Pour introduire le propos : Cette intervention de Claude Smadja a eu lieu dans le cadre du séminaire d’éthique de la SPP animé par Jean-Michel Porte, Claire-Marine François-Poncet et Panos Aloupis. La réflexion générale de ce séminaire porte sur les spécificités de l’éthique analytique et comment celle-ci nous différencie des autres champs thérapeutiques.
Dans l’idéal, l’éthique analytique consisterait en l’application d’une méthode d’accès à l’inconscient sans autre préoccupation morale que celle de la poursuite du traitement pour lequel le patient a consulté : « le traitement est bâti sur la véridicité ; C’est en cela que réside une bonne part de sa valeur éthique (…). Il est dangereux de quitter ce fondement » . L’application de cette méthode –fondée sur les principes de l’association libre et de l’écoute flottante- aboutirait à une plus grande autonomie du moi et des transformations psychiques dont les effets thérapeutiques indirects apparaitraient comme une « guérison de surcroît ».
Mais dans la pratique, selon les patients et les moments du processus analytique, la dimension thérapeutique de la cure sollicite une participation active de l’analyste, au-delà de sa fonction analytique. Alors comment garder un mode de pensée analytique malgré les limites de l’analysable ? Quelle licence peut s’accorder l’analyste dans l’élargissement de la méthode au bénéfice du processus de la cure ? L’éthique de l’analyste, nécessairement conflictuelle, risque de naviguer entre l’écueil de la toute puissance et celui de l’inhibition. Du point de vue de l’éthique, l’institution représente le seul tiers par sa capacité de renouveler la réflexion, la théorie, la formation et les lieux d’échange inter-analytique ou de débat comme ce séminaire.
Le champ de la psychosomatique est exemplaire du point de vue éthique dans la mesure où ses avancées théoriques et l’institutionnalisation de sa réflexion et de sa formation ont permis d’explorer une clinique inaccessible par l’analyse auparavant. Ce recul des frontières de l’analysable nous touche pour chaque patient dans la mesure où il inclut toutes les dimensions d’un ordre somatique ou d’une activité psychique non accessibles à l’interprétation analytique classique.
Claire-Marine François-Poncet, Psychanalyste SPP.
Exposé de Claude Smadja :
Pour établir la discussion sur la position éthique du psychanalyste face au malade somatique, la première direction serait : comment la psychosomatique vient à la psychanalyse ? La deuxième direction, c’est comment la psychanalyse vient à la psychosomatique. Si je pose ces deux questions-là, c’est parce que rien n’est moins naturel pour un psychanalyste que de s’occuper de malades somatiques.
La psychanalyse au début de son histoire n’était pas faite pour les malades somatiques, elle était faite pour les malades qui avaient un état psychopathologique altéré. Il y a un problème d’hétérogénéité fondamentale entre la praxie psychanalytique et l’objet malade somatique, c’est venu petit à petit dans l’histoire, ce n’est pas venu tout de suite. Freud, avec ses premiers travaux, a élaboré un modèle qui incluait les symptômes du corps, ce sont les symptômes hystériques, mais ces symptômes du corps dans ce modèle étaient des prolongements des traductions de conflits d’ordre psychique inconscients. C’était très clair pour Freud, il n’y avait pas de doute sur la valeur psychique des symptômes corporels. Et puis, il y avait un autre cortège de symptômes du corps, qu’on appelait à l’époque des symptômes fonctionnels, qui étaient justiciables, pour Freud, d’une explication psychologique. A savoir que ces symptômes fonctionnels étaient le produit, le résultat d’une intoxication par la libido ou plutôt pour être plus rigoureux par l’excitation sexuelle, puisque le modèle de la névrose actuelle énonce que l’excitation sexuelle somatique ne parvient pas à franchir la barrière somatopsychique, ne parvient pas à joindre les représentations de l’inconscient et donc une stase survient dans le soma équivalente à une intoxication. Le modèle de certaines maladies, comme la maladie de Basedow, était mis en avant par Freud. Donc, les symptômes fonctionnels n’étaient pas des symptômes qui étaient liés à une conflictualité psychique mais qui étaient quand même liés à une altération du trajet pulsionnel, du soma vers l’inconscient, vers la psyché. En ce qui concerne la psychosomatique pure et dure, c’est-à-dire les maladies organiques car la psychosomatique stricto sensu concerne des maladies organiques et non pas les symptômes fonctionnels, et bien en ce qui concerne les maladies organiques, la psychanalyse n’était pas concernée.
On voit bien dans Dora par exemple, les précautions que prend Freud par rapport à un diagnostic somatique et lorsqu’il existe un diagnostic somatique, et bien la psychanalyse évidemment n’est pas indiquée. Plus encore, Freud avait lancé une règle qui excluait du traitement psychanalytique les symptômes de la névrose actuelle. Pour Freud, seuls les symptômes de conversion hystérique relevaient d’un traitement analytique. Voilà l’état de base des relations entre les maladies organiques, psychosomatiques, et ce qui va devenir la psychosomatique et la psychanalyse. Il faut dire tout de suite que Freud avait une position qui partait toujours du psychisme, et tout ce qu’il a pu aborder concernant les symptômes somatiques était une conséquence aléatoire du développement de l’économie libidinale ou plus tard de l’économie pulsionnelle en général, tandis que quelques années plus tard Marty, lui, partait du soma. Toutes ses réflexions partaient du soma, toutes ses préoccupations partaient du soma, c’est une position tout à fait inverse, c’est pour ça que nous avons l’habitude de dire que si Freud, en tout cas je le dis et je le répète constamment, si Freud est à l’origine des théorisations psychosomatiques contemporaines, ce n’est pas parce qu’il était un psychosomaticien. Il partait de positions psychiques et certaines des conséquences de la vie psychique et des investissements pulsionnels aboutissaient à des situations somatiques, c’est dans ce sens-là que les choses se passaient pour Freud. Et puis, quelques temps se passent du vivant de Freud, et certains analystes approchent des malades somatiques et développent ce que l’on appelait à l’époque une psychanalyse des maladies organiques.
Il y en a plusieurs et le plus célèbre est Groddeck, mais il faut se rendre compte de quelque chose tout de suite, c’est que pour ces psychanalystes qui voulaient appliquer la psychanalyse aux malades somatiques, ils ne pouvaient le faire qu’en utilisant le modèle psychanalytique existant, et le seul modèle qui existait, c’était le modèle de la première topique, et de la première théorie des pulsions. Je dis cela parce que ces psychanalystes-là ont commencé à s’occuper de malades somatiques autour des années 1915, en tout cas avant le tournant de 1920. Le seul modèle psychanalytique existant était le modèle de la première topique, première théorie des pulsions, or il se trouve que ce modèle-là ne pouvait rendre intelligible que des symptômes fonctionnels, je ne parle pas des symptômes hystériques qui sont, encore une fois, des symptômes qui rentrent dans le cadre, l’ordre psychique. Mais, ce modèle était absolument incapable en théorie de rendre compte des maladies organiques, il a fallu un forçage de Groddeck pour expliquer que le cancer, la sclérose en plaques, la maladie de Crohn, c’était pareil. Il le dit tel quel : « c’était pareil », cela avait un sens symbolique, il n’y avait aucune différence, aucune différenciation, aucun écart entre le sens qu’on peut donner à un symptôme hystérique ou obsessionnel et le sens que l’on peut donner à un cancer par exemple. C’est l’abus de Groddeck, ceci dit c’est évidemment séduisant de faire les choses comme ça, j’ai rencontré énormément de médecins qui approchent la psychosomatique par la voie de Groddeck, c’est évidemment ce qu’il y a de plus simple et de plus facile, mais c’est en théorie totalement faux. Donc, ils ne pouvaient pas faire autrement, parce qu’il n’existait pas de modèle théorique, en psychanalyse, qui pouvait rendre compte des spécificités de la maladie organique. Il a fallu attendre le modèle de la seconde théorie des pulsions et de la seconde topique, pour pouvoir approcher la compréhension des processus de somatisation. Freud ne l’a pas fait, encore une fois, parce que ce n’était pas sa préoccupation, mais il a donné quelques indications qui sont absolument remarquables, qui nous servent encore aujourd’hui et qui sont des indications qu’il a tiré de l’économie libidinale ou de l’économie pulsionnelle, destructivité comprise.
Il y a trois indications majeures, qui sont des notations cliniques de Freud. La première figure dans Au-delà du principe de plaisir, à la fin du texte, je crois que c’est dans le chapitre 7. Freud dit que la névrose traumatique ‑vous savez que la névrose traumatique est un état psychopathologique très polymorphe, très hystériforme, donc avec des symptômes très riches– disparaît, du point de vue symptomatologique, lorsque la situation traumatique à l’origine de la névrose traumatique coexiste avec une blessure corporelle. Autrement dit, si un patient qui fait une névrose traumatique à la suite d’une situation traumatique, a en même temps une atteinte somatique, alors la symptomatologie de la névrose traumatique disparaît. C’était absolument une énigme pour l’époque. Et Freud donne cette indication qui est capitale, cette indication que la libido régresse de ses fixations objectales à des fixations narcissiques, c’est-à-dire qu’au niveau de la blessure somatique, la libido est appelée pour cerner la blessure ; il y a donc une régression libidinale des fixations aux objets vers la zone du corps qui a été blessée et ceci s’accompagne d’un abandon de la symptomatologie psychique. C’est ce que nous appellerons plus tard, à l’Ecole de Paris, la démentalisation, c’est-à-dire que les expressions psychiques des conflits disparaissent et nous avons quelqu’un qui sera inexpressif du point de vue psychopathologique.
Deuxième indication, deuxième notation freudienne, elle figure dans Le problème économique du masochisme en 1924, Freud s’occupe du masochisme moral et de la culpabilité inconsciente, et il dit que dans la névrose, la souffrance du névrosé est le prix à payer pour sa culpabilité inconsciente. Et il souligne également que les névroses les plus graves du point de vue symptomatologique, celles qui ont résisté à tous les traitements, deviennent asymptomatiques lorsque le patient a soit contracté une maladie grave, soit a été touché par un traumatisme de sa vie personnelle ou de sa vie amoureuse. Autrement dit, un névrosé qui a des symptômes, donc une expressivité psychique à ses conflits est susceptible d’effacer ses symptômes s’il lui arrive de tomber malade somatiquement. Et Freud d’expliquer que la culpabilité inconsciente est passée de l’ordre psychique à l’ordre somatique et, en quelque sorte, la seule chose qui compte pour le névrosé, est de conserver une certaine quantité de souffrance. Autrement dit, il admet que la culpabilité inconsciente et l’expression de la souffrance qui va avec, sont susceptibles de circuler de l’ordre psychique à l’ordre somatique, avec comme prix de ce déplacement vers le somatique une perte de l’expressivité psychique, ce que nous appelons une démentalisation.
Et enfin, il y a une troisième notation, et celle-là reste théorique, c’est dans Le Moi et le ça, lorsque Freud évoque le rôle des deux pulsions et la façon dont elles sont liées l’une à l’autre par intrication. S’il y a intrication entre les pulsions de vie et les pulsions de mort, il doit y avoir aussi désintrication, et Freud ajoute que lorsqu’il y a désintrication, il y a un grave danger pour la vie des fonctions, mais il est encore trop tôt dit-il, pour aborder ce genre de problèmes qui est tout à fait nouveau. Alors, j’ai souvent dit que c’était prophétique parce qu’il a fallu attendre quarante ans pour que Marty et ses compagnons de route montrent précisément où était le danger qui venait des processus de désorganisation et de désintrication pulsionnelles, danger pour la vie des fonctions, soit, au fond, un processus de somatisation.
Avec la seconde théorie des pulsions, nous avons un modèle théorique qui peut nous permettre maintenant de parler de maladies organiques et d’intégrer la compréhension du processus de somatisation dans l’ensemble de l’économie psychique du patient. Car la grande nouveauté, révolutionnaire des découvertes de Marty et de ses compagnons, Michel Fain, Michel de M’Uzan, Christian David, au début des années 50, a été d’intégrer l’inintégrable. Au fond, je ne sais pas si vous vous en rendez compte, la psychosomatique consiste à intégrer deux ordres totalement hétérogènes l’un à l’autre. Du point de vue du fonctionnement, les éléments psychiques et les éléments somatiques obéissent à des ordres différents, des expressions différentes et le pari de la psychosomatique c’est d’intégrer ces deux ordres-là d’éléments pour en faire un seul. Il est beaucoup plus facile ‑et c’est ce qui s’est passé pendant des décennies et ce qui se passe encore aujourd’hui dans le secteur médical, si ce n’est le secteur psychanalytique- de comprendre ou de se référer au dualisme. On peut associer facilement un conflit psychique, identifiable en fonction des modèles psychanalytiques, avec une maladie somatique, identifiable selon le modèle biologique en affirmant une corrélation entre les deux ; mais intégrer dans un même processus unique les deux éléments, ça c’est une gageure, et c’est ce qu’ont fait les auteurs de l’Ecole Psychosomatique de Paris.
Cela a commencé au début des années 50 avec Marty, très vite avec Marty et Fain, l’exemple fondamental qui a mis en route ces études de psychosomatique, dans cet esprit moniste, c’est l’étude des céphalalgies, des rachialgies ou les études des atteintes gastriques. Ce qu’avait remarqué Marty, par exemple, devant un patient qui avait des gastralgies, c’était que devant un certain type de conflits, le patient réagissait assez souvent par des modalités caractérielles et puis de temps en temps il ne réagissait pas par des modalités caractérielles, mais il réagissait par une crise gastrique. Il a lié les deux en considérant que la crise gastrique était une autre modalité défensive par rapport à un certain type de conflits qui avait été identifié, par exemple dans sa relation à sa mère, et de temps en temps le patient réagissait par des modalités caractérielles, de temps en temps il réagissait par des modalités somatiques. Autrement dit, la conclusion de cela, c’est qu’il y a une unité de fonctionnement, une unité psychosomatique dans laquelle prend part l’expression somatique à côté des expressions psychiques ou de caractère ou de comportement. A partir de ce moment-là, le psychanalyste face à ce type de patients est amené à intégrer les évènements somatiques dans l’ensemble des aptitudes du Moi à réagir à une situation traumatique. Donc, il n’y a plus de clivage entre les expressions somatiques et les expressions psychiques, mais ces psychanalystes ont décidé de considérer que ces expressions somatiques étaient l’une des voies possible d’expression défensive du Moi face à une situation traumatique.
Toute la décennie 1950 fut une décennie où Marty, Fain ont observé et ont écrit sur des symptomatologies fonctionnelles. C’est à partir des années 60 qu’ils ont fait les découvertes majeures que nous connaissons aujourd’hui de la psychosomatique et ces découvertes, ils les ont faites véritablement en tant que psychanalystes, c’est là où on rejoint les questions d’éthique, puisque ce qu’ils ont découvert chez certains patients, cette fois-ci des patients qui avaient des somatisations plus graves, des cardiopathies, des cancers, des maladies évolutives digestives ou neurologiques, ce qu’ils ont découvert, ce sont des altérations de la vie de représentation. C’est cela qui a mis en place tout le corpus théorique, clinique et technique, pour aider ces patients-là. Car ce qu’ils ont découvert, et ils ne s’y attendaient pas, c’est que ces patients-là, pour beaucoup d’entre eux, étaient des patients qui avaient l’air d’être tout à fait normaux, McDougall les a appelé des normopathes d’ailleurs, mais normaux ça veut dire quoi ? Cela veut dire tout à fait conforme, adapté voire suradapté à l’environnement social. Normaux c’est ça, ils avaient cette capacité de suradaptation. Par contre, en tant que psychanalystes, ils ont découvert des altérations absolument profondes et gravissimes de la vie de représentation. C’est ce qui les a amenés à découvrir des syndromes cliniques qui font partie aujourd’hui du corpus de tout psychanalyste, la pensée opératoire, la dépression essentielle … et Marty, en particulier, a dû mettre en place une série de règles techniques pour aborder ces patients qui étaient ‑c’est une formulation de McDougall- des anti-analysants. Vous savez, quand on se trouve devant un patient qui a une pensée opératoire par exemple, c’est-à-dire une vie de représentation la plus élémentaire et la plus basique, c’est une blessure pour le psychanalyste (Michel Fain). Le psychanalyste est habitué à jouer avec les sens, donner du sens à ce qu’il écoute, à chercher les fantasmes derrière les expressions manifestes, c’est le métier du psychanalyste. Lorsqu’il n’y a rien de tout cela, jusque là ce n’était pas une indication de psychanalyse, il ne pouvait rien faire. Et bien, c’est ce pari qui a été relevé par les psychosomaticiens sur la base d’une identification de ces troubles profonds de la mentalisation, de la vie de représentation et ensuite sur la base d’aménagements techniques propres à aider ces patients avec les outils de la psychanalyse. Freud a écrit un texte en 1919, Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique ‑André Green a repris ce titre pour son dernier livre collectif Le dehors et le dedans- dans lequel il pose qu’avec un certain nombre de situations névrotiques graves, ce qu’il appelait les situations névrotiques graves ce sont les états-limites d’aujourd’hui, face à ces situations-là, il était nécessaire pour le psychanalyste, d’envisager un temps préalable à l’analyse, préliminaire à la cure type, au traitement classique, où on amenait le patient névrosé à être prêt à pouvoir accepter un traitement psychanalytique, une cure psychanalytique classique, mais évidemment quelques fois ce temps préliminaire pouvait durer tout le temps… Il évoque dans ce texte des situations phobiques ou obsessionnelles graves, des phobiques qui ne parviennent pas à sortir de chez eux pour aller aux séances ou des états obsessionnels gravissimes. Donc, il suggérait de pouvoir utiliser d’autres méthodes préalablement à la cure type. C’est un peu cette idée-là qui s’est développée dans les aménagements techniques vis-à-vis de ces patients somatiques.
Je vous ai dit tout à l’heure que j’allais aborder ces problématiques de deux façons. La première comment la psychosomatique advient à la psychanalyse, c’est ce que je vous ai montré jusqu’aux découvertes de Marty, et maintenant comment la psychanalyse va jusqu’à la psychosomatique, c’est-à-dire comment nous restons psychanalystes et comment nous pouvons aider avec la psychanalyse ces patients, qui historiquement n’étaient pas des indications d’analyse en raison de leurs carences, de leur vie de représentations. D’abord, il faut situer schématiquement deux ordres de difficulté, peut-être trois ordres de difficulté chez ces patients face à un psychanalyste psychosomaticien.
La première difficulté est liée aux spécificités de fonctionnement mental du patient opératoire. Le point le plus important dans le fonctionnement mental de l’opératoire ‑je dis opératoire au sens paradigmatique, c’est-à-dire que les patients ne sont pas nécessairement des opératoires absolus, mais ils sont organisés vers le pôle opératoire du fonctionnement mental- est le clivage entre l’inconscient et le préconscient-conscient. Ce clivage-là, cette séparation entre le fonctionnement de l’inconscient et le fonctionnement du préconscient/conscient, conduit à interrompre les échanges entre les deux systèmes. C’est ce que Marty dit dans un aphorisme, il dit que le Moi des opératoires est coupé de ses sources pulsionnelles. Vous savez que dans la Métapsychologie de 1915, dans « L’inconscient », il y a un chapitre sur les échanges entre les deux systèmes, l’inconscient et le préconscient, et que ces échanges sont absolument nécessaires, vitaux du point de vue psychique, puisqu’au fond le second système, le préconscient, qui repose sur la pensée, sur le déroulement de la pensée est, selon les termes de Freud, un substitut de la réalisation hallucinatoire du désir, qui lui est l’objet de l’inconscient, du système inconscient. Autrement dit, les échanges entre le système inconscient et le système préconscient sont absolument vitaux psychiquement pour que le préconscient traduise dans les termes de la pensée les souvenirs, les représentations qui figurent dans l’inconscient. Ce qui spécifie le fonctionnement mental de l’opératoire, c’est une coupure, un clivage entre le système inconscient et le système préconscient/conscient. Le résultat c’est ce que Marty et de M’Uzan ont décrit dans La pensée opératoire, c’est une pensée désaffectivée, sans symbolisme, sans métaphorisation, sans fantasme repérable, qui fait que l’analyste ne s’y retrouve pas, parce qu’il ne peut donner aucun sens, le sens venant de l’inconscient, le sens venant des processus de métaphorisation, de symbolisation, de déplacement, tout cela qui n’existe pas puisque le préconscient est absolument clivé de l’inconscient. C’est le premier élément, la première difficulté majeure quand on est face à un patient opératoire.
Une deuxième difficulté interne, qui vient du fonctionnement du patient, c’est le défaut de régression chez la plupart de ces patients. Beaucoup de ces patients, sans qu’ils soient nécessairement opératoires ont ce que Marty appelait un Moi idéal, c’est-à-dire une organisation phallique narcissique, dont l’objet est de protéger le Moi, en permanence, des blessures narcissiques anciennes et réactivées par les situations actuelles. Le narcissisme phallique devient une organisation défensive du Moi, et cette organisation défensive prive le Moi d’une capacité de régression. Le Moi ne peut pas régresser, c’est-à-dire qu’il est toujours porté dans un mouvement progrédient qui le conduit à l’épuisement. Un traitement psychanalytique sans possibilité de régression ne peut pas s’opérer, d’autant plus que si on allonge un patient qui est dans cette configuration de fonctionnement mental, si on allonge un patient qui est dans l’incapacité de supporter la régression, il court le risque d’une désorganisation somatique. Ceci c’est un autre chapitre, c’est ce que la psychosomatique a pu apporter en particulier aux psychanalystes au niveau des indications par exemple.
Et puis, il y a un troisième élément spécifique à ces patients, qui rend classiquement le travail psychanalytique classique impossible à conduire, c’est la modalité particulière de transfert. Nous sommes en face de patients qui ne sont pas en mesure de déplacer sur l’analyste des investissements pulsionnels inconscients, l’analyste n’identifie pas de mouvement de transfert, toute relation n’est pas un transfert. Le transfert classique c’est le déplacement à partir de sources inconscientes infantiles de mouvements pulsionnels différenciés sur l’analyste, tout cela se passant inconsciemment. Compte-tenu de ce qui a été dit précédemment, en particulier sur le cloisonnement de l’inconscient, il n’y a pas de mouvement transférentiel classique repérable chez ces patients. Alors qu’est-ce qu’on fait ? Parce que là encore le traitement psychanalytique classique repose sur la névrose de transfert, en tout cas sur les mouvements transférentiels qui permettent d’identifier les répétitions conflictuelles et de les interpréter. Catherine Parat dans les années 70 a décrit ce qu’elle a appelé un transfert de base chez ces patients, transfert de base cela veut dire relation psychanalytique par opposition au transfert classique. Le transfert de base ou la relation psychanalytique est tout ce que peut faire un patient somatique démentalisé ou opératoire, c’est l’établissement d’une relation qui n’est pas un transfert, c’est-à-dire qui n’est pas liée aux sources, qui n’est pas le déplacement, la projection, de mouvements pulsionnels différenciés à partir de sources inconscientes infantiles, mais qui est une relation de base, un investissement fonctionnel qui se porte sur l’analyste et qui a, et c’est ceci qui est important, qui a une fonction essentiellement narcissique pour le patient, c’est-à-dire que l’entretien de cette relation et le maniement de cette relation par l’analyste qui doit répondre par cette même relation, a des effets sur l’économie narcissique du patient, tandis que le transfert classique concerne l’économie objectale du patient, œdipienne en particulier, donc voilà plusieurs aspects qui ont été identifiés comme des difficultés spécifiques de ces patients. Pour un abord psychanalytique et en réponse à ces difficultés-là, Marty a mis en place certains aménagements psychanalytiques qu’il a résumés dans un aphorisme célèbre qui est « De la fonction maternelle à la psychanalyse ».
Alors, de quoi s’agit-il ? D’abord, je l’ai souvent dit à mes collègues, je crois que c’est une maladresse de Marty d’avoir dit « De la fonction maternelle à la psychanalyse » parce que cette formule oppose, différencie la fonction maternelle de la psychanalyse. Cela voudrait dire que la psychosomatique, pure et dure, celle qui concerne ces patients, serait traitée par la fonction maternelle et pas par la psychanalyse, la psychanalyse concernerait d’autres patients plus évolués du point de vue de la mentalisation. Il faut bien poser que la psychosomatique est à l’intérieure de la psychanalyse et tient une place majeure à l’intérieur de la clinique, de la théorie et de la technique psychanalytiques. Quand Marty dit « De la fonction maternelle à la psychanalyse », je crois qu’il faut dire plutôt « de la fonction maternelle à l’interprétation psychanalytique classique ». C’est cela que voulait dire Marty, mais cela veut dire que les deux pôles de la fonction maternelle et de l’art de l’interprétation appartiennent à la psychanalyse. C’est cela qu’il faut maintenir. Ce sont deux pôles en effet, qui sont liés aux deux pôles que représentent au niveau de la qualité du fonctionnement mental, le moins de mentalisation et le plus de mentalisation. Ce que voulait dire Marty c’est que le psychanalyste psychosomaticien face à un patient somatique qui a un certain degré de mentalisation ou un certain degré de démentalisation dans son fonctionnement mental, exige de l’analyste qu’il soit plus proche d’une technique de fonction maternelle ou qu’il soit plus proche d’une technique de l’interprétation psychanalytique classique et la circulation d’un pôle à l’autre chez l’analyste dépend de l’évolutivité du fonctionnement mental au cours de la cure. Il y a des patients qui restent pendant tout leur traitement, justiciables d’une approche par la fonction maternelle et il y en a d’autres, fort heureusement, qui évoluent au cours de la cure, qui sont amenés à évoluer, qui sont amenés à régresser aussi, pourquoi pas. Marty demandait au psychanalyste d’avoir une flexibilité dans sa distance au patient, et c’est là où intervient la notion de neutralité. La neutralité appartient au pôle de l’interprétation psychanalytique classique, puisqu’elle a été mise en place dans les règles techniques de Freud. Ce qu’exige l’approche de l’analyste quand il utilise la fonction maternelle, c’est un aménagement par rapport à la neutralité, c’est-à-dire une plus grande activité de l’analyste. Quand je dis activité, il faut bien comprendre ce que cela veut dire.
Dans les années 22–23, Ferenczi et Rank avaient écrit un livre qui remettait en question le cours jugé trop long par eux de l’analyse et Ferenczi prônait une activité de l’analyste, c’est-à-dire l’anticipation de situations psychiques pour accélérer le cours de l’analyse. En réalité, l’activité qui est demandée à un psychanalyste psychosomaticien face à un patient qui est pauvre du point de vue de la vie de représentation, elle est tout autre, il ne s’agit pas de provoquer des conflits chez le patient. Il s’agit, et c’est précisément la définition de la fonction maternelle du thérapeute, il s’agit pour le psychanalyste en face de son patient très pauvre en vie de représentation, de lui prêter son système de liaison psychique. René Diatkine avait coutume de dire que la rencontre entre un psychanalyste et un patient, c’est la rencontre entre deux systèmes de liaison. Quand on est en face d’un patient qui a un système de liaison très pauvre, où il y a peu d’associativité, l’activité qui est demandée au psychanalyste, c’est de prêter au patient ses propres représentations, ses propres associations. Dans les années 50, on appelait cela le prêt du préconscient de l’analyste à son patient. Pourquoi ça fonctionne ? Dans le texte « L’inconscient », en 1915, Freud nous montre bien que les échanges entre l’inconscient et le préconscient vont de l’inconscient au préconscient bien entendu, c’est fondamental, mais ces échanges vont aussi dans l’autre sens, c’est-à-dire que l’inconscient va être sensible aux apports extérieurs ; or chez ces patients, il y a un autre aphorisme de Marty qui dit « L’inconscient reçoit mais n’émet pas ». Cela veut dire que chez un patient opératoire, l’inconscient étant coupé du préconscient, il n’émet aucun cours de représentations vers le préconscient, par contre il est susceptible de réagir à des excitations venant de l’extérieur ou des investissements. Le problème c’est que ces investissements qui viennent de l’extérieur court-circuitent le préconscient et touchent immédiatement l’inconscient, donc ce qui est demandé au psychanalyste en général, c’est d’investir le fonctionnement mental de son patient d’une manière désexualisée. Ces investissements-là vont nourrir l’inconscient et en particulier les investissements narcissiques du patient. Si ce sont des investissements autres, excitants, trop sexualisés, ils peuvent avoir pour effet de développer une somatisation ou une nouvelle crise de la somatisation du patient, le préconscient étant totalement court-circuité dans ces mouvements-là.
A partir de là, il est toujours possible d’être psychanalyste d’un patient, même gravement malade, même gravement démentalisé. Je pense toujours à cette formule de Winnicott, qui en face de certains patients, dit je ne sais pas si ce que je fais c’est de la psychanalyse, mais je ne pourrais pas le faire si je n’étais pas psychanalyste. Et bien je crois qu’en psychosomatique c’est aussi cela, la priorité est d’être psychanalyste et puis quelques fois on ne sait pas si on ne va pas trop loin ou pas assez loin mais ce qu’on fait, on ne le ferait pas si on n’était pas psychanalyste.
Claude Smadja