Jacques André livre ses réflexions sur ce début Janvier 2015

À la ques­tion qu’est-ce qu’un psy­cha­na­lyste peut dire de ce qui s’est pas­sé la semaine der­nière, Jacques André répond dans une inter­view de Natha­lie Levis­sales et Eric Loret, parue dans le « Libé­ra­tion » du 14 Jan­vier 2015. Avec l’ac­cord de Jacques André, nous publions ici ce texte que vous pou­vez retrou­ver dans son inté­gra­li­té sur le site de Libé­ra­tion.

-Qu’est-ce qu’un psy­cha­na­lyste peut dire de ce qui s’est pas­sé la semaine der­nière ?

La posi­tion du psy­cha­na­lyste est tel­le­ment mêlée à celle du citoyen… Pour ma part, je n’ai jamais connu de moment comme ça, où la vie psy­chique col­lec­tive est à ce point pré­va­lente. Et pas juste parce qu’il devient qua­si incor­rect d’évoquer sa vie per­son­nelle au regard de l’immensité de ce qui se passe. Je pour­rais par­ler de ce qui se passe pour moi. Je ne me sens plus seule­ment le fils d’une his­toire fami­liale, d’une filia­tion paren­tale, comme tout le monde, mais aus­si le fils d’une culture, d’une phi­lo­so­phie, d’un esprit, d’une nation même. Moi qui ai hor­reur du natio­na­lisme, c’est comme si ce mot repre­nait un sens. Le mot « peuple » aus­si, qu’on manie habi­tuel­le­ment à tort et à tra­vers, comme si cet être psy­chique col­lec­tif acqué­rait pour une fois une cohé­rence. Il faut un évé­ne­ment comme celui-là pour s’apercevoir que cette his­toire – et pas juste l’histoire de France, on voit bien que c’est l’histoire des idées, de la démo­cra­tie – est ins­crite, et trans­mise. Ce qu’on n’a pra­ti­que­ment aucun moyen de repé­rer dans d’autres cir­cons­tances. Bon, Char­lie Heb­do, ce n’est pas Vol­taire mais, en même temps, il y a quelque chose qui passe par le bou­le­vard Vol­taire, de la Répu­blique à la Nation. C’est très éton­nant de décou­vrir à quel point nous sommes habi­tés par ça, à notre insu.

-Au départ de toute cette his­toire, il y a l’humour. Qu’est-ce que ça veut dire de refu­ser l’humour, ou de ne pas le com­prendre ?

Tout le monde n’a pas accès à l’humour. La ques­tion du sur­moi est ici une ques­tion impor­tante. Parce que, l’idée est de Freud, il y a une rela­tion très intime entre le sur­moi – cette puis­sance d’interdit, de contrainte, d’obligation, qui dit une chose et son contraire et rend tout le monde un peu dingue – et l’humour, qui per­met de se déga­ger, de faire un pas de côté. L’exemple bien connu, c’est le condam­né à mort qui, un lun­di à l’aube, est conduit à la guillo­tine et qui dit : « Mince, la semaine com­mence mal. » Ça ne change évi­dem­ment rien à ce qui va lui arri­ver. Par contre, on voit bien com­ment cette dis­po­si­tion d’esprit modi­fie, sinon le monde, du moins le regard que l’on a sur lui. C’est la même chose avec Dieu. Dieu, c’est un autre nom pour le sur­moi, cette puis­sance qui sur­plombe, qui contraint à obéir, qui livre ses com­man­de­ments. C’est par rap­port à cela qu’il faut pou­voir faire ce pas de côté. On peut ou on ne peut pas. On a la plas­ti­ci­té ou pas. On se sou­met ou pas. L’humour, c’est le contraire de la sou­mis­sion. Ça n’est pas néces­sai­re­ment révo­lu­tion­naire, ça ne ren­verse évi­dem­ment rien. Mais si on peut rire de celui qui vous com­mande… ça fait quand même une petite dif­fé­rence entre le prendre pour Dieu et le prendre pour un rigo­lo.

-Quelle est la nature de cet élan qui a pous­sé des mil­lions de gens à des­cendre dans la rue ?

A l’évidence, il y a des méca­nismes d’identification majeurs. L’identification sup­pose qu’on devient tous les mêmes, et on devient les mêmes parce qu’on se rap­porte à quelque chose de com­mun. C’est pour cela que l’idée de nation est inté­res­sante ici, c’est une nation d’idées, de pen­sée, pas une nation ter­ri­to­riale. Il y a des iden­ti­fi­ca­tions col­lec­tives et, au centre, il y a des idéaux, dont la liber­té d’expression, qui est ici assez pri­vi­lé­giée, parce que c’est peut-être la forme la plus concrète de ce que liber­té veut dire. Soit on peut dire ce qu’on veut et on vit, soit on ne peut pas et on se fait tuer, c’est une dif­fé­rence assez repé­rable. Par ailleurs, dans ce moment que nous vivons, il est évident que la sin­gu­la­ri­té de l’individu ne suf­fit pas. Nous sommes des êtres sociaux : on l’est bana­le­ment, ordi­nai­re­ment, mais on l’est beau­coup plus pro­fon­dé­ment qu’on ne le pense. Ce que per­met un moment comme celui-ci, c’est de décou­vrir à quel point nous sommes par­tie pre­nante d’un être psy­chique col­lec­tif. Je prends mon propre exemple : je ne peux pas dire que je me sente fran­çais tous les jours ni que ce mot-là me fasse tou­jours rigo­ler, et pour­tant je ne me suis jamais sen­ti aus­si fran­çais que depuis mer­cre­di. Pas du tout au sens ter­ri­to­rial, mais au sens d’héritier de Vol­taire, d’héritier de l’histoire, c’est le secret de la démo­cra­tie moderne, l’histoire de la Révo­lu­tion, de Mon­tes­quieu, Dide­rot… On découvre à quel point c’est un pri­vi­lège, dans une socié­té, que puisse exis­ter Char­lie Heb­do. Peu de pays pour­raient sup­por­ter Char­lie Heb­do…

-Dans des pays, comme les Etats-Unis, la plu­part des médias ont flou­té les des­sins de Char­lie, alors qu’ils ont été très affec­tés…

Les Etats-Unis sont ani­més par des idéaux comme la liber­té d’expression mais, sur la ques­tion reli­gieuse, ils n’ont pas la même liber­té que la France. On a ten­dance à oublier qu’avec la Révo­lu­tion fran­çaise, ce n’est pas seule­ment l’Ancien Régime qu’on a mis par terre, c’est aus­si un mou­ve­ment de déchris­tia­ni­sa­tion très impor­tant. Dans les cime­tières, on avait ins­crit : « La mort est un som­meil éter­nel ». La Révo­lu­tion est un moment de pas­sion anti­re­li­gieuse qui dit que, si Dieu existe, la démo­cra­tie n’est pas pos­sible.

-Qu’est-ce qui fait que la vio­lence va jusqu’au meurtre ?

C’est évi­dem­ment très dif­fi­cile à sai­sir, parce que les hommes qui ont fait ça n’ont, par défi­ni­tion, pas l’occasion de s’ouvrir à une parole, d’être écou­tés. Au contraire. Pour que le meurtre puisse se pro­duire, il faut qu’il y ait un men­tor quelque part. Plus qu’un maître à pen­ser, parce qu’un maître à pen­ser, ça per­met encore de pen­ser. Et puis, j’ai quand même le sen­ti­ment – je ne suis pas le seul – qu’il y a dans cette affaire beau­coup de la vio­lence de l’adolescence. Pol Pot n’était pas un ado­les­cent mais, au sein des Khmers rouges, il y avait beau­coup d’adolescents. Entre 15 et 18 ans, quand on a un fusil, on tire. Les hommes qui ont com­mis les meurtres de la semaine der­nière ont tout d’adolescents jamais ache­vés. On ne sent nulle part l’homme adulte. Il y a une vio­lence de l’adolescence qui court-cir­cuite la pen­sée, il y a des courts-cir­cuits entre « je désire », « je veux », « j’agis ». Le tout nour­ri d’une pen­sée magique, parce que s’ils n’avaient pas la convic­tion déli­rante qu’il y a une vie après la mort, je ne pense pas que ce serait jouable. Il y a une toute-puis­sance de la pen­sée, qui est le propre de la pen­sée reli­gieuse, mais qui prend là une forme maxi­mum. Ils ne font pas ça pour mou­rir, ils ont quelque part la convic­tion qu’ils ne meurent pas, ils font ça pour la gloire, pour l’héroïsme, pour vivre.

-A pro­pos des Antilles, vous avez dit : dans les socié­tés où la honte plus que la culpa­bi­li­té joue un rôle de régu­la­tion, c’est au prix d’un accrois­se­ment du sen­ti­ment de per­sé­cu­tion. Et ici ?

Il y a des socié­tés qui sont plu­tôt régu­lées par la per­sé­cu­tion et d’autres plu­tôt par la culpa­bi­li­té : « Je ne fais pas ça parce que je ne veux pas qu’on pense que je suis, etc. C’est mon image et je défends mon image ». Dans la plu­part des socié­tés musul­manes, la régu­la­tion se fait plus sur la base de la per­sé­cu­tion, parce que la per­sé­cu­tion peut être régu­la­trice, elle n’est pas juste des­truc­trice. La culpa­bi­li­té est tou­jours un « je », « je suis cou­pable ». Alors que la honte est un sen­ti­ment extrê­me­ment social, on a honte sous l’œil des autres. Il faut un regard social pour avoir honte. La culpa­bi­li­té peut res­ter inté­rieure. La honte se joue entre soi et le dehors. Dans la honte, on perd la face. On est nu alors qu’on se croyait habillé, quelque chose est bru­ta­le­ment révé­lé et pro­duit de l’humiliation. La honte ne frappe pas au même endroit que la culpa­bi­li­té. Le contraire de la honte, c’est la fier­té. Le contraire de la culpa­bi­li­té, c’est l’innocence. Com­ment trai­ter un tel pro­blème ? La culpa­bi­li­té, on la traite sur des temps longs, c’est rela­ti­ve­ment trans­for­mable, éla­bo­rable. La honte, soit elle accable et détruit celui qui la res­sent, soit elle pousse à réagir extrê­me­ment vio­lem­ment, notam­ment en pas­sant à l’acte.

-Cer­tains de ces meur­triers sont pas­sés par la pri­son.

Je peux me trom­per, mais on a quand même l’impression que le pas­sage en pri­son, pour beau­coup d’entre eux, est un moment de trans­for­ma­tion radi­cale. De délin­quants, ils deviennent croyants inté­gristes, poten­tiel­le­ment ter­ro­ristes. Plu­sieurs d’entre eux, Merah et ceux de ces der­niers jours, ont un peu le même pro­fil : des petits délin­quants, auteurs de délits ordi­naires. Et puis il y a l’événement de la pri­son, qui ne tient peut-être pas uni­que­ment au fait qu’ils y ren­contrent celui qui va deve­nir le men­tor. Il se passe aus­si qu’ils sortent du cir­cuit de la délin­quance. Il y a un effet trans­for­ma­teur de la pri­son, qui n’est pas un effet apai­sant, ni socia­li­sant. Mais quelque chose qui les fait pas­ser dans le monde de la sym­bo­lique reli­gieuse. De l’extérieur, on a l’impression qu’enfin, ils trouvent un sens à leur vie, ils ren­contrent un des­tin. Ils découvrent bru­ta­le­ment ce qui les conduit à deve­nir des sol­dats de Dieu. Vu de loin, ça res­semble à un moment mys­tique. La pri­son n’est pas un monas­tère mais, après tout, c’est un enfer­me­ment entre hommes.

-Et main­te­nant ?

On a le sen­ti­ment que les forces de des­truc­tion sont d’une telle puis­sance, d’une telle rage, qu’elles fini­ront tou­jours par l’emporter. L’inconscient est un sau­vage, jamais la démo­cra­tie ne sera l’héritière de l’inconscient. Elle se fera tou­jours contre lui, il n’y a ni éga­li­té ni fra­ter­ni­té dans l’inconscient. S’il y a une liber­té, c’est une liber­té abso­lue et sau­vage. Et, pour­tant, il y a les moments comme celui de dimanche, un moment mon­dial. Ce moment est allé cher­cher quelque chose d’extrêmement éla­bo­ré par rap­port à la pri­mi­ti­vi­té des meurtres accom­plis. Ce mou­ve­ment de dimanche n’est pas du tout illu­soire. Mais il est fra­gile.