Même si elle existe certainement depuis l’aube de l’humanité, la folie de l’enfant n’a été conceptualisée que depuis peu, la psychiatrie de l’enfant ayant à peine plus d’un demi-siècle. De l’enfant sauvage du début du XIXème siècle, aux Troubles du Spectre Autistique (TSA) du début du XXIème siècle, les enfants fous ont été étudiés pendant ces deux cents dernières années de façons multiples et variées, avec derrière, un débat courant en filigrane sur le caractère inné ou acquis des troubles. Décrite à partir des années 1950, la psychose infantile n’existe plus depuis les années 80 dans les classifications internationales. Eradiquée par la psychiatrie moderne, la folie de l’enfant aurait-t-elle pour autant disparue ? Surement pas…mais où se cacherait-t-elle alors aujourd’hui et comment la penser avec les outils contemporains ? A travers l’étude des différentes conceptualisations savantes ayant été inventées pour décrire ces enfants au fil des derniers siècles, il s’agira dans cet article, de reparcourir l’histoire de la pédopsychiatrie avec un regard critique afin de remettre en questions nos conceptions théoriques de la folie infantile. Les enfants fous d’aujourd’hui restant finalement à peu près identiques à ceux d’hier, seul le regard de la société changeant au fil des années, au gré des différents contextes politiques et sociaux.
Qu’un enfant puisse être fou est ainsi longtemps apparu comme une aberration. N’ayant pas atteint l’âge de raison, comment pourrait-il déraisonner ? La vie psychique de l’enfant a longtemps été déniée ou idéalisée. Plongé dans l’innocence première, comment pourrait-il être affecté par un tourbillon de passion (Hochmann, 2010) ? Mais avant de parler de psychose de l’enfant, de quoi parlait-on pour décrire ces enfants fous ?
L’enfant sauvage
Le premier cas pédopsychiatrique nommé est le célèbre Victor, dit « enfant sauvage de l’Aveyron », décrit en 1800 par le jeune médecin Itard. Capturé par des chasseurs dans le bois de Lacaune, ce gamin d’une douzaine d’années avait été aperçu, depuis trois ou quatre ans, errant nu, marchant à quatre pattes et se nourrissant de glands et de baies sauvages (Hochmann, 2009). Il n’avait aucun langage et nul ne savait d’où il venait. Il fut rapidement conduit à Paris afin d’y être examiné. Il soulevait en effet une question scientifique, voire métaphysique, sur la formation de l’esprit humain. Jean-Marc Gaspard Itard, jeune chirurgien de 25 ans, un des premiers oto-rhino-laryngologistes, lui, rêvait de gloire, et pensait résoudre ce problème métaphysique. L’observation d’Itard n’était donc pas neutre. Il y voyait une belle occasion de démontrer au monde une thèse qu’il défendait et qu’il tenait du philosophe Condillac. Il voulait montrer que l’intelligence est enracinée dans les sens et qu’une éducation sensorielle serait seule capable de restaurer un développement normal chez un être privé, dès ses premières années, d’interaction avec ses semblables. Il s’opposa à son maître Pinel, qui pensait que l’enfant sauvage n’était qu’un idiot incurable abandonné par sa famille, et osa supposer que l’enfant était curable. Il demanda l’autorisation d’entreprendre une étonnante aventure thérapeutique qu’il nomma lui-même « entreprise de civilisation ». Itard se lança d’abord dans une observation détaillée de l’enfant, et ses mémoires constituent pour le lecteur une véritable mine d’or sémiologique.
Citons Itard décrivant Victor (1800 ; 1806) :
« Quand on observait celui-ci dans l’intérieur de sa chambre, on le voyait se balançant avec une monotonie fatigante, diriger constamment ses yeux vers la croisée et les promener tristement dans le vague de l’air extérieur. Si alors un vent orageux venait à souffler, si le soleil caché derrière les nuages se montrait tout à coup, éclairant plus vivement l’atmosphère, c’étaient de bruyants éclats de rire, une joie presque convulsive pendant laquelle toutes ses inflexions dirigées d’arrière en avant ressemblaient beaucoup à une sorte d’élan qu’il aurait voulu prendre pour franchir la croisée et se précipiter dans le jardin. Quelquefois, au lieu de ces mouvements joyeux, c’était une espèce de rage frénétique ; il se tordait les bras, s’appliquait les poings fermés sur les yeux, faisait entendre des grincements de dents, et devenait dangereux pour ceux qui étaient auprès de lui. « Je me suis souvent arrêté des heures entières, et avec un plaisir indicible, à l’examiner assis au bord du bassin, à voir comme tous ces mouvements spasmodiques et ce balancement continuel de tout son corps diminuaient, s’apaisaient par degré pour faire place à une attitude plus tranquille, et comme insensiblement sa figure insignifiante ou grimacière prenait un caractère bien prononcé de tristesse ou de rêverie mélancolique, à mesure que ses yeux s’attachaient fixement à la surface de l’eau.
« On a su cependant que le bruit d’une noix ou de tout autre corps comestible de son goût ne manquait jamais de le faire retourner. Cependant il se montrait insensible aux bruits les plus forts et aux explosions des armes à feu. »
Itard consacra à l’enfant au moins deux heures par jour, en mettant au point un véritable programme thérapeutique, dans lequel on voit poindre les ancêtres de la psychomotricité, de l’orthophonie, mais aussi de la psychothérapie. Programme qu’il appliquera consciencieusement pendant les cinq années qui suivront. Au départ assez cloisonné et tenant peu compte des besoins affectifs et relationnels de l’enfant, ce programme s’avéra être plus souple que prévu. Itard partira toujours des intérêts de l’enfant, en tentant d’élargir son spectre d’investissement, plutôt que de lui imposer de façon rigide ses propositions. Il tiendra compte également des échanges affectifs entre lui et l’enfant, et de ses propres mouvements contre-transférentiels dans le déroulement du traitement. Il remarquera aussi l’importance du rôle de la nourrice, Mme Guérin, dans les progrès réalisés par Victor. Itard saura développer des méthodes de communication ingénieuses à base de pictogrammes (qui font penser à l’actuelle méthode TEACCH : Treatment and Education of Autistic and related Communication handicapped CHildren ou traitement et éducation des enfants autistes ou atteints de troubles de la communication associés. Créé dans les années 1970 aux États-Unis, ce programme utilise notamment des supports visuels, et des zones spatiales dévolues à des activités spécifiques).
Mais le traitement de Victor sera finalement considéré comme un échec, dont Itard ne se vantera pas. Échec métaphysique, certes ; mais néanmoins, peut-on parler d’un échec thérapeutique ? Le rapport d’Itard après les cinq années de traitement décrit Victor comme « doué d’une capacité de reconnaissance des soins qu’on prend de lui, d’une amitié caressante, sensible au plaisir de bien faire, honteux de ses méprises et repentant de ses emportements ». Victor manifeste de l’affection vis-à-vis de sa nourrice, pleure quand elle le quitte et se réjouit lors des retrouvailles. Itard décrit de façon touchante comment l’enfant manifeste de la tristesse et de l’empathie lors du décès du mari de Mme Guérin.
L’histoire raconte que Victor est mort à 40 ans, toujours sans langage, mais qu’il vivait encore chez sa nourrice, Mme Guérin, à laquelle il s’était beaucoup attaché. Son comportement était toujours étrange mais finalement bien accepté par un entourage restreint et bienveillant. Pourtant, les jugements des contemporains furent sévères, constatant la persistance du mutisme et des troubles du comportement. Les symptômes de Victor, si bien décrits par Itard, sont étrangement proches des symptômes que l’on observe aujourd’hui chez certains enfants en hôpital de jour, enfants qui portent le diagnostic de « Psychose infantile » ou de « Trouble Envahissant du Développement non spécifié », ou de « Trouble du Spectre Autistique », selon la classification à laquelle on se rapporte, j’y reviendrai plus loin.
L’enfant sauvage au début du XIXème siècle fascina, fut élevé quasiment au rang de mythe, la notoriété du cas Victor en témoigne, puis il tomba aussi vite dans l’oubli, voire le rejet. Il questionne les profondeurs de l’humanité, les différences avec l’animalité, à une époque où commencent à s’organiser des spectacles ethniques très populaires dans les cafés-théâtres, où sont exposées des populations aborigènes provenant des colonies, dans des mises en scène grotesques. Mais ce mythe du sauvage fascine toujours, de nombreux films ou romans relatant des histoires d’enfants élevés par les loups font encore à chaque fois recette. Une exposition de 2011 au musée du quai Branly montrait bien combien ce mythe du sauvage, qui nous paraît à première vue ancien et dépassé, est finalement encore bien actuel ou prêt à resurgir (Blanchard, Boetsch et Jacomijn, 2011).
Le terme d’« enfant sauvage », pour décrire les enfants fous, nous paraît aujourd’hui bien folklorique et désuet. Pourtant, par l’adjectif qu’il proposait, il avait ce mérite de rendre compte du côté archaïque des symptômes psychotiques de l’enfant, de pointer l’absence de pare-excitation ou de processus secondaire, laissant libre cours à toute la violence et la sauvagerie de la pulsionnalité. La folie de l’enfant ne venait pas de l’enfant lui-même, elle était projetée sur l’extérieur comme venant d’une absence de civilisation ou d’éducation, et ainsi était plus représentable.
L’enfant idiot
Après Victor, les cas d’enfants fous sont rares et peu décrits. On parle surtout d’« enfants idiots ». L’idiotisme recouvrait, pour les aliénistes, les arrêts congénitaux ou acquis du développement intellectuel, certains états de stupeur des malades mentaux ainsi que les hébétudes consécutives à de mauvais traitements ou à un repli devant une situation extrême. Il s’étendait ensuite à des enfants singuliers, d’intelligence apparemment limitée, mais qui manifestaient des talents paradoxaux pour calculer mentalement ou réciter le calendrier ; les « idiots savants » qui fascinaient le public, suscitant la compassion et l’idéalisation, comme le mépris et le rejet.
Pendant tout le XIXème siècle, c’est l’éducation qui l’emporte sur le soin. La plupart des idiots étaient considérés comme incurables, voire monstrueux ou inhumains. La cause organique était indiscutable. En 1838, Esquirol, dans son ouvrage Des maladies mentales, ne fait pas dans la nuance : « Ce sont des êtres avortés, des monstres, au-dessous de la brute ; […] on ne conçoit pas la possibilité de changer cet état ; […] à l’ouverture de leur crâne on trouve toujours des vices de conformation. »
Les anormaux, débiles ou imbéciles
Après les idiots, Binet et Simon décrivent en France « les anormaux » dont ils proposent une hiérarchie grâce à leur test mental en 1905, allant du « débile éducable » et scolarisable à « l’idiot inéducable » et non scolarisable, en passant par « l’imbécile semi-éducable » et parfois scolarisable.
Au même moment, aux États-Unis, se développe une idéologie de la tare et de l’hérédité des anormaux qui aboutit à des politiques eugénistes, fondées sur le dépistage, l’isolement, la stérilisation, voire la castration des anormaux, même légers, vécus comme un danger pour la race. Ainsi, en 1926, 23 États américains avaient légalisé la stérilisation des anormaux.
Les enfants déments
Empreints d’adultotomorphisme, les auteurs du début du XXème siècle qui traitaient des troubles mentaux de l’enfant cherchaient à faire correspondre chez l’enfant les descriptions cliniques des maladies mentales des adultes, l’enfant fou devenant une sorte de petit adulte fou en miniature.
Paul Moreau de Tours fils décrit en 1888, dans un livre intitulé La Folie des enfants, des cas de manie, de mélancolie et d’hystérie infantile. Il se contente de revisiter la totalité de la psychiatrie de l’adulte en montrant que l’enfant peut lui aussi en être atteint.
Le premier à pressentir l’existence chez les jeunes enfants d’une pathologie spécifique différente de l’arriération mentale et de la pathologie de l’adulte fut l’Italien Sancte de Sanctis, qui décrivit en 1906 la démence précocissime. Reprenant les apports de Kraepelin ayant décrit la démence précoce du jeune adulte, il distingue clairement chez l’enfant un état purement psychotique d’un état déficitaire et montre, malgré une certaine proximité, la spécificité des troubles de l’enfant par rapport aux adultes.
Les enfants schizophrènes
Après la description de la schizophrénie chez l’adulte par Bleuler en 1911, on parle désormais de « schizophrénie infantile » pour décrire les enfants fous, entité pathologique qui connaît un vif succès au début du XXème siècle aux États-Unis. Grâce à la découverte freudienne de la sexualité infantile, l’enfant devient un être complexe, déchiré par des conflits. Ses symptômes ne sont plus seulement l’expression d’une lésion ou d’un déficit fonctionnel, ils sont aussi une tentative de communication d’une angoisse ou d’une douleur psychique ainsi qu’un mode d’adaptation ou un mécanisme de défense. L’enfant malade n’est plus considéré comme un dégénéré incurable qu’il faut empêcher de se reproduire, mais bien comme un individu en souffrance susceptible d’être soigné, sinon guéri. Les conceptions étiologiques psychogénétiques prédominent, on recherche les causes de la folie dans l’histoire précoce de l’enfant, dans ses interactions avec ses parents, parfois en allant jusqu’à des dérives psychogénétiques radicales culpabilisant les familles et les excluant des soins.
Les enfants autistes
En 1943, Léo Kanner, pédopsychiatre autrichien, distingue une catégorie d’enfants qui ne sont ni des arriérés mentaux ni des schizophrènes. Ce syndrome particulier, qu’il nomme « l’autisme infantile précoce », est caractérisé par des troubles du langage, un isolement affectif et un besoin contraignant d’immuabilité. Pour lui, le syndrome auquel il donne son nom est rare, cinq cas pour dix mille. L’autisme est selon lui un trouble inné du contact, une maladie identifiable, analogue à un trouble sensoriel ou moteur congénital.
Les enfants psychotiques
C’est une pédiatre d’origine hongroise, Margaret Mahler, qui va compléter son œuvre. À Vienne, elle s’est déjà intéressée à des enfants dits « irréguliers », dont le comportement atypique n’est pas celui des arriérés mentaux. Afin de préciser les indications et les modalités de leur traitement, elle tente de replacer leur évolution dans une optique développementale et, à partir d’observations directes en crèche, entreprend de comparer le développement pathologique au développement normal. Elle repère ainsi un certain nombre de stades ouvrant ou n’ouvrant pas la voie vers l’individuation. Dans la ligne des concepts freudiens d’autoérotisme et de narcissisme primaire, elle décrit un premier stade qu’elle qualifie « d’autisme normal », et un second, dit « symbiotique normal ». Dans le développement anormal, Margaret Mahler rejette le terme de schizophrénie infantile qui lui paraît impropre car il ne permet pas de différencier la dissociation d’un être développé du défaut d’intégration d’un être en développement. Elle propose de remplacer par le terme de « psychose infantile » et distingue dans cet ensemble des « psychoses autistiques », des « psychoses symbiotiques », et des « psychoses bénignes », qui correspondent respectivement à une fixation ou à une régression aux stades autistiques ou symbiotiques du développement. Elle reconnaît qu’entre ces formes il y a de nombreuses variations, et elle fut la première à parler de « spectre de traits autistiques » (Mahler, 1970), terme très en vogue actuellement et repris dans le DSM‑V.
Quand à l’origine des troubles, Margaret Mahler s’est toujours tenue à distance d’un psychogénétisme simpliste. Elle postulait, chez l’enfant malade, l’existence d’une constitution native qui le rendait incapable d’utiliser et de s’approprier l’apport des soins maternels.
Le concept de psychose de l’enfant, qui s’élabore ainsi dans les années 1950, s’enrichira petit à petit des apports d’autres auteurs, dont, entre autres, Frances Tustin et Donald Meltzer aux États-Unis, et, en France, Serge Lebovici, René Diatkine, et Roger Misès.
Les enfants dysharmoniques, prépsychotiques, parapsychotiques
Petit à petit, la notion de psychose infantile connaît un vif succès, mais les auteurs perçoivent rapidement un pronostic d’évolution grave, de par des modalités défensives souvent fixées. Pourtant, des formes cliniques de transition existent, déjà décrites par Margaret Mahler sous le nom de psychoses bénignes. Une catégorie d’enfants émerge ainsi, ni autistes, ni psychotiques, ni arriérés mentaux, dont les troubles sont mobilisables et rapidement améliorables par un traitement précoce. Cette catégorie va être décrite dans les années 1970 par plusieurs auteurs. René Diatkine décrit en 1969 le tableau de prépsychose,
J.-L. Lang, en 1978, préfère parler de parapsychose, en insistant sur les mécanismes de défense utilisés par ces enfants : l’identification projective, l’identification à l’agresseur, la projection, mécanismes qui, à la différence des organisations psychotiques franches, permettaient un certain contact avec le réel et autorisaient le développement d’une constellation œdipienne, caractérisée toutefois par sa crudité. Roger Misès décrit les dysharmonies psychotiques. Il s’agit d’enfants ayant une symptomatologie polymorphe, associant ou alternant des éléments de retrait et d’inhibition avec des éléments d’excitation et d’instabilité. Les capacités cognitives et adaptatives peuvent être de bon niveau dans certains secteurs particulièrement investis et médiocres dans d’autres secteurs. Elles contrastent avec le maintien de certaines fixations archaïques sur l’usage de la bouche, du toucher ou de l’odorat. Surtout, à travers des symptômes polymorphes, l’enfant dysharmonique manifeste des angoisses massives qui peuvent prendre l’aspect de phobies localisées ou généralisées vis-à-vis du monde extérieur ou d’inquiétudes portant sur l’intégrité corporelle, parfois contrôlées par des mécanismes de type obsessionnel. Ces angoisses sont favorisées par une infiltration de la réalité par un imaginaire cru qui, projeté sur des objets environnants, maintient l’immersion dans un univers peu rassurant, sinon terrifiant. Les dysharmonies psychotiques sont davantage liées à une identification projective massive qu’à un excès d’autosensualité qui prédomine dans l’autisme. Grâce aux apports théoriques de la psychanalyse sur l’archaïsme de la psyché et la sexualité infantile, la folie de l’enfant est enfin reconnue, étudiée, pensée. De nouveaux concepts s’élaborent et s’articulent. On s’intéresse enfin au vécu psychologique de ces enfants, en tentant de mettre des mots et des représentations sur leurs angoisses jusque-là restées innommables, sans pour autant présager de leurs causes.
Cela aboutira en 1987 à la Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de l’Adolescent, CFTMEA, pilotée par Roger Misès. Les psychoses précoces constituent une des catégories prioritaires de l’axe I de cette classification bi-axiale. Les dysharmonies psychotiques y sont représentées. Cette classification ne fait qu’une place limitée au diagnostic de schizophrénie infantile réservé à des cas évoluant secondairement vers une schizophrénie de l’adolescent puis de l’adulte.
Le soin l’emporte sur l’éducation, amenant à certaines dérives privant ces enfants de rééducation instrumentales, ou de scolarisation au profit de psychothérapies exclusives individuelles ou institutionnelles. Certains services prônant l’isolement thérapeutique total des parents avec des séparations imposées.
Les enfants siglés : TED, TSA, MCDD… et le retour de l’autisme
Mais, ainsi reconnue et étudiée, la folie de l’enfant confronte au gouffre et au chaos pulsionnel des origines, à la sexualité et à la mort. Elle confronte aussi à l’horreur du non-sens. Conceptions difficilement recevables par la société et les familles de ces enfants, mais aussi par une médecine qui se veut de plus en plus scientiste et fondée sur les preuves. Des questionnements psychanalytiques sur la dimension psychopathologique des troubles, la société ne retiendra que les théories culpabilisantes accusant les mères « shizophénogènes » ou « frigidaire », de leur « envie du pénis », ou la comparaison des familles des malades avec l’univers concentrationnaire nazi. (Bettelheim, la forteresse vide 1969). Au début des années 1980, la psychose infantile disparaît des classifications diagnostiques internationales DSM-III (Diagnosis and Statistical Manual of Mental Disorders, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et CIM-10 (Classification Internationale des Maladies), au profit des « Troubles globaux du développement », appelés ainsi parce qu’ils juxtaposent l’atteinte de plusieurs fonctions, contrairement aux « Troubles spécifiques » localisés à l’atteinte d’une fonction : lecture, parole ou psychomotricité. Ces troubles globaux deviendront dans le DSM-IV, en 1994, les « Troubles Envahissants du Développement », ou TED. Cette classification se veut au départ athéorique et purement descriptive des symptômes, afin d’accroître la fidélité interjuge dans les études cliniques comparatives. Elle cautionne en réalité implicitement une conception organiciste des troubles mentaux. Ces Troubles Envahissants du Développement sont caractérisés par une atteinte avant l’âge de 3 ans, des trois domaines de fonctionnement suivants : les capacités d’interactions sociales réciproques, les capacités de communication, le développement d’intérêts restreints et d’activités stéréotypées. Le tableau complet constitue l’autisme infantile typique.
On distingue ainsi six formes de TED :
– l’autisme typique (F84.0) ;
– l’autisme atypique (F.84.1) de par sa date d’apparition ou le caractère incomplet de la symptomatologie ;
– le syndrome de Rett (F84.2) (syndrome autistique touchant exclusivement les filles associé à un trouble neurologique dont l’origine génétique sur le chromosome X a été établie) ;
– le syndrome désintégratif de l’enfance (F.84.3) caractérisé par une régression marquée dans plusieurs domaines de fonctionnement après une période de fonctionnement normal ;
– le syndrome d’Asperger (F.84.5) associant les symptômes du trouble autistique mais sans atteinte du langage ;
– et enfin la catégorie des troubles envahissants du développement non spécifiés (TED NOS) ou sans précisions (F.84.9) ou autres TED (F.84.8).
Cette dernière catégorie, créée au départ pour recueillir une minorité de cas, non classables dans les autres catégories, représente aujourd’hui plus de 30 % des TED (Misès, Garret-Gloannaec et Coinçon, 2010). C’est dans cette catégorie, on l’aura bien compris, que l’on retrouve actuellement tous les enfants psychotiques ou dysharmoniques d’autrefois.
La catégorie des dysharmonies psychotiques de la CFTMEA n’existe plus, alors que parallèlement, des auteurs nord-américains en 1994 ont décrit des troubles qui ont les mêmes caractéristiques et qu’ils nomment les MCDD, pour Multiple Complex Developmental Desorder (Cohen et al., 1994).
Le diagnostic de TED, porté sur un certificat médical, permet l’accès au statut de handicap et ainsi d’ouvrir des droits à des aides scolaires et sociales.
La folie de l’enfant n’existe plus, au profit d’une vision déficitaire d’altérations de capacités mentales spécifiques, elle est reléguée derrière les termes de « Troubles non spécifiés » ou « sans précisions » ou « TED NOS » ou encore F.84.9… La vie psychique de l’enfant est passée sous silence, ses angoisses sont décrites uniquement par leurs manifestations comportementales qu’on tente d’éradiquer, sans plus chercher à comprendre leur sens.
« L’enfant doit être reconnu dans sa dignité, avec son histoire, sa personnalité, ses rythmes, ses désirs propres et ses goûts, ses capacités et ses limites. » Voici les deux seules lignes sur la vie psychique de l’enfant, retrouvées au milieu des 60 pages de recommandations de la
Haute Autorité de Santé (HAS) de mars 2012 sur les bonnes pratiques dans la prise en charge des enfants et adolescents atteints d’autisme et d’autres TED.
Mais après les psychoses devenues obsolètes, les TED eux-mêmes ont disparu, au profit des « Troubles du spectre de l’autisme » du DSM V sortit en 2013. Leur prévalence, se rapprocherait des 1 % de la population, soit 20 fois celle de l’autisme de Kanner qui était de 5/10 000. Les TSA comprennent les troubles antérieurement qualifiés d’autisme typique et atypique, de trouble désintégratif de l’enfance, de trouble envahissant du développement non spécifié, ou de syndrome d’Asperger. Les critères diagnostiques sont les mêmes que ceux des TED à savoir des déficits persistants de la communication et des interactions sociales associés à des comportements restreints ou répétitifs. Il existe trois niveaux de sévérité selon qu’ils nécessitent de l’aide, de l’aide importante, ou très importante. Toute la pédopsychiatrie est décrite en termes de trouble neurodéveloppementaux regroupant les handicaps intellectuels, les troubles de la communication, les troubles du spectre de l’autisme, le déficit de l’attention/hyperactivité, les troubles des apprentissages, et les troubles moteurs, ou de troubles disruptifs du contrôle des impulsions et des conduites, de troubles anxieux ou de troubles du contrôle sphinctérien. Point de troubles de l’humeur chez l’enfant. L’enfant fou mais aussi l’enfant déprimé n’existent plus. Les enfants psychotiques ou dysharmoniques d’autrefois se retrouvent dans la catégorie des TSA ou au mieux de « trouble de la communication sociale pragmatique 315.39 » s’ils n’ont pas de comportements restreints ou stéréotypés, ou encore « trouble explosif intermittent 312.34 » s’ils ont des tendances aux comportements explosifs… On observe ainsi actuellement un véritable retour en force de l’autisme. Beaucoup d’enfants avec de simples traits autistiques portent désormais le diagnostic de TSA, dont on oublie insidieusement les deux premières lettres au profit de la dernière, le grand A de Autisme.
Le terme d’autisme, à l’origine médical et peu employé, est en train de passer dans le langage courant, comme l’ont été les termes d’idiot, de débile ou d’imbécile, dont on a oublié les origines médicales premières. Il s’éloigne de plus en plus de la description initiale de Kanner, et s’applique désormais à tout ce qui est non névrotique chez l’enfant.
Ce glissement sémantique n’est pas sans conséquences sur le développement et la prise en charge de ces enfants, qui dès 3 ans se retrouvent porteurs d’un handicap dont la cause neurodéveloppementale et génétique est fortement mise en avant.
Parallèlement, la recherche active d’une cause neurodéveloppementale aux TED a fortement occupé les recherches des années 1990 et 2000, recherches en génétique et en imagerie cérébrale. De nombreux espoirs, souvent relayés par une forte médiatisation, ont été à chaque fois soulevés. En 2003, on proclamait la découverte du gène de l’autisme, suite à la découverte de mutations sur les neurolignines (gènes codant pour une protéine synaptique) (Jamain et al., 2003), et en 2006 on proclamait l’origine cérébrale de l’autisme suite aux découvertes de l’équipe du Dr Zilbovicius à Necker sur l’hypoperfusion du sillon temporal supérieur en imagerie fonctionnelle (Zilbovicius, 2006).
Ces découvertes, trop vite et mal interprétées par une société en mal de réponses et ne supportant pas la complexité, donnèrent l’illusion aux familles d’une cause organique objectivable, alors que les chercheurs eux-mêmes n’avançaient que des hypothèses et n’apportaient aucune certitude. Les perturbations trouvées, génétiques ou cérébrales, sont complexes, à pénétrance incomplète et toujours non spécifiques, ne pouvant expliquer à elles-seules les troubles. Toute la dimension psychopathologique de l’enfant est aujourd’hui passée sous silence, reléguée derrière les termes de « facteurs de risques environnementaux » figurant à côté des facteurs de risques génétiques et physiologiques.
Avec tout ça, comment penser la folie de l’enfant aujourd’hui ?
Enfants sauvages, idiots, débiles, imbéciles, anormaux, enfants déments précosissimes ou schizophrènes, enfants psychotiques, symbiotiques ou dysharmoniques, enfants porteurs de sigles TED nos, TSA ou MCDD, enfants autistes, enfants explosifs intermittents… les adjectifs ne manquent pas pour décrire les enfants fous, depuis 200 ans, suscitant des passions, allant de la fascination au rejet, car confrontant les adultes à l’archaïsme de la psyché et au chaos qui y règne, ainsi qu’à la sexualité infantile et à la mort.
Toujours pas de gène de la folie donc, ni de vice de conformation cérébrale… La folie de l’enfant reste une énigme, et les plus sages optent pour une vision étiologique plurifactorielle, alliant une base neurobiologique avec les interactions de l’environnement, laissant une place à la dimension psychologique.
Revisiter l’histoire des concepts théoriques de la folie de l’enfant nous permet de relativiser les certitudes médicales diagnostiques actuelles et de rester méfiant vis-à-vis de toute certitude en ce domaine. Car en parallèle de l’histoire des concepts et des théories de la folie infantile, se dessine également l’histoire des maltraitances subies par ses enfants. Abandon, exhibition dans les foires, stérilisation, enfermement, séparation des parents, culpabilisation des mères, déscolarisation, absence d’éducation ou de rééducation, acharnement éducatif ou psychanalytique, dressage comportemental…L’enfer étant toujours pavé de bonnes intentions, qu’ont-ils subi au nom de ses différentes théories ?
Car n’est-ce pas un leurre d’espérer un jour conceptualiser la folie ? Une quête impossible et vaine, mais qui aurait le mérite de nous protéger de l’angoisse du non-sens et du chaos de l’existence auxquels nous confrontent en permanence ces patients. N’est-il pas plus sage d’accepter de nous confronter à l’irrésolu, à notre inévitable ignorance face au gouffre de ce mystère, sans pour autant y sombrer ? La folie n’existe plus certes, mais les fous sont toujours là. C’est à nous de prendre soin d’eux au long cours et de pouvoir supporter cette énigme à laquelle ils nous confrontent inéluctablement. Gare aux certitudes donc, qui nous rassurent mais nous éloignent du sujet, et primum non nocere nous disait déjà Hippocrate 410 années avant Jésus-Christ…
Continuer à nous questionner sans pour autant attendre de réponses, continuer à élaborer et affiner nos cadres théoriques, en tenant compte de l’histoire de la psychiatrie mais aussi des progrès actuels de la recherche, pour mieux penser la souffrance de ces enfants et de leur famille, et ainsi leurs soins… tout en tenant compte du climat sociopolitique du moment, voici l’enjeu acrobatique de la pédopsychiatrie de demain.
Julia-Flore Alibert, pédopsychiatre, psychanalyste (SPP).
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