« Jeunes nouveautés et vieilles connaissances »

« Les enfants de l’analyse » ins­tallent avec leur site une pro­po­si­tion inédite. Le terme ana­lyse  couvre aujourd’hui une extrême diver­si­té de pra­tiques, le grand public a réso­lu à sa manière cette confu­sion en conden­sant dans une même syl­labe unique  l’ensemble des pra­tiques et des pro­ta­go­nistes, que nous fai­sons en quelque sorte pro­fes­sion de dis­tin­guer, les « psy » ….regrou­pant avec une cer­taine jubi­la­tion, psy­cho­logues , psy­chiatres , psy­cho­tiques et psy­cha­na­lystes. L’expérience sug­gère la vani­té de toute ten­ta­tive d’éclaircissement  de la ques­tion ; une cer­taine obs­cu­ri­té appa­raît pré­fé­rable, un demi jour favo­rable au flou de la sug­ges­tion, au som­meil hyp­no­tique, aux sous enten­dus éro­tiques cou­pables du divan, consa­crant humo­ris­ti­que­ment  l’inanité de nos métiers et fina­le­ment la pré­ser­va­tion des équi­libres psy­chiques exis­tant. L’analyse impli­que­rait la res­source de sor­tir de ce registre col­lec­tif, com­ment en faire res­sen­tir quelque chose à un réseau d’inconnus qui ne vous ont rien deman­dé de façon mani­feste ?

Il semble bien qu’il n’y ait pas d’autre voie que la séduc­tion ; son registre le moins enga­geant et le plus conforme est sans doute celui de l’allégation de nou­veau­té, sans doute un des plus anciens « trucs » du monde, mais encore faut-il ne pas se retrou­ver faire par­tie des « méchantes choses nou­velles »  dont W. Ben­ja­min fai­sait état dans sa cor­res­pon­dance avec B.Brecht (Essais sur Ber­thold Brecht Paris 1969 p .149). Aus­si la plu­part des paru­tions qui se pré­sentent comme des nou­veau­tés osten­sibles sont-elles sou­vent d’une pru­dente sagesse. La presse de san­té et de bien être est sous ce rap­port aus­si fas­ci­nante dans la répé­ti­tion de sa diver­si­té  « sui gene­ris » que par exemple les revues des amou­reux de la moto ou des lec­trices des maga­zines fémi­nins.
L’histoire de la for­tune lit­té­raire d’un livre aus­si célèbre que Totem et tabou de S.Freud paru il y a main­te­nant un siècle est sur  ce plan inter­ro­geante.
Son suc­cès dans l’opinion publique  contraste avec l’échec rela­tif de son pro­jet édi­to­rial pri­mi­tif : Freud sou­hai­tait faire valoir par­mi les Anthro­po­logues ses décou­vertes psy­cha­na­ly­tiques en Anthro­po­lo­gie, pro­cé­dant avec d’autant plus de ména­ge­ment qu’il se sen­tait ambi­tieux sur ce ter­rain.
La lec­ture d’un siècle de publi­ca­tions anthro­po­lo­giques sur le toté­misme depuis la paru­tion de Totem et tabou, sous la plume d’hommes quel­que­fois émi­nents, laisse pen­sif dans l’appréciation sur ce ter­rain de l’influence de la pen­sée Freu­dienne. Elle donne plu­tôt le sen­ti­ment d’un échec tout au moins dans ce milieu pro­fes­sion­nel : les publi­ca­tions sur le Toté­misme si nom­breuses avant la pre­mière guerre mon­diale deviennent rares. A quelques excep­tions remar­quables près, (par exemple M.Fortès L. Hiatt. B.Juillerat , dont les réserves sont inté­res­santes) les publi­ca­tions sont  fran­che­ment ou sour­de­ment hos­tiles . Dans des ouvrages géné­raux d’ « His­toire Glo­bale », visant l’ensemble du déve­lop­pe­ment de l’espèce humaine, le toté­misme lui même a ni plus ni moins bizar­re­ment  dis­pa­ru. Cette oppo­si­tion  tient-elle à quelques aspects datés de ce texte ? (par exemple les dimen­sions tem­po­relles de l’émergence  de l’humanisation, ou les don­nées étho­lo­giques) ou bien aux véri­tés plau­sibles qu’il contient ?

C. Lévi-Strauss lui, sou­tient de son côté que le toté­misme est une illu­sion de ses col­lègues en se pla­çant dans un registre où les illu­sions humaines éven­tuelles ne sont pas des sujets dignes d’intérêt. Sans aucun doute ce groupe d’hommes quel­que­fois remar­quables (par exemple F.Boas, A.Kroeber) avait ses rai­sons sur­tout au moment de la publi­ca­tion après la 2° guerre mon­diale de pro­tes­ter contre une intru­sion de Freud dans une dis­ci­pline qui était la leur : la lec­ture de leurs tra­vaux très nom­breux sur le sujet peu avant à cette époque  donne une image assez exo­tique de cette ques­tion du Toté­misme, les ques­tions de pou­voir, de poli­tique, de luttes, y sont rare­ment abor­dées. Totem et tabou avait au contraire comme sujet dès son titre l’observation de concor­dances entre « la vie psy­chique des « sau­vages » et celle des névro­sés ». Au moment même ou aujourd’hui la pla­nète reten­tit du ter­rible vacarme de conflits où se trouvent confu­sé­ment impli­quées ques­tions reli­gieuses, eth­niques , tri­bales  quand il ne s’agit pas de castes ou de familles, nous et  nos anthro­po­logues  d’un Occi­dent oublieux du pas­sé plau­sible de l’espèce, ne sommes-nous pas  une fois de plus en retard dans la com­pré­hen­sion de cer­taines dimen­sions de  cette actua­li­té conflic­tuelle ? Après tout, serait-il pos­sible que ceux qui se sont ins­truits dans un sec­teur de connais­sance par­ti­cu­lier  puissent se trou­ver dans cer­taines conjonc­tures impli­qués dans l’entretien d’un équi­libre où la mécon­nais­sance en vient à jouer un  rôle déter­mi­nant au béné­fice du main­tien d’une conjonc­ture  cultu­relle, sociale ou poli­tique pré­exis­tante ?  L’histoire de beau­coup de dis­ci­plines n’est –elle pas riche de situa­tions ana­logues ?

Freud à la fin de son tra­vail avait pro­po­sé, « mal­gré les incer­ti­tudes de ses pré­sup­po­si­tions », de voir dans le com­plexe d’Oedipe concor­dant avec sa ver­sion de l’origine du toté­misme  « les com­men­ce­ments de la reli­gion, de la morale de la socié­té et de l’art ».
Pour lui « la répé­ti­tion un nombre incal­cu­lable de fois du meurtre par ses fils du père de la horde pri­mi­tive ima­gi­née par Dar­win, avait été le grand évé­ne­ment  « qui a mar­qué le début de la civi­li­sa­tion , et qui depuis lors ne cesse de tour­men­ter l’humanité ».
« Ain­si », concluaient D. Braun­sch­weig et M. Fain, « celui qui était pri­mi­ti­ve­ment por­teur d’une force ins­tinc­tuelle n’admettant aucune entrave à sa puis­sance et à sa jouis­sance, de par la réac­tion de ses meur­triers à son meurtre devient l’élément cen­tral d’un sys­tème men­tal qui sera appe­lé à res­treindre et orga­ni­ser les appé­tits ins­tinc­tuels des êtres humains ».
Ce der­nier com­men­taire peut faire réflé­chir sur la conjonc­ture sus­cep­tible de favo­ri­ser cette réac­tion des meur­triers : son exis­tence ne va pas de soi.

Gérad Lucas, psy­cha­na­lyste membre titu­laire for­ma­teur SPP.