L’arrivée massive de réfugiés syriens en Europe nous confronte à un flot d’images et de témoignages incessants. Cette actualité dramatique exacerbe des tensions de toujours et remet à l’épreuve le projet européen et les idéaux qui l’animent. Nous sommes autant témoins des meilleurs élans de solidarité que des pires réactions d’intolérance et de peur.
Dans ce contexte, il nous semble opportun de revenir sur certaines spécificités du travail clinique effectué auprès d’une population de réfugiés et de demandeurs d’asile. En partant de notre expérience dans des centres de soins recevant des exilés de la violence politique, nous soulignerons les enjeux qui nous ont semblé cruciaux.
Nous pouvons dire qu’il s’agit d’une clinique de l’extrême nous mettant en face de la réalité de l’exil, de la guerre et de la répression politique la plus féroce. Ce qui est le plus remarquable c’est que les faits cliniques et les faits politiques apparaissent alors liés d’une façon inextricable.
Lorsque le demandeur d’asile nous sollicite dans notre qualité de psychothérapeute, il nous force à penser notre pratique autrement. Nous sommes d’abord saisis et mobilisés par sa détresse psychique et matérielle, par les situations extrêmes auxquelles il a été le plus souvent confronté et par le message de violence qui se dégage de son parcours. Son témoignage a un pouvoir d’effraction et une force d’attraction qui mettent à nu les aspects les plus refoulés de l’humain. Une vignette clinique nous permettra d’illustrer comment la rencontre clinique est souvent marquée par un écart d’expérience radical : L’existence du réfugié semble en effet régie par un code qui n’est pas celui de notre expérience ordinaire.
L’atmosphère est grise dans la pièce où je le reçois. Il semble éteint, mais au fur et à mesure qu’il débite son discours monocorde, un rictus amer se dessine sur son visage. Son apathie atteint l’interprète qui périodiquement l’interrompt pour traduire ses propos. Appartenant à une minorité, il a été obligé de fuir son pays après avoir été arrêté et torturé. Son père a été assassiné par la police de son pays. Il fait des cauchemars sans arrêt et est devenu très irritable et agressif. Il ne sait pas bien en quoi le fait de venir me voir peut l’aider de quelque façon que se soit. Son découragement m’atteint et j’ai l’impression de ne plus savoir ni quoi dire ni comment le relancer. Au bout d’un moment, on entend au loin, venant de l’extérieur, le son d’une sirène de police ou d’ambulance, je n’arrive pas vraiment à faire la distinction.
C’est un bruit que je n’aurais probablement pas perçu si je n’avais pas remarqué que le patient y réagissait. En effet, il a ouvert les yeux et levé légèrement la tête comme s’il voyait quelque chose. Je dis alors à l’interprète : « Demandez-lui s’il a souvent peur quand il entend des sirènes ? ». Il paraît surpris par ma question et semble sortir d’un état d’hébétude. Il rit alors, mais d’une façon désabusée. Il me regarde aussi comme s’il était soulagé de quelque chose. Il s’adresse alors à l’interprète qui semble aussi se réveiller. Celle-ci traduit pour moi : « Oui, il a toujours l’impression que c’est la police qui vient pour l’emmener ».
L’ambiance semble tout d’un coup moins pesante et la conversation s’anime, comme si pour un instant les mots retrouvaient un peu de leur vie. Il en vient à parler de ses difficultés actuelles pour s’adapter à des conditions de vie précaires dans ce nouveau pays. Il m’explique qu’il est obligé faire appel au SAMU social pour trouver où dormir, alors que sa femme est avec les enfants dans un foyer auquel les hommes n’ont pas accès. Il ne maîtrise plus sa colère et se dispute sans arrêt avec elle. D’ailleurs son bébé n’arrive pas à bien dormir, d’autant plus que c’était souvent le grand-père paternel qui avait pour habitude de le coucher… Lorsque l’entretien touche à sa fin, alors que nous sommes déjà debout il s’adresse à nouveau à l’interprète qui traduit : « Il demande si vous pouvez aussi voir sa femme »…
C’est à partir d’un bruit de la vie quotidienne que le patient m’a donné à entendre sous un aspect nouveau, qu’une communication vivante, associant affects et représentations, fut possible au cours de cette consultation. Pour un instant tout paraît être là de façon entremêlée : le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs ou faudrait-il dire le dedans et le dehors ? La perception commune de la sirène renvoyant les interlocuteurs à des expériences et des réseaux associatifs radicalement différents : bruit de fond sans importance pour moi et signal de danger pour ce patient faisant appel à tout un contexte de persécution politique.
De notre point de vue, deux dimensions agissant ensemble et se potentialisant mutuellement viennent spécifier ce champ clinique : le facteur traumatique, central et omniprésent vient s’articuler à un deuxième facteur, celui des logiques affolantes venant du champ sociopolitique. Dans ce dernier cas il s’agit de logiques déterminant l’individu de l’extérieur et pouvant induire des vécus de dépersonnalisation et d’aliénation extrêmes.
Dans ce contexte, il nous semble important, de ne pas se précipiter dans la facilité de trop psychiatriser la souffrance de l’individu emporté par le tourbillon de l’histoire et de penser la dimension réactionnelle face à des situations de catastrophe ou de crise. L’écart théorico-clinique, qui est une position éthique face à toute situation de psychothérapie, est alors plus que jamais de mise.
Il est donc question d’une clinique où l’économie traumatique domine l’ensemble des processus psychiques. Ce qui apparaît souvent au premier plan ce sont les manifestations bien connues de la névrose traumatique (rêves traumatiques, flashbacks, vécu dépressifs, difficultés à penser et toutes sortes de somatisations), les moments de dépersonnalisation et les blessures narcissiques et identitaires (entraînant des positions parfois proches de la mélancolie). Les problématiques de deuil, de pertes et de disparitions sont omniprésentes.
Lorsque le trauma devient maître des lieux, les frontières entre les topiques psychiques s’effacent et toute expression de plasticité libidinale est réduite à son minimum. Le surmoi semble avoir disparu de l’horizon et ce vide est alors occupé par des imagos terribles se télescopant avec des figures de la répression. Nous assistons alors à l’installation de fonctionnements psychiques de survie, au-delà du principe de plaisir, avec un surinvestissement des sphères perceptives et actuelles, ayant pour but de contrecarrer un effondrement psychique et une déliaison pulsionnelle, qui seraient sous-jacents à la lutte contre le retour des expériences traumatiques.
Le cas de la torture illustre l’aspect le plus extrême de ces situations traumatiques : il s’agit d’une expérience limite et le point de vue économique nous semble a lui seul insuffisant pour spécifier les effets qu’elle produit. Ce qui la différencie d’autres expériences traumatiques c’est l’intense relation de nature perverse qui s’établit entre la personne torturée et son bourreau, et la façon dont celle-ci est intériorisée et prolongée bien après les évènements. Le fait que la torture soit le plus souvent pratiquée par des agents de l’autorité lui confère en outre un pouvoir de destruction symbolique en pervertissant la valeur fonctionnelle du surmoi.
La torture implique une relation d’emprise sadique et destructrice sur le corps, la psyché et la parole. Cette situation où passivité, terreur et douleur se conjuguent provoque une profonde altération de la personnalité et du rapport psyché-soma, avec une dégradation des relations objectales, de l’autoérotisme et de la pensée. Ici la douleur psychique et la douleur corporelle ont du mal à se différencier pour le patient que nous recevons. C’est une expérience qui colle à la peau, que le patient ne peut intégrer et avec laquelle il entretient une relation où il est question tout le temps de l’évacuer et où immanquablement elle revient de façon persécutrice. La torture met au premier plan la question de la folie induite par l’autre sur le modèle qu’a proposé Searles dans « L’effort pour rendre l’autre fou ».
Ces situations extrêmes soulèvent de nombreuses questions d’ordre technique pour le psychothérapeute. En effet, proposer un espace de parole libre pour des personnes venant de pays où s’exprimer librement est un enjeu de vie ou de mort n’est pas la moindre des difficultés. La possibilité d’un transfert sur la parole est alors en permanence menacée. Le transfert sur l’objet est débordé par des reports massifs et brutaux, avec une faible qualité de déplacement. Il peut arriver que le psychothérapeute puisse être perçu comme un tortionnaire potentiel ou comme un agent de l’état (étranger ou français). Ces projections post-traumatiques témoignent d’une confusion entre l’acte et la pensée, entre le dedans et le dehors et constituent alors des témoignages en acte de ce à quoi ils ont été confrontés dans leur pays. Ainsi un patient me dira dans un deuxième entretien que lors de notre première rencontre il avait été saisi d’effroi lorsque j’avais sorti de ma mallette mon agenda, pensant que la mallette contenait un objet menaçant.
Ces modalités projectives de déplacement que l’on ne peut qualifier à proprement de transfert nous ont semblé de même nature que les déplacements et projections sur le pays d’accueil et suscités par la situation d’exil. Ces déplacements ou reports projectifs sur le territoire d’accueil s’alimentent le plus souvent des nombreuses défaillances du nouveau cadre sociopolitique qui les reçoit. En nous communiquant ce qu’ils ressentaient vis-à-vis de leur nouvel environnement, nous avions l’impression de reconnaître une part de ce qu’ils avaient vécu dans leur pays. C’est le cas d’un autre patient qui face à des contrôleurs de la RATP est saisi de panique et du besoin de fuir alors qu’il avait un titre de transport valable. Plus tard il comprendra en séance le mouvement d’après-coup qui l’avait conduit à réactualiser son arrestation dans son pays par une patrouille militaire.
Il est important alors pour saisir la nature singulière de cette clinique, d’avoir une réflexion en arrière-fond de la condition du demandeur d’asile dans notre territoire. Il s’agit d’une existence en sursis car pour rester sur le territoire et être reconnu comme réfugié politique il faut être capable de prouver face à l’administration que l’on a été persécuté d’une façon qui corresponde aux critères très restrictifs du droit d’asile : il s’agit alors d’être ou ne pas être cru. Il y a l’attente dans l’impossibilité de travailler, les convocations par l’administration, les recours, les rejets, les avis d’expulsions, la possibilité de devenir un clandestin, la précarité. Toute cette réalité empiète et scande en permanence le travail clinique.
C’est un contexte de vie paradoxal fait à la fois d’espoir et de désespoir, de droit et de non-droit. Le désespoir n’étant pas seulement lié à un passé traumatique mais à cette impossibilité de se projeter dans l’avenir, à l’arrêt de tout projet. Il s’agit là d’une condition qui peut mener à une forme d’existence en suspens à la limite de l’aliénation.
Sans aller jusqu’à soutenir l’existence d’un « syndrome du demandeur d’asile », nous pouvons dire qu’une certaine unité se dégage de cette pratique malgré la grande diversité de profils psychopathologiques rencontrés dans cette population. Il s’agit d’une clinique paradoxale avec d’un côté des mouvements psychiques individuels qui vont dans le sens d’une grande diversité et d’un autre côté le fait que ces mouvements sont empêchés et neutralisés par ce que Imre Kertez a décrit comme une condition de masse qui annule la possibilités d’un destin individuel.
Dans ce sens les intuitions de Freud contenues dans « Psychologie des foules et analyse du moi » ont constitué des outils précieux pour penser ce collapsus entre les registres individuel et collectif. Dans cet essai il y a une réflexion profonde sur le destin de la psyché individuelle, de ses modifications topiques, dynamiques et économiques, lorsqu’elle est soumise, à certaines déterminations extérieures en rapport avec la psychologie collective. La prise en compte de la dimension collective à l’intérieur et à l’extérieur de l’individu nous a permis de faire travailler une tension dialectique centrale, que nous retrouvons dans chaque situation clinique, entre ce qui anime la singularité du patient et des forces venant du socius, qui conditionnent et déterminent des formes d’indifférenciation et d’homogénéisation du fonctionnement psychique. Cela nous a permis de mieux saisir l’intrrication entre les processus traumatiques et les processus de dépersonnalisation dans des contextes de violence politique.
Hans est un réfugié ayant fuit son pays après une arrestation au cours de laquelle il a été torturé. Lorsque je le rencontre pour la première fois il raconte les coups, les brimades, son viol par des militaires. Je suis d’abord frappé par l’abrasion affective de son discours et son apparent manque de gêne à me raconter son histoire. Il me décrit aussi son existence en France, caractérisée par la précarité et la solitude. Au moment où je lui fait une remarque sur la difficulté à évoquer des évènements si douloureux, il me regardera fixement dans les yeux, me répondant sur un ton imperturbable : « Mais, je suis sans frontières, je n’ai rien à cacher … ».
Dans l’après-coup de la rencontre, l’étrange formulation « Je suis sans frontières » m’est apparue comme une condensation particulière, qui à elle seule touchait au vif un faisceaux de questions. Par cette compression, entre le manifeste et le latent, Hans me donnait à entendre l’effraction traumatique de son moi, cet « être de frontières », avec la confusion entre le dedans et le dehors. Son manque de gêne, renvoyant à la perte de quelque chose de précieux au niveau de son narcissisme, nous fait penser ici à une position proche de celle du mélancolique, à qui « le mensonge manque ».
Aussi, par son expression surdéterminée « je suis sans frontières », à mi-chemin entre la métaphore et la pensée concrète, Hans me donnait à entendre un constat assez objectif de sa condition de demandeur d’asile, à la fois là et pas là, suspendu dans le temps, dans l’attente incertaine d’une reconnaissance par l’administration du statut de réfugié politique, qui lui donnerait le droit à rester dans le territoire. Comme si la distance entre sa description de son monde intérieur et sa situation dans le monde extérieur avait été abolie.
Travaillant à l’époque dans une ONG, j’ai aussi entendu une adresse transférentielle qui m’était destinée, car les mots « sans frontières » font immédiatement penser, dans ce contexte, à une autre organisation très connue celle-là (Médecins Sans Frontières), qui apporte souvent des soins à des réfugiés dans le monde. Au-delà d’une demande d’aide, il s’agissait peut-être d’une tentative de Hans pour rendre symétrique notre rapport, en réduisant la distance entre nos positions respectives. C’était probablement une tentative d’ignorer la frontière qui nous séparait et qui déterminait notre réalité selon des codes différents : Le code de la survie et celui de la vie tout court. Comme si l’asymétrie, propre à la relation de psychothérapie, était radicalisée par la condition précaire et indécise du demandeur d’asile, à la marge du socius.
Et que penser du deuxième énoncé, « je n’ai rien à cacher », qui pourrait aussi bien être adressé à un interrogateur de la police qu’à un fonctionnaire de l’administration française examinant sa demande d’asile…
Daniel Irago, psychanalyste.