Certes, Char­lie n’est pas Vol­taire mais quand même… L’humour anti-reli­gieux de celui-ci (« Dieu a créé l’homme à son image… qui le lui a bien ren­du ») et les cari­ca­tures de Maho­met puisent à un fonds com­mun. De la Révo­lu­tion fran­çaise, on retient le ren­ver­se­ment du régime aris­to­cra­tique, on oublie que ce fut un moment de radi­cale déchris­tia­ni­sa­tion. Avant Char­lie il y a eu Le Père Duchesne. Des Héber­tistes à la bande à Cabu, on retrouve la même pas­sion anti-reli­gieuse… et la même tra­di­tion de la cari­ca­ture. Les pre­miers firent ins­crire à l’entrée des cime­tières : « La mort est un éter­nel som­meil », les seconds sont morts sous les coups de la convic­tion déli­rante que la vie est au para­dis. Leurs assas­sins les accu­saient de blas­phème, c’est un contre­sens : pour blas­phé­mer il faut croire en Dieu, quand Char­lie c’est plu­tôt ni dieu ni maître.  Le ter­ro­riste de l’hypermarché cacher a décla­ré à l’un des otages : « Vous les juifs, vous tenez à la vie, pour vous la vie est sacrée ; pour nous, les musul­mans c’est la mort qui est sacrée. » Viva la muerte !  Char­lie et les juifs réunis par un même meurtre, c’est trois siècles d’histoire et de bar­ba­rie conden­sés en trois jours.

La déchris­tia­ni­sa­tion est en France un pro­ces­sus accom­pli, sinon ache­vé. Non seule­ment la laï­ci­té nous est deve­nue consti­tu­tive, mais il suf­fit de voir l’état de jachère de l’Église pour mesu­rer la pro­fon­deur de la cri­tique. Certes, il reste encore un par­ti « ver­saillais », la « Manif pour tous » en a remé­mo­ré le sou­ve­nir, mais sur le ton d’un com­bat d’arrière-garde. L’Islam n’a pas été concer­né par cette his­toire révo­lu­tion­naire, le Maho­met de Vol­taire n’est pas plus musul­man que le Baja­zet de Racine n’est turc. Peut-il après coup s’y ins­crire ? La réponse du psy­cha­na­lyste est néces­sai­re­ment modeste, à la mesure de son expé­rience. Si l’on devait s’en tenir au patient de culture musul­mane qui s’allonge sur le divan, la réponse serait tran­quille­ment affir­ma­tive. Il reste que le diwan du psy­cha­na­lyste n’a d’oriental que l’étymologie. Dieu, en psy­cha­na­lyse, est un maté­riel comme un autre, c’est-à-dire ana­ly­sable comme le reste. Sans sur­prise, c’est tou­jours avec les figures « toutes-puis­santes » de la prime enfance que ça se conclut. C’est d’abord dis­trayant d’être Maho­met dans le trans­fert (la psy­cha­na­lyse ne ren­contre l’interdit de la repré­sen­ta­tion que pour le lever), mais au bout du compte ça se ter­mine tou­jours entre papa (baba) et maman (mama). Cha­cun voit Dieu à sa porte, quand il le voit.

Les choses sont inévi­ta­ble­ment dif­fé­rentes pour celui qu’emporte un « délire de masse ». On s’aventure en psy­cha­na­lyse parce qu’on est sou­mis à la ques­tion, l’apprenti-prophète, lui, n’a que des réponses. Il y a pas mal d’années, j’avais eu l’occasion d’entretiens avec des hommes et femmes deve­nant Témoins de Jého­vah ou Adven­tistes du sep­tième jour. Un même fan­tasme psy­cho­tique et apo­ca­lyp­tique leur fai­sait confondre leur propre mort et la fin du monde. Aux femmes,  l’entrée en secte per­met­tait d’éviter un effon­dre­ment dépres­sif ; du côté des hommes, c’est plu­tôt d’une para­noïa qu’ils fai­saient l’économie. L’adhésion à un délire col­lec­tif per­met d’éviter le délire sin­gu­lier. Quitte à ce que cette éco­no­mie indi­vi­duelle se paye d’une menace de crime col­lec­tif. Impos­sible sans doute de sim­ple­ment extra­po­ler aux « fous de Dieu » d’aujourd’hui, leur bas­cu­le­ment condense des sources diverses. Fai­sons cepen­dant le pari que la folie d’aujourd’hui est aus­si, sinon seule­ment, une folie de tou­jours.

L’apocalypse a don­né de ses sinistres nou­velles le 13 novembre. Nous sommes un ven­dre­di soir, l’heure n’est plus aux séances d’analyse. Douce soi­rée au coin du feu, entre lec­ture et musique. Lire, écou­ter de la musique, deux crimes à Tim­buk­tu-Raq­qa. Pas de séance à cette heure ves­pé­rale, mais c’est pour­tant par deux patientes que la nou­velle m’arrive. Deux SMS, deux mes­sages énig­ma­tiques arri­vés presque en même temps, disant à peu de chose près : « Vous allez bien ? Vous êtes à l’abri ? Répon­dez s’il vous plaît ».
Quand les séances reprennent, le lun­di, le mar­di… le temps de l’événement, de l’imprévu est pas­sé. Mais c’est un pas­sé qui ne passe pas. Les après « 7 jan­vier » et « 13 novembre » ont à la fois des points com­muns et des dif­fé­rences pro­fondes, à la mesure de ce qui dis­tingue ces deux moments. Là encore, com­ment par­ler de soi à l’heure de la mort de tous ? Un même pri­mat de l’être psy­chique col­lec­tif s’est impo­sé à l’être indi­vi­duel. Com­ment se pen­cher sur sa « petite per­sonne » quand le monde tremble sur ses bases ? Fort heu­reu­se­ment, la « petite per­sonne », c’est-à-dire l’individu, chose la plus insup­por­table qui soit à toute idéo­lo­gie tota­li­taire, cette petite per­sonne, pas­sé l’accablement et la sidé­ra­tion, repren­dra rapi­de­ment du poil de la bête.

Le 7 jan­vier des sym­boles ont été assas­si­nés. Et la réponse sym­bo­lique et vivante n’a pas tar­dé, le 11 jan­vier tout le monde était place de la Liber­té. Rien de tel après le 13 novembre, s’il y a eu une réac­tion col­lec­tive, c’est celle de tous ces jeunes hommes et femmes prêts à s’engager dans l’armée. Non plus défendre la liber­té, mais détruire la Des­truc­tion. Le 7 jan­vier était encore poli­tique, le 13 novembre est apo­ca­lyp­tique. Cha­cun, quand il n’a pas per­du un proche, connaît au moins quelqu’un qui connaît quelqu’un… Un voi­sin­nage de la mort qui rend celle-ci pré­sente tout autre­ment que le 7 jan­vier et qui, sur­tout, en fait la figure cen­trale. Les morts du 7 jan­vier étaient sin­gu­liers, les auteurs de Char­lie, ou iden­ti­fiés, les juifs. Ceux du 13 novembre sont ano­nymes et quan­ti­ta­tifs, ils sont 130. L’une des réac­tions les plus vivantes, notam­ment par voie de presse, a été de leur rendre leur iden­ti­té, les nom­mer, en bros­ser le por­trait, pho­to com­prise qui res­ti­tue le visage. Contre la Mort, les morts.

Le tra­vail de la sym­bo­li­sa­tion, de l’humanisation, a bien fait fait quelques ten­ta­tives. Paris d’abord. Notre Paris est leur Sodome. Écou­ter de la musique, par­ler, rire, boire un verre… autant d’abominations et de per­ver­sions. Mais on a vite sen­ti que « Je suis Paris » n’aurait jamais la force de « Je suis Char­lie ». La jeu­nesse ensuite. Le délire de l’Apocalypse com­bat l’idée qu’il puisse y avoir un len­de­main à sa propre mort. Sa mort est la mort du monde. C’est bien la géné­ra­tion de demain qui a été visée, celle de l’espoir. Détruire l’espoir.
Ten­ta­tives de sym­bo­li­sa­tion certes, mais dont le pou­voir d’entraînement tourne au ralen­ti. Peut-être que la sym­bo­li­sa­tion la plus en phase avec l’obscurité de ce moment se nomme « état d’urgence ». Véri­table oxy­more qui réunit en une même expres­sion la per­ma­nence et la pré­ci­pi­ta­tion et condense en un même point le droit et le non-droit.

La pul­sion de mort n’a aucu­ne­ment valeur d’explication pour ce qui est en train de se pro­duire. « Pul­sion de mort », ce ne sont pas les mots d’une expli­ca­tion, mais ceux d’une énigme. Ceux qui ont tué avaient le même âge que ceux qu’ils assas­si­naient. Ils ont tué ceux qu’ils ne sont jamais deve­nus. Ils ne se sont pas arrê­tés là, ils se sont aus­si fait explo­ser.  À l’échelle de la psy­cha­na­lyse, la des­truc­ti­vi­té cultive des formes plus modestes, à l’image de la réac­tion thé­ra­peu­tique néga­tive, quand celui qui menace d’aller mieux se met à aller beau­coup plus mal. Que d’efforts obs­ti­nés pour scier la branche sur laquelle on est assis. Si les formes les plus évi­dentes de la des­truc­ti­vi­té vise la mort d’un autre, il reste que la pul­sion de mort est au fond pul­sion de sa propre mort. Le nazisme a beau­coup exter­mi­né, mais c’est pour se conclure par l’auto-destruction de l’Allemagne. Et si c’était là sa véri­té pro­fonde ? Daech est à l’image du mono­théïsme, un dieu qui se prend pour le seul, un état, le Cali­fat, qui se prend pour l’État à lui tout seul. Pas seule­ment l’État de main­te­nant, aus­si bien l’État de tou­jours. Il est aus­si urgent de détruire Pal­myre que Paris. Il n’y a pas d’avant, il n’y a pas d’ailleurs.

La tentation de St Antoine par Salvador Dali.
La ten­ta­tion de St Antoine par Sal­va­dor Dali.

Freud conclut Le malaise dans la culture en s’interrogeant sur le com­bat d’Éros, le ras­sem­bleur, contre les puis­sances de des­truc­tion. Un an plus tard, lors de la réédi­tion, il ajoute cette ques­tion : « Qui peut pré­su­mer du suc­cès et de l’issue ? » Entre ces deux dates (fin 1929 et début 1931), les nazis sont entrés en masse au Reichs­tag, ils y met­tront le feu deux ans plus tard, rédui­sant en cendres ce qui res­tait encore de démo­cra­tie alle­mande. On est aujourd’hui dans le même état de doute, mais le doute n’est pas le déses­poir. Lors de l’assaut noc­turne mené à Saint-Denis contre le repaire ter­ro­riste, il s’est pro­duit une chose aus­si étrange qu’imprévue. Entre la porte blin­dée qui avait trans­for­mé le squat en bun­ker, les kalach­ni­kovs, les cein­tures de TNT et la puis­sance de feu des hommes du RAID, au mileu de cet enfer la parole a repris un ins­tant ses droits. « Où est ton copain ? », a deman­dé le poli­cier à celle qui se pré­nom­mait Has­na, et dont on a appris depuis qu’elle ouvrait plus volon­tiers la bou­teille de vod­ka que le Coran. Sa réponse a immé­dia­te­ment jaillie, parole intem­pes­tive et défen­sive, des mots venus d’ailleurs, venus de la vie : « C’est pas mon copain ! »
Éros n’est pas mort, il parle encore.